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Textes & prétextes - Page 511

  • En Méditerranée / 2

    C’est en Mésopotamie et en Egypte que la civilisation apparaît, au IVe millénaire, « sous ses premières formes massives », au long de fleuves qu’il a fallu discipliner. Dans le Nord de la Mésopotamie en premier lieu, voici l’araire (la charrue), la roue, l’écriture. Braudel résume avec Maurice Vieyra : « Egypte : don du Nil ; Mésopotamie : œuvre des hommes. » La victoire sur l’eau s’accompagne d’autres progrès : le tour du potier, « l’amélioration constante des espèces de céréales, des arbres fruitiers, de l’olivier, de la vigne, du palmier. » 

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    Bateau minoen (maquette d’après une fresque de Thera (Santorin), 
    environ 1500 av. J.-C., conservée au Musée archéologique national d’Athènes)

    L’homme chasseur devient éleveur, puis conduit la charrue, prenant aux femmes leur place aux champs, certains y voient le passage du matriarcat au patriarcat. La formule paraît trop simple, le rôle de la déesse-mère persistera encore longtemps après. Il faut sans doute attendre le travail des métaux réservé aux hommes pour faire basculer la société vers le pôle masculin, de la Terre Mère à Jupiter – « il y faudra des siècles de connivence sociale. »

    Filage et tissage sont de vieilles techniques. La nouveauté, c’est « la montée brusque de la production » : le costume différencie les groupes sociaux, le pagne égyptien traditionnel n’est plus porté que par les hommes du peuple, les gens de qualité superposent pagnes et tuniques, souvent plissés. Au lin blanc succèdent « d’amples robes de lin de couleur » que les femmes portent au-dessus d’un long fourreau. On exporte des lins d’Egypte, des lainages de Mésopotamie.

    Tissus, bois, métaux, Braudel suit toutes les lignes du progrès, et bien sûr, les écritures et les numérations – « les empires sont fils de l’écriture ». Du pictogramme à l’idéogramme, puis au phonogramme. De la simple numération décimale en Egypte (unité, dizaine, centaine, millier…) à la numération babylonienne héritée de Sumer, de base 60 (59 signes distincts pour écrire les 59 premiers chiffres !) jusqu’au système fractionnaire du temps d’Hammurabi. L’historien étudie le rôle des villes, l’organisation politique de l’Egypte des pharaons, les religions…

    Des pages passionnantes relatent l’évolution des bateaux sur les fleuves de Mésopotamie, sur le Nil. La langue égyptienne a deux mots différents pour désigner le voyage : le bateau à voile déployée, c’est le voyage vers le sud ; le bateau à voile roulée, c’est le voyage vers le nord, à la seule force du courant. Les premières navigations marines sont difficiles à prouver, mais cette absence de preuves n’empêche pas l’historien de croire à l’ancienneté des navigations sauvages. Comment expliquer autrement l’expansion de la céramique dite cardiale (imprimée sur l’argile fraîche à l’aide d’un coquillage, le cardium) dont on retrouve des tessons un peu partout sur les côtes méditerranéennes et même en Afrique du Nord ?

    Nous n’en sommes ici qu’aux cent premières pages des Mémoires de la Méditerranée. Le « grand public cultivé » à qui s’adresse Fernand Braudel est déjà ébahi tant par la somme d’informations recueillies pour offrir un tel brassage d’images et de faits à l’appui de l’interprétation que par la manière fantastique dont l’historien les décrit, les habite, les relie, tissant patiemment la toile sur laquelle il peint les étapes de la civilisation en Méditerranée. 

    A l’étude de l’architecture navale, du transport des mégalithes, vient se mêler la vie des îles : Malte, Sardaigne, Baléares – un bon millier de talayots, tours rondes ou carrées, à Minorque et Majorque, par exemple à Capocorp Vell, près de Lluchmayor, dont le sens culturel et historique reste à démêler. Un atlas cartographique en quinze planches, à la fin du livre, permet de situer les villes et les régions, les mouvements de l’une à l’autre, à chaque période.

    L’âge du Bronze, du milieu du IIIe millénaire jusqu’au XIIe siècle environ, est une longue histoire dramatique – invasions, guerres, pillages, désastres… – mais aussi le mouvement d’ensemble d’une « civilisation qui se répand en dépit de toutes les frontières », construisant une certaine unité « des terres et des mers du Levant » par les relations commerciales, diplomatiques, culturelles.

    La Mésopotamie est riche de ses routes et monnaies, l’Egypte de son or. La Crète devient « un nouvel acteur de la civilisation cosmopolite », Braudel y consacre de très belles pages qui nous font voyager dans le temps et sont autant d’invitations au voyage, notamment à la rencontre de l’art crétois. On croise dans Les mémoires de la Méditerranée bien d'autres peuples : Hittites, Sémites, Peuples de la Mer...

    « Tout change du XIIe au VIIIe siècle » : des steppes asiatiques sortent des cavaliers, l’Occident cesse d’être « absolument barbare ». La deuxième partie de l’ouvrage, après les colonisations phéniciennes en Méditerranée, porteuses d’excellentes industries (teintures extraites du murex, utilisation du bitume pour l’étanchéité des navires), après l’histoire de Carthage, revient sur le mystère des Etrusques, en Toscane et au-delà. Et puis, bien sûr, la Grèce, et puis Rome, une Antiquité qui nous est davantage connue et qui occupe le dernier tiers du livre.

    Deux séries de bonnes illustrations sont encartées dans l’essai de Fernand Braudel : « les images de la mer » et « les images de la religion ». On peut rêver à ce qu’aurait offert l’album projeté par Skira, tant le texte fourmille d’exemples. A la rencontre des Méditerranéens de la Préhistoire et de l’antiquité, l’historien ne peut masquer son enthousiasme ici ou là, « même si c’est un péché contre les règles sacro-saintes de l’impartialité ». C’est aussi cela, sans doute, qui rend si captivantes ces Mémoires de Méditerranée

  • Visage

    « Il est rare qu’au Paléolithique la représentation humaine semble tentée pour elle-même, et non pour son symbolisme rituel. Quelques exceptions cependant : en Moravie, cinq centimètres de pierre taillée, apparemment selon une technique d’éclat, et qui composent miraculeusement un torse puissant – il fait songer à Maillol –, ou bien en France un minuscule visage d’ivoire, émouvant comme un portrait inachevé (Brassempouy), évoquent de beaux modèles humains, au lieu des habituelles déesses stéatopyges. Mais, après tout, pourquoi l’art primitif ne serait-il que magique ? Pourquoi exclure que l’idée de la beauté pure ait hanté, un jour, quelque sculpteur de l’âge de la pierre ? »

    Fernand Braudel, Les Mémoires de la Méditerranée 

    Dame de Brassempouy.jpg


  • En Méditerranée / 1

    En 1968, Albert Skira sollicite Fernand Braudel (1902-1985) pour une collection d’albums sur le passé de la Méditerranée, et demande à ce spécialiste du monde méditerranéen à lépoque de Philippe II d’écrire aussi le premier de la série, sur la Préhistoire et l’Antiquité.  Le projet initial étant tombé à leau, Les Mémoires de la Méditerranée ne paraissent quen 1998, trente ans plus tard. Le texte de Braudel est publié sans modifications, accompagné de notes de Jean Guilaine et Pierre Rouillard en bas de page (de brèves mises à jour dues à l’avancement des recherches). Je vous propose de passer cette semaine en compagnie de Braudel dans cet immense espace-temps. Jai souvent parcouru les allées du parc paysager qui porte son nom aux Sablettes (La Seyne sur mer) et cest avec curiosité que jai ouvert cet essai un peu intimidant pour qui nest pas historien.

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    Le premier chapitre, « Voir la mer », décrit la formation de la « mer Intérieure », « masse résiduelle des eaux de la Téthys, qui remonte presque aux origines du globe ». Rappelant une géologie « tourmentée », des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, l’historien décrit un espace méditerranéen « dévoré par les montagnes » : « Les voilà, jusqu’aux rivages, abusives, pressées les unes contre les autres, ossature et toile de fond inévitables des paysages. Elles gênent la circulation, torturent les routes, limitent l’espace réservé aux campagnes heureuses, aux villes, au blé, à la vigne, même aux oliviers, l’altitude arrivant toujours à avoir raison de l’activité des hommes. » Excepté le très long littoral qui va du Sahel tunisien jusqu’au delta du Nil, voire jusqu’aux montagnes du Liban.

    La douceur et la facilité supposées de la vie méditerranéenne sont un leurre, insiste l’historien , dû au charme du paysage. Les terres à cultiver sont rares, les montagnes peu fertiles, l’eau des pluies mal répartie. Le climat n’aide pas, lorsqu’il faut récolter « au gros des chaleurs ».  Ce qui sauve la Méditerranée, c’est « son étroite ouverture sur l’océan » au détroit de Gibraltar : fermé, il transformerait la mer en lac saumâtre ; plus large, il nuirait à « la tiédeur exceptionnelle des hivers ». Pour les pêcheurs des temps anciens, l’univers méditerranéen a longtemps vécu « divisé en espaces autonomes, mal soudés ensemble »  « il y a dix, vingt, cent Méditerranées et chacune d’elles est divisée à son tour. » Sur terre, il y a des ressemblances, mais on ne travaille ni de la même façon, ni avec les mêmes outils, le Nord n’est pas le Sud, l’Ouest n’est pas l’Est. 

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    Il est plus facile de s’orienter dans l’espace familier de la Méditerranée – Venise, Provence, Sicile, Malte, Istanbul – qu’à travers le temps. Jusqu’où remonter ? « La grande césure, ce n’est pas avant et après la chute de Rome (…) mais avant et après l’agriculture et l’écriture. » Soit Préhistoire et histoire, mais ce n’est pas si simple, agriculture et écriture étant « loin d’apparaître au même moment. » L’archéologie renseigne sur les premiers outils, les premiers hommes : « Tout chantier de fouilles livre une succession de niveaux archéologiques d’âge différent, chacun avec ses vestiges humains. L’idéal est de pousser la fouille jusqu’au sol vierge, jusqu’à la première occupation du site. Quinze mètres, c’est ainsi en Crète, à Cnossos, la distance entre le VIIe millénaire – début du Néolithique et, semble-t-il, de l’occupation humaine de l’île – et l’époque actuelle. »

    Déplacements de chasseurs, groupes nomades de pêcheurs et de cueilleurs, vestiges de parures, dérèglements du climat, présences animales et végétales, tout intéresse sur le chemin des origines, tout passionne Braudel qui insiste aussi sur les changements du niveau des mers: « Au-dessus du niveau actuel de la Méditerranée, d’anciennes plages marines marquent les hauts niveaux et rivages de jadis. Tous les clochers à mi-pente de la rivière génoise, sorte d’amphithéâtre sur la mer, indiquent de loin la ligne des anciennes plages, où les villages sont installés comme sur un balcon. »

    A l’homme de Néandertal succède l’homo sapiens  « autant dire nous-mêmes, avec les différences raciales qui nous distinguent aujourd’hui encore. Donc un humain déjà métissé, mélangé ». Les objets retrouvés, la finesse des outils, leur décor sont autant d’indices. L’art paléolithique naît ailleurs qu’en Méditerranée (en Europe centrale et en Russie), mais celle-ci innove par la première civilisation agraire, une « révolution » au ralenti, au fil des siècles, et d’abord au Proche-Orient.

    A l’appui, trois zones de recherches : « les vallées et versants occidentaux du Zagros, en bordure de la Mésopotamie ; la large frange méridionale de l’Anatolie ; la région syro-palestino-libanaise », autrement dit, le Croissant fertile. Les fouilles de 1962-1964 à Çatal Höyük (Anatolie) ont révélé un art précoce de la  céramique. C’était une ville avec des maisons rectangulaires de brique crue, sans portes ni vraies rues. L’entrée se faisait par une ouverture dans le toit plat atteint par une échelle, les murs aveugles et continus vers l’extérieur facilitaient la défense. L’agriculture y était très organisée, alliée à l’élevage et au commerce. On y pratiquait le tissage.

    Mais c’est l’art sacré qui fait l’intérêt exceptionnel de Çatal Höyük. » La déesse de la fécondité y apparaît « sous mille formes » : jeune fille, femme enceinte ou femme accouchant d’un taureau, symbole du dieu mâle. L’imagerie de la religion paléolithique est présente avec ses fresques murales représentant des animaux, des mains, des scènes de chasse, de danse, avec ses rites funéraires. Les femmes sont enterrées sous le banc principal de la maison, à la place d’honneur : c’est « une société où règnent les mères, les prêtresses et les déesses. » Braudel ne cache pas son enchantement pour cette ville ancienne, un des premiers microcosmes de « civilisation ».

  • Circuler

    « Les idées et les images sont faites pour circuler, être empruntées, revenir et disparaître. Elles n’appartiennent qu’à ceux qui un moment les chevauchent. »

    Joëlle Busca, Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte 

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    Détail de la couverture (incipit)


  • Un texte sur Barceló

    Lorsqu’après avoir visité une exposition, on en découvre le catalogue, aller de ses souvenirs aux mots, puis des mots aux images, donne souvent envie de retourner devant les œuvres, pour mieux les regarder. Lire Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte, un texte d’une trentaine de pages (suivi de quelques illustrations) de Joëlle Busca (La lettre volée, 2000), c’est entrer par le discours, de biais, dans lunivers dun artiste que je connais peu – dessins, peintures, sculptures – et qui est surtout matière. Je pense à la fameuse chapelle décorée par le peintre catalan dans la cathédrale de Palma de Majorque.

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    Chapelle Sant Père (cathédrale de Palma de Majorque) 

    « Il serait l’un des artistes les plus importants de la scène contemporaine »« il arrive avec la vague néo-expressionniste dans les années quatre-vingts », écrit la critique d’art pour le situer d’abord. Né aux Baléares en 1957, Barceló, nomade, se partage entre plusieurs ateliers à Paris, New York, Majorque, quand il n’est pas ailleurs, en Europe ou en Afrique, au Mali en particulier. L’artiste se veut « sous le joug de la nature », affronte les éléments naturels, pour lui-même comme pour ses œuvres.

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    Miquel Barceló devant une œuvre (2010) © CaixaForum Madrid

    Un thème permanent : la mort, « muette ou proclamée, toujours présente ». Busca décèle dans ses peintures « de piété mélancolique, de désolation paysagère, de ruine dévote »  des « in situ de natures mortes ». Barceló aime inclure l’objet dans l’œuvre, incorporé ou moulé, travailler la surface où il intègre « carcasses, branchages, poissons séchés piqués au formol, choux, papayes… » Si les caractéristiques classiques de la nature morte sont absentes de sa peinture, elle se relie pourtant aux maîtres espagnols de la vanité par « la précision inouïe des détails », « l’isolement spectaculaire des objets et des fruits », « la rigueur de la spatialisation ».

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    Livre sur Il Cristo della Vucciria

    Les plus grands peintres ont illustré le genre de la nature morte, considéré comme mineur : Chardin, Cézanne, Picasso, ou encore Warhol et ses Peach Halves en boîte. « Rien n’est plus trompeur que ces épithètes de mort (nature morte) ou de tranquille (still life), le genre est au contraire bavard et remuant : il y demeure un souffle de vie qui se débat pour être encore et que sauve la peinture. » Barceló peint l’instant, fasciné par le « spectacle de la désintégration toujours triomphante ». Peindre la vie « jusqu’à la mort et au-delà, jusqu’à la décomposition », comme il l’a fait dans une église abandonnée de Palerme avec Il Cristo della Vucciria.

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    Vers 1987, Barceló choisit l’Afrique pour se régénérer, renouveler son imaginaire, se mettre en danger. C’est l’expérience du désert, de la sécheresse, du vide, de l’inconfort. « Il montre tout de ses périodes africaines, les lieux communs, les brouillons d’esquisses, les petits croquis, les aquarelles noyées, il entend ne rien jeter, à la manière africaine. » Il en ressort « une sorte de maniérisme qui se superpose à un matiérisme ». Depuis l’Afrique, Joëlle Busca voit dans le travail de l’artiste « un aspect d’inachevé, d’esquisse qui domine toute autre considération. »

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    Sous le plafond de la salle des Droits de l’homme (Palais des Nations, Genève, 2009)

    Si comme dans toute œuvre, il y a dans celle de Barceló des hauts et des bas, Joëlle Busca constate que l’artiste catalan ne cesse de mettre le spectateur « dans une position instable » et s’interroge : « Où cela va-t-il s’arrêter ? » Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte donne à penser sur l’art contemporain et l’engagement de l’artiste, dans son corps à corps avec la matière, avec le temps.