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Textes & prétextes - Page 543

  • Et plurielles

    Singulières et plurielles (1992), ce titre de Colette Nys-Mazure, avec qui bien des lecteurs ont fait connaissance à travers Célébration du quotidien, est le livre d’une femme sur les femmes – « peut-être parce que souvent ce sont les hommes qui ont écrit sur les femmes, en leur lieu et place » – mais Nys-Mazure n’y tient pas la plume pour polémiquer. « Ce n’est qu’une femme occupée à tailler une large tranche de poésie dans le pain tout chaud des jours. » (La cuisine du poète) Une cinquantaine de textes courts, « suite de portraits en mouvement, d’instantanés », accompagnés de quelques photographies. En voici quelques-uns. 

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    Portrait par Wilhelm Balmer (1865-1922) 

    FIDELE

     

    Elle est de ce qui croit, persiste et tient. Elle s’obstine à brûler sous la neige, à s’enraciner au désert. Quand tous se taisent, elle muse encore. A l’aigu de la fatigue, paupières papillonnantes, elle vacille mais demeure debout. Elle repeint les meubles de jardin, recoud boutons et ourlets, pique dans ses cheveux un peigne d’aïeule. Fait ricocher l’amitié, recueille les mots d’enfants et les cris d’adieu. Arpenteuse chargée du poids léger de l’amour sans borne ni condition. Ils peuvent sourire, les oublieux qui baissent le front sous le feu des rosaces ; s’ils durent, c’est un peu parce qu’elle veille.

     

     

    MATINALE

     

    Elle marque son territoire aux parages du matin ; d’oiseaux précoces, elle balise la ténèbre. Entre les flaques de ciel cerné d’obscur, elle devine un jour à naître et s’y destine ; regard planté dans l’échancrure. On la croirait sœur des chouettes – les chevêches, les hulottes – mais elle guette l’alouette et devance de peu son tracé ivre. Lorsque celle-ci tarde à poindre, elle patiente et jalonne son espoir de blancs poèmes.

     

     

    IRREDUCTIBLE

     

    Elle, dure et nouée. Maigre noyau séché, dont l'arête écorche la paume de bonne foi. Elle ne se fendra pas, la cruelle, la sans-coeur. La rebelle. Le caillou cogne et entaille, meurtrit. L'impitoyable. Casserait plutôt que de se laisser arrondir. Elle rebondit sur le mur mauvais. Blesse irrévocablement. 

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    Van Rysselberghe, Jeune femme à contrejour

    RANDONNEUSE

     

    Elle s’en va parfois. Loin des autres, tous. Se donne congé, se livre à elle-même au ventre d’une maison très étrangère, le long d’une berge, au feuillu des forêts. Se retire pour éprouver si la vie la traverse encore. Faut-il émonder, greffer, tailler ? Table rase. Autour d’elle, murmures, soupçons. Elle n’en prend pas ombrage. Qui éclairerait-elle si elle n’y voyait plus ? Elle glisse en ses limbes. Elle remontera un fil ténu ou de bruissantes étoiles.

     

     

    SOURCIERE

     

    Silence sur l’oubli ; à l’affût de la fêlure. L’ébranlement. Une pluie sur la mer réveillerait le jardin roui de soleil. Le coquelicot contre la chaux aveuglante d’un muret excitera le sauvage bleuissement des jacinthes dans le bois d’enfance. Un plissement tendre des yeux épelle l’ombre du père. Un instant. Fugace connivence. Comme des copeaux épars invoquent la forêt. D’un simple attelage de syllabes, d’une cascade de voyelles, jouent les harmoniques. Ecart, grand écart entre l’objet et le poème. Moins reflet que recréation. Une sorcellerie.

  • Une petite planète

    « La nuit était claire. Elle ne dormait pas et écoutait la pluie tomber doucement. Devant ses yeux défilaient des couleurs. Des lignes qui s’enchevêtraient pour former un tout. Elle se sentait faire partie de l’univers. Pas du tout inutile, comme elle l’avait cru avant son mariage. Elle représentait une petite planète à elle toute seule. Peut-être même plusieurs planètes ? Quand on pensait aux gouttes de pluie. A la somme de toutes ces gouttes. Aux récoltes et aux inondations. A tous les ruisseaux. Aux grands fleuves. A toute vie sur la terre, en fait. Et elle représentait bien plus qu’une goutte d’eau. C’était évident. Elle était pourvue d’une volonté. Quand elle se réveillait la nuit, comme maintenant, et écoutait la pluie tomber, elle ressentait une chaleur douce, comme une caresse sur la joue, un parfum d’eau de rose ou de bruyère. Elle aimait le vent, aussi. Mais pas autant que la pluie. »
     

    Herbjørg Wassmo, Cent ans

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    Oda Krohg, Lanterne japonaise (1886)

     

     

  • Un siècle en Norvège

    Résumer Cent ans ? Le récit d’Herbjørg Wassmo (2009, traduit du norvégien par Luce Hinsch) nous promène dans l’histoire d’une famille où les prénoms sont de meilleurs repères que les dates, la chronologie un peu bousculée. Son point de départ est essentiel : une petite fille cache sa honte dans une étable pour y écrire dans son carnet de notes, son journal intime au contenu « terrifiant » – c’est la narratrice. 

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    Roman ? Autobiographie rêvée ? « Dans ce livre je suis à la recherche de mes aïeules et de leurs époux. Mais c’est une grande famille qui ne demande qu’à être découverte. Certains restent cachés, ou bien laissés dans l’ombre. Lui demande plus de labeur que les autres. Il écrase tout, il n’apporte que le chaos et l’obscurité. » Considérer sa famille comme un ensemble, le considérer, lui aussi, comme un être humain qui a été un jour un enfant, interroger cette énigme qu’est l’être humain, collectionner les signes, voilà l’entreprise de la conteuse.

     

    C’est une brochure sur la cathédrale des îles Lofoten, à Kabelväg, avec la reproduction en couleurs d’un retable qui représente Jésus à Gethsémani signé Frits Jensen, qui donne le coup d’envoi. Le peintre, un pasteur, s’est inspiré d’un modèle vivant pour « l’ange qui tend le calice au Christ » : Sara Suzanne Krog, née en 1842 dans le Nordland. « Ce qui me frappe d’abord est le jour de sa naissance, identique à celui de mon fils, et le fait que cent ans exactement nous séparent, elle et moi. »

     

    Et nous voilà embarqués dans une succession de morts et de naissances, de déménagements, de rencontres, de mariages… Sara Suzanne aux cheveux roux est la sixième des neuf enfants de Jacob Lind et Anne Sophie Dreyer. A la mort du père, c’est sur le fils aîné que repose l’avenir de la famille. Il y a trop de bouches à nourrir et la grande sœur de Sara Suzanne est la première à s’éloigner, en se mariant.

     

    En 1862, Sara Suzanne a quitté sa mère, elle aussi, pour un poste de gouvernante à Bø. Johannes Krog, qui se tait le plus souvent pour ne pas gêner les autres par son bégaiement, vient la demander en mariage cet été-là. Sara Suzanne ne ressent rien pour lui, mais Arnoldus, son frère qu’elle aime tant, trouve que c’est un homme bien, et l’occasion d’alléger la charge maternelle. Elle accepte. « Johannes prononça son oui sans bégayer. Il est vrai que le mot était court. Il n’empêche que cela fit une certaine impression. » La mariée, elle, pense que c’est « le dernier jour de sa vie ». Sa peur s’envole pendant leur nuit de noces, Johannes est plein de douceur, leurs corps s’accordent.

     

    Sara Suzanne et Johannes, qui vont acquérir deux ans plus tard un comptoir commercial à Havnnes, une grande maison et ses annexes, « juste à l’entrée du port, bien à l’abri du vent et du mauvais temps », forment le premier couple dont Cent ans reconstitue l’histoire, étape par étape. Le second, qu’on suit en alternance, appartient à la génération suivante : Elida, la plus jeune fille de Sara Suzanne, son douzième enfant, se marie à dix-huit ans avec Fredrik, « contre l’assentiment de sa mère ».

     

    Eux aussi auront de nombreux enfants, dont certains seront placés en nourrice. La narratrice voudrait comprendre pourquoi, comment on peut ainsi abandonner un enfant. En effet, sa propre mère, Hjørdis, a été élevée par une autre femme jusqu’à l’âge de cinq ans. Fredrik était très malade, c’était leur principal tourment. Les maternités successives d’Elida sont une « immense fatigue » à laquelle peu de femmes échappent à cette époque. Sa petite-fille s’imagine être la préférée de grand-mère Elida, qui lui parle de sujets que les autres n’abordent pas, l’amour, l’envie de vivre ailleurs, et lui dit un jour : « Mon enfant, toi, tu es un enfant du dimanche. Ceux-là, ils ont tout, mais doivent aussi tout donner. »

     

    C’est lors d’une réception où Johannes est absent, « le traditionnel grand dîner de morue fraîche chez les Drejer, où c’était un grand honneur d’être invité », que Sara Suzanne a fait la connaissance du pasteur Jensen, un homme qui ne parle ni pêche ni commerce. Fritz Jensen ne pense qu’à peindre et à écrire de la philosophie : il veut peindre lui-même un nouveau retable pour l’église et a besoin d’un modèle, pour l’ange. Ce sera elle. Les séances de pose dans l’église sont le cœur battant du récit, les pages les plus réussies d’Herbjørg Wassmo. Un homme et une femme s’y parlent à mots couverts d’abord, puis se dévoilent de plus en plus l’un à l’autre. La femme du pasteur est jalouse de ces heures d’intimité, surtout quand elle découvre qu’en plus du retable, Jensen a commencé un portrait de Sara Suzanne. Et c’est là aussi que prend corps le goût de Sara Suzanne pour la lecture à voix haute, qui va devenir un rituel dans sa maison.

     

    La Norvège où se déroulent les différents épisodes de cette saga familiale est bien sûr très présente avec son climat rude, la mer qui assure le revenu des pêcheurs, les bateaux qu’on prend pour aller d’une région à l’autre, les difficultés matérielles, le contraste entre la vie à la campagne et à la capitale. Mais ce sont les mystères cachés au sein des familles qui occupent le premier plan, les soucis, les blessures, et plus rarement les joies de ces femmes travailleuses, dévouées, courageuses, et de leurs hommes, sur quatre générations – une fresque familiale pleine d’émotions.

  • Ma question

    « Il détourna la conversation sur notre atelier. Les poèmes que nous avions lus, ceux d’Ovide, et mes propres poèmes. Il alluma un second cigarillo hollandais et souffla deux minces filets de fumée. Les coins de ses yeux étaient ridés comme s’il avait regardé le soleil en face et son incisive droite semblait ébréchée. Après notre atelier intensif de deux heures, il n’avait pas l’air fatigué, mais nerveux.

    « Gillian, avez-vous des questions ? Je pense que oui. »

    Je le regardai sans comprendre.

    Carol Oates Couverture.jpg

    Sauf que : je voulais effectivement savoir pourquoi dans les Métamorphoses le bonheur humain n’était possible qu’à condition de se métamorphoser en quelque chose de moins qu’humain. « Tout ce qui les sauve, Philomèle par exemple, c’est qu’ils se transforment en oiseaux, en bêtes, en monstres… Pourquoi ne peuvent-ils rester humains ? »

    Ma question surprit peut-être M. Harrow, qui téta un instant son cigarillo d’un air songeur. Puis il dit : « C’est le jugement d’Ovide sur l’« humain ». Il n’y a pas de bonheur à être humain, mais seulement à échapper aux conflits. » »

     

    Joyce Carol Oates, Délicieuses pourritures

  • Trouble Carol Oates

    Joyce Carol Oates évoque dans Délicieuses pourritures (Beasts, 2002, traduit de l’américain par Claude Seban) l’atmosphère des années septante dans une université du Massachusetts. « Je vous aime, pourries, / Délicieuses pourritures. / … merveilleuses sont les sensations infernales, / Orphique, délicat, / Dionysos d’en bas. » L’extrait de Nèfles et sorbes de D. H. Lawrence, en épigraphe, donne le ton de ce roman d’initiation où liberté sexuelle et créativité se mélangent hardiment – et tragiquement. 

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    Figurine de style de Teotihuacan, VIe-VIIe siècle (Détours des mondes) 

    C’est devant un totem, au Louvre, que la narratrice vacille, un jour de 2001, bouleversée. Gillian a quarante-quatre ans, et cette Figure maternelle, une sculpture en bois de plus de trois mètres de haut, réveille le souvenir d’un cauchemar, d’un incendie où ont disparu deux personnes qu’elle a aimées. En 1975, elle habitait avec une douzaine d’autres filles dans une résidence sur le campus de Catamount College (inspiré du Smith College). Les alarmes, les sirènes des pompiers les avaient réveillées cette année-là en sursaut à plusieurs reprises, au milieu de la nuit, suscitant chaque fois l’inquiétude. Les incendiaires restaient introuvables.

     

    Gillian, vingt ans, ouvre son journal secret pour y raconter comment elle a suivi Dorcas, la femme d’Andre Harrow, son professeur de poésie dont elle est tombée amoureuse, jusqu’au bureau de poste, dans un mélange d’excitation et de plaisir. « Dorcas était une artiste, une sculptrice. On admirait son travail ou on le détestait. On l’admirait ou on la détestait. C’était aussi simple que cela, et pourtant ce n’était pas simple du tout. » Sur un mur de l’université, l’artiste avait apposé ces mots provocateurs pour accompagner son exposition : « Nous sommes des bêtes et c’est notre consolation. » Connue pour mépriser la vie universitaire et les conventions bourgeoises, Dorcas fascine Gillian, qui trouve ses sculptures-totems laides mais retourne plusieurs fois les voir. Quelle n’est pas sa surprise quand, à la poste, sa cible se retourne vers elle et, soulevant les longs cheveux ondulés de l’étudiante, murmure en français : « Belle, très belle » avant de lui demander « Et laquelle d’entre elles es-tu ? »

     

    Les tensions s’exaspèrent entre les étudiants. On soupçonne l’une ou l’un d’entre eux d’être à l’origine des incendies, quelqu’un de malade ou qui voudrait attirer l’attention. Les filles de la résidence en discutent entre elles, s'observent. Toutes celles qui fréquentent l’atelier de poésie d’Andre Harrow sont plus ou moins amoureuses de lui. Gillian a l’impression que quand il leur lit un poème de D. H. Lawrence plein de sensualité, il la regarde en particulier, elle, comme quand il conclut : « Lawrence nous enseigne que l’amour – l’amour sensuel, sexuel, charnel – est notre raison d’exister. Il détestait l’amour de « devoir »… pour les parents, la famille, la patrie, Dieu. Il nous dit que l’amour devrait être intense, individuel. Pas illimité. Cet amour illimité sent mauvais. »

     

    Le professeur, dans la trentaine, est très conscient de l’effet qu’il produit sur les jeunes filles. Il les pousse à écrire sur leur moi intime, à tout explorer. Gillian cache ses sentiments : « Dans l’amour de loin, il faut inventer tant de la vie. Dans l’amour de loin, on apprend les stratégies du détour. » Mais elle n’arrive pas à lui parler avec la même désinvolture que ses compagnes, ni à l’appeler par son prénom.

     

    Le jour où il la convoque dans son bureau, après plusieurs remarques sur son manque d’expression au cours, il la surprend en lui parlant de sa femme, qui a eu l’impression d’être suivie par elle. Gillian dément, prétexte une course à la poste. Il lui parle aussi de ses poèmes, toujours intéressants d’un point de vue technique, mais « inaccomplis » : « Comme si vous aviez mis tous vos efforts à construire les barreaux d’une cage où un papillon s’est pris au piège ; le papillon bat des ailes pour être libéré, et vous ne le voyez pas. » – « Je savais. Je savais qu’il avait raison. »

     

    L’étudiante s’est renseignée sur le couple Harrow, qui n’a pas d’enfant. Elle sait que, de temps à autre, ils invitent chez eux une étudiante, ou l’engagent comme stagiaire, et parfois l’emmènent en voyage avec eux. Il y a plein de bruits qui courent, et quand elle en parle à une amie, Dominique, qui a été vue en leur compagnie, celle-ci nie tout et s’en sort avec des taquineries. C’est Harrow qui, un soir où ils se retrouvent côte à côte sur un chemin verglacé à la lisière des bois, la questionne – « On ne peut déterminer à la lecture de vos poèmes si vous avez un amant. Des amants ? Vous êtes d’une circonspection exaspérante. » – avant de l’embrasser.

     

    Délicieuses pourritures dissèque, au fil des mois, la relation trouble entre un professeur et une étudiante, pas la première à se laisser prendre dans ses filets. Où cela les conduit, quel rôle joue sa fascinante épouse, Joyce Carol Oates le dévoile peu à peu, tout en relatant les rituels et les drames d’une vie universitaire d’avant l’ère du « politiquement correct ». C’est pervers, on l’aura compris. Des Gens chics (1970) à Folles nuits (2011), la prolifique romancière américaine, née en 1938, ne s’intéresse pas aux bons sentiments, mais à tout ce qui se trame derrière les visages, les corps, dans les coulisses, là où parfois, des vies basculent.