Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes & prétextes - Page 517

  • Balade à Saint-Amand

    Verhaeren y est né et célébré, il est partout chez lui à Saint-Amand (Sint-Amands), jolie localité sur l’Escaut propice aux balades, où il repose pour l’éternité. Quelques instantanés d’une balade estivale – oui, c’était vraiment l’été en Belgique à la fin du mois de juillet, depuis le ciel est plutôt changeant, mais nous ne sommes qu’à la mi-saison, n’est-ce pas ?

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    En face du Musée provincial consacré au poète, on peut encore voir le grand « Christ au carrefour » évoqué dans « Mon village » (« Mijn dorp », dont des extraits sont affichés un peu partout à Saint-Amand, notamment près de l’ancien pilori – « schandpaal »). Enfant, Emile Verhaeren voyait ce Christ de la maison familiale. Du même côté, plus loin, un Musée des moulins annonce clairement son sujet sur sa façade aux fenêtres décorées : « Vlaams Centrum voor Molinologie ». En pousser la porte un jour pour compléter la visite du Moulin d’Evere ?

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Des maisons des XVIIe et XVIIIe siècles sont classées dans la rue de l’Eglise (Kerkstraat), mais c’est d’abord un imposant monument funéraire qui attire le regard au pied du clocher, surmonté d’un calvaire, avec une inscription en médaillon : « Onder de schaduwe der Kruises rust ik en wacht de verrezen » (A l’ombre des Croix je repose et attends la résurrection).

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Avant de s’installer dans la Bibliothèque communale en 1997, le musée Verhaeren occupait depuis 1955 une jolie maison ancienne, Het Veerhuis (maison du passeur), sur le quai devant l’Escaut. Du temps de Verhaeren, elle était occupée par une auberge où le poète buvait régulièrement un petit verre. C’est aujourd’hui un Office du tourisme où l’on est accueilli très aimablement, qu’il s’agisse de trouver des itinéraires à vélo ou un restaurant. On n’a pas manqué de nous y signaler que le bac permet de passer d’une rive à l’autre, gratuitement.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Du quai, la vue sur l’Escaut est superbe. Avant d’arriver au sarcophage du poète et de son épouse, entièrement reconstruit en 2008-2009, on aperçoit déjà une statue de Verhaeren (par Léopold Van Esbroeck) debout, en train de déclamer, sa jaquette soulevée par le vent, ses vers à la main. J’ai été davantage touchée par une sculpture très originale de Jan Mees dans le jardin communal Marthe Massin tout proche : « Liefdegetijden » (Heures d’amour), tendre évocation de la poésie amoureuse de Verhaeren et de ce beau couple.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Si les cyclistes sont nombreux les jours de beau temps à longer les rives, quatre « promenades avec Verhaeren à Saint-Amand » sont proposées aux promeneurs à vitesse réduite. En suivant la berge en direction des « Steenovens » (fours à briques), on rencontre une autre sculpture intéressante, celle du Veerman (Le Passeur) par Marc Macken, d’après « Le passeur d’eau » de Verhaeren.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    A pied, il faut prendre garde aux vélos qui arrivent d’en face ou de l’arrière. Beaucoup de cyclistes du plat pays se donnent rendez-vous à la taverne Den Amandus dont la terrasse avec vue sur le fleuve affichait complet ce jour de grand soleil. Une fois cette « fietsroute » quittée, peu après la vieille ferme des Steenovens, c’est le grand calme de la campagne sur la drève des Moulins où les peupliers bruissent.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    On revient vers le centre de Saint-Amand par le Dam, « misérable et lépreux », écrivait Verhaeren (Mon village) à propos de ce quartier nommé d’après l’ancienne digue qui protégeait le village des eaux de l’Escaut. De petites maisons de pêcheurs bordent la rue, chacune avec son bateau en façade.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culturesaint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture
    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Ici, un vieux filet pend au-dessus des pots qui ornent une maison toute blanche sous son toit de briques orange ; celle-ci arbore de jolis décors sculptés, y compris pour le numéro de la maison, on y voit une vieille barque entre les arbres. Là, un voilier flotte sur une boîte aux lettres. Au n° 78, voile, musique et poésie font bon ménage, sans oublier les fleurs offertes aux passants.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Encore aujourd’hui, ce quartier pittoresque garde une atmosphère singulière. Une bicyclette peut aussi faire de la figuration, sous de belles fenêtres. Mais après les deux bateaux du sympathique n° 144, aux encadrements de fenêtre d’un bleu soutenu, et la façade pleine d’allure du n° 112 avec son bateau sculpté dans la pierre, voilà la maison la plus bizarre du Dam, sur un angle. Un adepte de Gaudi, ennemi de la ligne droite, y a réinventé le mur de briques pour y faire apparaître des figures, des motifs, dans un joyeux désordre.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    Une galerie d’art et de décoration loge dans cette architecture improbable : si elle avait été ouverte, j’y serais entrée. Mais j’ai suivi un autre musicien, notre Toots Thielemans national, sur son Boulevard : une rue étroite de Saint-Amand située sur la « SIM-route » (route touristique musicale le long de l’Escaut) porte ce nom depuis 2003, le célèbre jazzman à l’harmonica est citoyen d’honneur de la commune.

    saint-amand,sint-amands,balade,escaut,verhaeren,patrimoine,llittérature,poésie,écrivain belge,culture

    De retour à l’église de Saint-Amand, dont le clocher est comme un phare pour se repérer de loin, on embrasse une dernière fois le paysage grandiose avec le fleuve, le bac, la tombe, la maison du passeur, en se promettant d’y revenir un jour. Alors on prendra le bac, on marchera sur l’autre rive, pour découvrir Saint-Amand de l’autre côté de l’Escaut, en songeant au Passeur de Verhaeren, « un roseau vert entre les dents ».

  • Mon ami le paysage

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,littérature,nature,culture
    L'Escaut à Saint-Amand

     

    J'ai pour voisin et compagnon

    Un vaste et puissant paysage

    Qui change et luit comme un visage

    Devant le seuil de ma maison.

     

    (...)

     

    Emile Verhaeren, Mon ami, le paysage
    (
    Les Flammes hautes, 1917)

     

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,littérature,nature,culture

     

     

     

  • Verhaeren au Caillou

    Un article enthousiaste de Guy Duplat m’a fait prendre il y a peu la route de Saint-Amand (Sint-Amands) : c’est juste à côté de la maison natale de Verhaeren que le Musée provincial, au premier étage de la bibliothèque communale, propose une exposition sur « Emile Verhaeren & Le Caillou-qui-bique », « lieu mythique lié à Verhaeren comme Combray à Proust ou les Marquises à Gauguin » (Duplat). Le nom du hameau vient d’un rocher saillant « à la silhouette d’un diable, (…) sujet d’innombrables contes et légendes » (Petit guide bilingue de l’exposition).

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture

    Sur la rive de l’Escaut, Saint-Amand vaut d’abord la visite pour ce site exceptionnel : la tombe de Verhaeren, où la dépouille de son épouse est venue le rejoindre, domine le fleuve. Tout près, l’église et une brasserie, De Veerman (Le Passeur), et l’embarcadère où un bac transporte promeneurs et cyclistes (très nombreux) d’une rive à l’autre toutes les demi-heures pendant l’été).

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture
    Sous les noms d’Emile et Marthe Verhaeren, cette inscription : « Ceux qui vivent d’amour vivent d’éternité. »

    Tableaux, sculptures, livres, manuscrits, photos, gravures, textes et lettres font revivre ces années 1899 à 1914 où les Verhaeren aimaient passer le printemps et l’automne dans leur résidence secondaire. La muséographie est chaleureuse : tables en bois de différentes hauteurs et dans tous les sens, avec des tiroirs à ouvrir par les visiteurs, comme y invite aimablement le conservateur du musée, tentures aux motifs végétaux, mur sous-bois (photographie). Toutes les légendes sont en français et en flamand.

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture

    De Degouve de Nuncques, deux peintures de l’auberge du Caillou-qui-bique. La maison des Verhaeren (installés alors dans un appartement de Saint-Cloud près de Paris), Marthe Verhaeren (Massin) la représente avec les poules devant une barrière en bois verte. Au départ, ce n’étaient que des étables. Léon Laurent, le propriétaire de la Crémerie, les a réaménagées pour eux. D’anciennes cartes postales et photos rappellent l’atmosphère de l’endroit, à l’époque fort fréquenté pour un bain de nature (vers 1900). « Je ne distingue plus le monde de moi-même, je suis le sol (…) et l’herbe des fossés où soudain je m’affale… » (Verhaeren, La multiple splendeur)

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture
    Marthe Verhaeren, La ferme du Caillou-qui-bique (détail)

    Stefan Zweig a souvent séjourné au Caillou et y appréciait la vie simple et naturelle de ses hôtes : « Est-ce bien une maison ? Pas même une maisonnette, ce n’est qu’une grange en briques, sans autre décor que les guirlandes de verdure et de roses qui s’accrochent sur le rouge brunâtre de la brique. C’est un ouvrier qui se tient sous les arbres : veston de velours gris, culotte bouffante, sans col ni cravate, des sabots aux pieds, plutôt laboureur, fermier d’Amérique que bourgeois bourgeoisant. » (Stefan Zweig, Souvenirs sur Emile Verhaeren)

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture
    Zweig entre Emile et Marthe Verhaeren sur le banc
    devant leur maison (Photo sur le site du musée)

    De Montald, autre visiteur régulier, les dessins à l’encre de Chine sont autant de portraits vivants. En 1907, dans une lettre à Charles Bernier, ami graveur et aquafortiste, Verhaeren confie avec humour ne pas toujours goûter le calme souhaité dans sa maison de campagne : on lui rend visite, beaucoup d’artistes, d’écrivains, de traducteurs ; on le sollicite – « Mon Dieu, que c’est embêtant d’être quelque chose ! »

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture

    Les poèmes de Verhaeren abondent dans l’exposition, on peut aussi en écouter dans une vidéo, comme « Toute la mer va vers la ville » (Le port) et « Je ne puis voir la mer sans rêver de voyage… » (Le voyage). La nature inspire le grand promeneur qu’était Verhaeren – « Je t’apporte, ce soir, comme offrande, ma joie / D’avoir plongé mon corps dans l’or et dans la soie / Du vent joyeux et franc et du soleil superbe… » (Les Heures d’après-midi) – et aussi les hommes « Il n’importe d’où qu’il me vienne / S’il est quelqu’un qui aime et croit / Et qu’il élève et qu’il soutienne / La même ardeur qui règne en moi » (strophe ajoutée à la main par le poète au tapuscrit de Flammes hautes).

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture

    Parmi les portraits, en voici deux de Verhaeren avec sa grande cape, son chapeau et sa canne, le plus petit, de dos, inspiré par celui de Montald, comme en recto verso ; ils sont l’un à côté de l’autre, non loin d’un tableau de Marthe Verhaeren montrant son époux à son bureau. Marthe Massin, que le poète considérait comme son « Saint Georges », est très présente dans l’exposition : oeuvres, photos, portraits, textes qui lui sont dédiés. Plusieurs artistes ont sculpté le buste de Verhaeren : César Schroevens (une copie en bronze près de l’accueil), Buleslaw Biegas (ci-dessous), Zadkine (à gauche sur la vue d'ensemble)…

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture

    On accède au petit salon adjacent par un palier où l’on peut lire près d’un haut relief cette phrase de Zweig : « Par-dessus la terre de ses pères son amour allait vers l’Europe, vers le monde tout entier, plus que le passé il aimait l’avenir ». On y voit un Portrait en redingote rouge de 1907 par Georges Henri Tribout, une belle illustration de Van Rysselberghe pour « Les errants », entre autres.

    verhaeren,le caillou-qui-bique,exposition,saint-amand,musée emile verhaeren,roisin,campagne,poésie,littérature française,belgique,zweig,littérature,nature,culture
    Lettre de L. Laurent à Verhaeren

    J’ai d’abord cru que cette exposition (jusqu’au 11 novembre 2012) se tenait au Caillou-qui-bique à Roisin (Honnelles), près de la frontière française. Après avoir visité l’exposition de Saint-Amand (un village dont je vous reparlerai bientôt), je suis bien sûr toute prête à prendre la route en direction de ce coin du Hainaut où le grand poète francophone de Flandre, le Belge, l’Européen, qui aurait pu décrocher le Nobel en 1911 à la place de Maeterlinck, se sentait vivre « double et triple ». Là aussi, nul doute, je sentirai la présence de celle qui m’a fait apprendre par cœur, et pour la vie, « Au passant d’un soir ».

  • Silencieuse

    « Les mois passaient. Elle se taisait. Elle se rétablissait pourtant. Mais se retrouvait autre. Perdues en chemin, dans le puits de ce néant, ses réserves de rire, de gaminerie, éclaboussements inutiles et bruyants de sa jeunesse. Elle était calme maintenant. Silencieuse, le plus souvent. Nullement triste, bien qu’Ali, avec inquiétude, la secouât parfois : « Qu’as-tu ? A quoi penses-tu ? Parle donc ! Tu as l’habitude de tant parler ! » Elle parlait mais ne retrouvait que ce ton grave, un peu défait dont les résonances nouvelles étonnaient. »

     

    Assia Djebar, Les enfants du nouveau monde

    Djebar Couverture.jpg

     

  • Portraits d'Algérie

    Celle qui a décidé, à vingt ans, de s’appeler Assia Djebar – Assia, c’est la consolation, et Djebar, l’intransigeance, comme l’a rappelé Pierre-Jean Rémy dans sa réponse au discours de réception – a écrit Les enfants du nouveau monde avant d’être « de l’Académie française », comme il est à présent mentionné sous son nom. Publié en 1962, année de l’indépendance de l’Algérie, plus qu’un roman, c’est une série de portraits, comme l’indique d’ailleurs une liste de vingt personnages brièvement identifiés par leur âge, leur statut ou leur fonction, comme au début d’une pièce de théâtre. Neuf chapitres, autant de monologues en fait, où ces figures vont se croiser.

    djebar,les enfants du nouveau monde,roman,littérature française,algérie,1956,guerre,culture
    http://ecrivainsmaghrebins.blogspot.be/2010_09_19_archive.html

    Cherifa est la première à décrire l’atmosphère d’un vieux quartier arabe, de ses ruelles où les mères font taire leurs enfants et tâchent de les retenir – « la garde peut survenir à tout moment ». Dans la montagne, « les feux de la lutte ». Parfois les combattants osent une attaque en pleine ville, il faut s’attendre alors aux ripostes. C’est « la sale guerre » pour les soldats français. Cherifa, vingt-neuf ans, s’affaire à son ménage, Youssef et elle n’ont pas d’enfants à surveiller. Sa belle-mère est morte il y a quinze jours. Réputée une des plus belles femmes de la ville, Cherifa a été répudiée par un mari qu’elle n’aimait pas, et a épousé Youssef en secondes noces.

     

    Au dernier étage d’un immeuble vide, au bord de la route, une femme s’est installée seule, bien que le concierge qui lui avait fait visiter tous les appartements, sur sa demande, ait essayé de l’en dissuader. Lila aime la vue sur le fleuve et remplit l’appartement vide de toutes les questions qu’elle se pose depuis qu’Ali est parti – « envie de s’arrêter quelque part », de dormir, d’oublier. Pour ce militant nationaliste passionné, elle a tâché d’abord d’être « une femme idéale », mais s’est montrée de plus en plus rétive à cet homme viril et autoritaire – « Ali persistait à vouloir modeler Lila ». Puis elle a perdu leur enfant, un fils de six mois, et a cru mourir.

     

    En tête du cortège funèbre, Youssef a conduit sa mère au cimetière entouré de voisins, de relations, de parents, pas de véritables amis. Ceux qui les regardaient passer d’une terrasse de café venaient grossir le cortège en silence quand ils reconnaissaient Youssef. Parmi eux, Bachir, un adolescent brillant au lycée, intimidé à l’idée de ne pas connaître l’un ou l’autre rite de circonstance. « Je n’ai pas d’amis, je n’ai jamais eu d’amis, mais j’ai des semblables. Cette foule, ces hommes, ce sont les miens », s’est dit alors Youssef.

     

    Hakim, le mari sombre, taciturne et violent d’Amna, la voisine la plus proche de Cherifa, est policier. Amna a remarqué que Youssef n’a pas passé la nuit chez lui et le dit à Cherifa, qui se tait. Mais lorsque son mari l’a interrogée à son sujet, elle lui a menti. Il l’a crue, elle est sans doute la seule qu’il puisse encore croire, dans son métier. Quelle blessure pour Hakim de vivre près de cet homme qu’il estime mais qui ne lui adresse plus la parole et l’évite. « Hakim est de l’autre bord ; objet valet ou allié de l’ennemi, peu importe. Par son silence, Youssef le lui déclare et pour cela, Hakim le hait. »

     

    Amna ne ment jamais, se répète-t-il en entrant au commissariat où Salima, l’institutrice, attend l’interrogatoire dans une cellule. Il y a quinze ans, elle était une des seules musulmanes à suivre des études, une chance. Elle a résisté jusqu’ici aux questions sur son cousin Mahmoud, auquel elle est très attachée. Par une porte restée un instant ouverte, elle est surprise d’apercevoir la jeune Touma qui l’a abordée dans la rue le jour de son arrestation, en train de rire avec les hommes. Pas avec Hakim qui traite de putains ces filles qui jouent les agents de renseignement.

     

    De scène en scène, Assia Djebar tisse la trame d’un temps de guerre, décrit les liens entre les femmes et les hommes, leur difficulté à communiquer, Comme pense Suzanne, une amie de Lila venue lui rendre visite, « la vraie solitude, c’était cela : ne pas pouvoir en parler. » Omar, son mari, a quitté le pays pour la France. Elle est restée, avec leur fille.

     

    Nous suivons Cherifa, voilée, à  travers la ville, elle qui ne sort jamais d’habitude, décidée à prévenir Youssef du danger et, qui sait, à le rejoindre dans la lutte, s’il le veut. Sur la place, elle remarque Touma l'aguicheuse, « l’Arabe affranchie » qui déteste les Arabes. Elle ignore qu’elle joue avec la mort. Nous regardons Hakim au commissariat, coincé par son chef qui lui ordonne de « faire parler » un compatriote. Nous entrons dans les souvenirs de Lila qui évoque ses premières rencontres avec Ali, le temps de l’amour, éperdument tournée vers son passé.

     

    Dans la guerre, il y a des hommes et des femmes qui souffrent, chacun à leur manière, parfois ensemble, parfois séparés. La jeune Hassiba a su gagner la confiance des résistants, ils ont besoin d’une infirmière comme elle dans leurs rangs. D’une aube à l’autre s’écoulent les jours et le sang de l’été 1961.

     

    Lors d’un entretien au Centre Pompidou en juin 2008, Assia Djebar a daté sa véritable entrée en écriture d’après Les Enfants du nouveau monde et l’indépendance de l’Algérie, avec son quatrième roman, Les alouettes naïves (1962-1967). Dans son discours de réception à l’Académie française, elle a confié avoir choisi en silence pour devise cette phrase d’Henri Michaux : « J’écris pour me parcourir. »