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écriture - Page 27

  • Jeune Epouse ou non

    D’une jeune épouse dont le mari s’écarte après les épousailles (Miniaturiste de Jessie Burton) à La Jeune Epouse d’Alessandro Baricco (2015, traduit de l’italien par Vincent Raynaud), il y a bien quelques ressemblances : au début du roman, celle-ci aussi, dix-huit ans, entre dans sa nouvelle et riche demeure sans mari pour l’y accueillir. Il est à l’étranger. Diverses livraisons inattendues sont ressenties comme des annonces.

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    Pour le reste, les romans sont très différents. Les personnages de Miniaturiste ont un nom, ceux de Baricco un rôle : « Le Père, la Mère, la Fille, l’Oncle. » « Temporairement à l’étranger, le Fils. Sur l’Ile. » Modesto porte un prénom (symbolique), lui qui « officie » dans cette grande maison depuis cinquante-neuf ans (Baricco aime les nombres premiers) et évalue chaque matin la couleur du jour avant d’ouvrir les portes de ses maîtres pour la leur annoncer : « Bonjour. Soleil voilé, brise légère. »

    Une grande tablée se rassemble au somptueux petit déjeuner (on est loin du petit déjeuner frugal des Brandt à Amsterdam, on y sert même du champagne) par lequel cette famille bourgeoise italienne fête chaque jour sa renaissance. Depuis cent treize ans, « tous dans notre famille sont morts nuitamment, faut-il préciser. »

    Alessandro Baricco aime les jeux du langage. Il passe de la troisième personne à la première, décrit et raconte, fait soudain intervenir un narrateur qui nous attire dans un autre temps : « Puisque j’ai désormais commencé à raconter cette histoire (et ce malgré la troublante suite de péripéties qui m’ont affecté et qui décourageraient quiconque de se lancer dans pareille entreprise) (…) ».

    On découvre peu à peu les us et coutumes de « la Maison », les façons d’être de chacun des membres de la famille. La jeune fille, « là où elle avait imaginé entrer comme épouse », se retrouve « sœur, fille, invitée, présence appréciée et objet décoratif ». Modesto l’initie aux règles des lieux, qui découragent la lecture : « Chacun dans la Famille se fie entièrement aux choses, aux personnes et à soi-même. Nul ne voit la nécessité de recourir à des palliatifs. »

    Un jeudi sur deux, le Père se rend à la ville, passe à la banque et chez ses fournisseurs, déjeune, s’offre « une promenade élégante » et conclut sa journée au bordel. La sensualité, le sexe, dans cet autre roman sans nuit de noces, s’imposent dans la vie de la jeune épouse ou non par l’intermédiaire des autres personnages, tour à tour. De façon obsessionnelle, comme le fait remarquer un jour au narrateur une visiteuse, L., effrayée de sa solitude, de l’ordre maniaque qui règne chez lui. A la lecture de son manuscrit, elle s’étonne : « Pourquoi tant de sexe ? / Que veux-tu dire ? / Il y en a presque toujours, du sexe, dans mes histoires. / Oui, mais là, c’est une obsession. / Tu trouves ? »

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    Alessandro Baricco n’atteint pas dans La Jeune Epouse, à mon avis, l’unité de ton et la justesse du tempo qui enchantent dans Novecento : pianiste, Soie ou Mr Gwyn. On reconnaît bien sa manière, son goût de surprendre, son écriture jouissive, mais j’ai l’impression que le récit lui a échappé, que lui-même s’en éloignait puis le reprenait, sans trouver vraiment la forme qu’il voulait lui donner. « Metaletteratura », commente un lecteur italien.

    * * *

    Nafissatou Thiam nous avait épatés l’an dernier
    en remportant l’or aux JO de Rio.

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    Photo La Libre.be

    Hier, à Londres, elle a de nouveau été la meilleure à l’heptathlon :
    la première Belge championne du monde d’athlétisme.

    Bravo, Nafi, tu es For-mi-da-ble !

  • Leonard et Virginia

    Après avoir relu l’été dernier le Journal de Virginia Woolf, je m’étais promis de lire Ma vie avec Virginia, des extraits de l’autobiographie de Leonard Woolf (2016, traduits de l’anglais par Micha Venaille qui les a sélectionnés). Moins de cent cinquante pages, mais que d’émotion à les lire !

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    Virginia et Leonard Woolf en 1912 (source)

    Petit-fils d’un tailleur juif, fils d’un avocat très attaché à l’éthique – « Justice et clémence » – et d’une mère, née en Hollande, dont il ne s’est guère senti aimé, Leonard Woolf (1880-1969) a été « un honnête homme hors du commun, inspirateur de la Société des Nations, pionnier de l’anticolonialisme, responsable influent du parti travailliste. » (Micha Venaille)

    Il y prend surtout la parole en tant qu’époux, mais on y découvre aussi l’homme. Son neveu Cécil Woolf affirme dans sa postface qu’« On ne pourrait pas aujourd’hui parler de Virginia Woolf si Leonard n’avait pas existé. Car elle n’aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs-d’œuvre. »

    Leonard Woolf commence par se situer. Juif mais athée, il ressent de la colère quand il pense à « ce système qui exige des êtres humains de travailler et de souffrir, de passer des années à acquérir des connaissances, de l’expérience, du savoir, et le jour où enfin ils pourraient mettre cela au service de l’humanité et la rendre heureuse, ils perdent leurs dents, leurs cheveux, leur esprit, et sont emportés – avec tout ce qu’ils ont appris – dans le néant de la tombe. »

    Rappelant ses études secondaires à Saint-Paul, Leonard W. écrit : « C’est là que j’ai commencé à me construire une carapace, une façade. » Le tremblement de ses mains depuis l’enfance, héréditaire, l’y a sans doute encouragé. Virginia, à l’opposé, avait quelque chose, dit-il, des « idiots » au sens que les Russes donnent à ce terme : des humains très intelligents, très directs, sans voile, « merveilleusement simples ».

    C’est à Cambridge qu’il devient l’ami de Lytton Strachey et de Thoby Stephen, à qui ses deux sœurs viennent rendre visite, « aussi exceptionnelles et impressionnantes que leur père », Vanessa et Virginia, belles « à couper le souffle ». Puis, en 1904, Leonard W. part pour Ceylan faire son service civil dans l’Administration coloniale cinghalaise – « une seconde naissance ».

    Mal à l’aise dans la vie mondaine coloniale où on ne parle que shopping, sport, potins, il prend conscience d’être « un impérialiste innocent, inconscient ». Il découvre l’Empire britannique de l’intérieur : « C’est là que j’ai compris ce qu’il était et pourquoi ça n’allait pas. » Dégoûté, il renonce à toute carrière là-bas et rentre en Angleterre en 1911.

    Il y retrouve ses amis, les « Apôtres » de Cambridge, les Stephen : Vanessa si belle, si calme, comme une divinité, et Virginia, moins belle à première vue, mais si lumineuse quand elle se détend, quand elle se concentre : « Son expression, la forme même de son visage, changeaient avec une rapidité inouïe dès que se faisaient sentir une tension, un souci, une inquiétude. » – « En fait, elle est la seule personne que j’ai connue intimement et dont je peux dire qu’elle méritait l’appellation de génie. »

    Les gens se retournaient sur elle, intrigués, souvent moqueurs à cause de son élégance personnelle ou de sa manière de marcher : « elle pensait toujours à quelque chose d’autre, se déplaçait lentement, songeant, rêvant. Ce qui faisait ricaner les sorcières et les mégères. » D’où son horreur d’être regardée ou photographiée – Leonard voit une « trace de cette souffrance » dans le buste réalisé par Stephen Tomlin.

    « Je n’ai jamais connu un écrivain qui, comme elle, pensait, réfléchissait continuellement et consciemment à son écriture, cherchant sans cesse une solution à tous les problèmes, qu’elle soit assise près du feu en hiver ou qu’elle sorte pour sa promenade quotidienne le long de la rive de l’Ouse. »

    Leonard et Virginia se fréquentent de plus en plus, il l’accompagne à Covent Garden, à Bayreuth, mais au fond il n’aime « ni Wagner ni son art ». Déclaration d’amour, demande en mariage – Virginia demande du temps et finit par accepter. Le bref récit de leur mariage civil à Saint-Pancras, le 10 août 1912, fait sourire avec une interruption inattendue et cocasse de Vanessa en plein milieu de la cérémonie.

    « C’est en vivant dans la maison de Virginia, Brunswick Square, et en particulier dans les mois précédant notre mariage, que je fus pour la première fois conscient du fait que la menace d’une dépression ou d’une maladie mentale pesait constamment sur elle. » Leonard W. s’efforce de décrire sa maladie (les médecins parlaient de neurasthénie), les symptômes, les signaux d’alerte, le refus de se nourrir, la migraine… que seul guérissait le repos total.

    « Quatre fois dans sa vie ces symptômes l’ont complètement envahie et elle a dépassé la frontière qui sépare l’état normal de la folie. » Une crise dans l’enfance, une autre « très grave » à la mort de sa mère, puis en 1914 et en 1940. Deux tentatives de suicide. Enfin sa noyade dans l’Ouse, en 1941. Il est très touchant de lire comment son mari a observé, protégé et soigné Virginia Woolf. J’ai été très sensible aux passages où il s’efforce d’expliquer cette « folie ». On y reconnaît certains symptômes, hélas, parfois observés chez un proche et on retrouve du courage à lire comment il y fait face.

    Avec une grande honnêteté intellectuelle et une empathie rare, Leonard W. rend compte de leur vie commune pendant près de trente ans avec ses bonheurs et ses épreuves. Vie de couple, vie mondaine, engagements sociaux, Hogarth Press, amitiés... Il décrit Virginia au quotidien et dans ses moments d’éclat, raconte comment elle s’installait pour écrire, son désordre.

    Virginia Woolf, hypersensible à la critique de ses livres, accordait une énorme importance au « verdict » de son mari à la lecture d’un manuscrit terminé. Leonard reconnaît avoir édulcoré son jugement dans les dernières années, pour l’aider à continuer. Pour qui aime Virginia Woolf, lire Ma vie avec Virginia de Leonard Woolf est un « must ».

  • Emouvant Mankell

    Il peut paraître étrange aux lecteurs fidèles d’Henning Mankell (1948-2015) de faire sa connaissance avec Sable mouvant. Fragments de ma vie (Kvicksand, 2014, traduit du suédois par Anna Gibson), paru un an avant sa mort. La lecture de cette autobiographie me conduira sans doute à aborder un jour ses œuvres de fiction et son fameux commissaire Wallander.

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    Photo © Lina Ikse (Björns Bokhandel)

    Mankell commence par raconter un accident de voiture, fin 2013, parce qu’il y voit a posteriori la date du début de son cancer – « aucune logique à cela » – ou du moins une sorte d’avertissement. Le 8 janvier 2014, après des examens pour vérifier une éventuelle hernie discale, le diagnostic est tombé : une tumeur au poumon, une métastase dans la nuque. « Maladie grave, peut-être incurable. »

    En juin, après un temps qui lui semble « à la fois long et court », il se met à écrire : « Voilà ce que j’ai traversé et vécu. (…) Tel est l’objet de ce livre. Ma vie. Ce qui a été, et ce qui est. » 67 textes de quelques pages chacun. Ni un récit de vie linéaire ni un autoportrait ; des moments forts, des réflexions, des rencontres, avec un va-et-vient constant entre son passé et son présent. Notre présent, devrais-je écrire : la critique du monde actuel en est un des fils conducteurs.

    Mankell est un homme de culture. Livres, tableaux, pièces de théâtre accompagnent son cheminement. Les œuvres dont il parle sont celles qui l’ont marqué. C’est petit à petit qu’il est devenu lui-même. La première fois qu’il a pris conscience de son identité date de l’hiver 1957, à neuf ans, quand il s’est dit, debout dans le froid, en regardant des affiches de cinéma : « Je suis moi et personne d’autre. »

    Après avoir « reçu le diagnostic », il a du mal à penser, n’ose plus envisager l’avenir, revient sans cesse à l’enfance. Le texte éponyme part de cet épisode hivernal. Il se souvient de la crainte qu’il avait alors de mourir sous la glace ou de sa « peur panique du sable mouvant », depuis qu’il avait lu comment un homme équipé pour une expédition avait été aspiré « par la bouche de sable ». Il ne craint pas de dire ses peurs.

    « Onkalo », en finnois, signifie « trou ». Henning Mankell apprend ce mot en 2012 en lisant un article sur le projet de stocker des déchets nucléaires dans « la roche mère de Finlande » pour une durée indéterminée. La question du traitement des déchets radioactifs et de cet héritage toxique pour des milliers d’années est une de ses préoccupations essentielles.

    « L’histoire humaine, comme celle de tous les êtres vivants, se réduit en dernier recours à des stratégies de survie. Rien d’autre n’a d’importance. Cette capacité se traduit par le fait que nous nous reproduisons, et que nous laissons aux générations suivantes le soin de se confronter aux mêmes enjeux que nous. La vie est l’art de la survie. »

    Sur ses nombreuses réflexions quant à la survie, la maladie et la mort, dans Sable mouvant, viennent se greffer des découvertes qui ont beaucoup compté pour lui : la visite du temple de Hagar Qim, à Malte, l’un des plus anciens du monde ; un morceau d’ivoire sculpté, « l’homme-lion » ; un tableau de Bosch représentant un illusionniste ; les grottes préhistoriques et l’expression la plus ancienne « du désir humain de laisser derrière soi une trace artistique »…

    Mankell ne se cantonne pas à la dimension individuelle de l’existence, vous l’avez compris, tout ce qu’il évoque ou questionne ici est examiné non seulement pour l’écho qu’il en a ressenti, mais aussi dans sa dimension collective, partagée. C’est le cas lorsqu’il parle de voyages ou de séjours dans des pays lointains – en Europe, en Afrique (il a dirigé pendant des années le théâtre Avenida à Maputo (Mozambique)).

    A seize ans, sur un coup de tête, il a abandonné le lycée : « Lire et apprendre, je pouvais le faire tout aussi bien et même mieux sans être enfermé dans un bahut. » Quand il annonce à son père qu’il part s’installer à Paris (il a l’adresse d’un musicien de jazz qu’il ne connaît pas personnellement), celui-ci tente de le raisonner, mais ne s’y oppose pas.

    Pendant six mois, logé chez le jazzman sans le sou, il survit « à l’université de la vie » en travaillant au noir dans un atelier de réparation de clarinettes. « J’ai appris le plus important. Se débrouiller par ses propres moyens, prendre ses propres décisions et s’y tenir. » Il en retire cette question essentielle à ses yeux : « quel type de société veut-on contribuer à former ? » Nos choix, nous en sommes responsables. Pouvoir choisir à quoi consacrer son existence est un privilège, il en est conscient ; la plupart des habitants de la planète en sont privés.

    Les livres, les amis, l’art, ce qui a toujours compté pour lui prend un autre sens depuis qu’il se sent mortel. L’écriture aussi – « les seules histoires véritablement importantes parlent de rupture. Ecrire, décidai-je, c’était orienter ma lampe vers les recoins sombres et tenter d’éclairer de mon mieux ce que d’autres s’efforçaient au contraire d’occulter. » Envie de vivre, joie de vivre, curiosité, soif de connaissance : sans cela, l’être humain ne survit pas. « Ceux à qui l’on a pris leur dignité et qui luttent pour la récupérer se battent également pour leur droit à retrouver le goût de la vie. »

    Sable mouvant est riche de rencontres de toutes sortes. La plus glaciale est sans doute celle de sa mère que Mankell a vue pour la première fois quand il avait quinze ans. Mais il y en a bien d’autres qui l’ont construit tout au long de sa vie et qui ont fait de lui l’homme tel qu’il se montre ici, philosophe, féministe, écologiste, épris de justice sociale, un être humain qui ne veut pas « se laisser déposséder de sa joie ». Sans le chercher, il nous émeut, Mankell.

  • Premières plumes / 2

    [1903, suite] Dans son Journal d’adolescence, Virginia Stephen aborde la vie mondaine avec ambivalence : elle admire les personnes capables « de ne montrer que leur face brillante », mais se range du côté de celles qui assistent à une soirée par convention. « Il n’est rien de plus horrible & de plus accablant au monde qu’une pièce bondée de gens que vous ne connaissez pas. »

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    22, Hyde Park Gate, Londres

    A l’approche des grandes vacances, elle se réjouit de quitter l’atmosphère londonienne « trop électrique – trop irritante » pour la campagne où elle pourra marcher tout son saoul et lire plus en huit semaines qu’en six mois à Londres – « le fait de bouger à l’air libre m’apaise & ranime instantanément ma sensibilité ». Après avoir visité Stonehenge : « Une journée de bonheur en plein air vaut, j’en suis sûre, aux yeux des « Dieux quels qu’ils soient », un acte de piété ; l’air est un Temple dans lequel on est purifié de ses péchés. »

    Son cahier se remplit de « frêles esquisses au crayon », il fait office de « carnet de croquis », c’est « un entraînement pour l’œil comme pour les doigts » : elle décrit Wilton où ils séjournent en famille, la cathédrale de Salisbury (l’avantage des cathédrales anglaises est de s’élever « au milieu d’un jardin qui leur est propre »), la visite d’une manufacture de tapis après s’être levée à six heures : « le petit matin (…), le moment le plus beau & le plus rare de la journée »…

    La lecture des faits divers lui inspire un récit très émouvant, « La Serpentine » : on a repêché dans la rivière le corps d’une femme dans la quarantaine, qui a épinglé dans sa robe un message ultime : « Pas de père, pas de mère, pas de travail. Que Dieu me pardonne pour ce que j’ai fait ce soir. » Quand nous lisons les commentaires de la future romancière, comment ne pas penser à son suicide dans l’Ouse, à 59 ans ?

    Son père meurt en février 1904. Virginia sombre à nouveau dans la démence et tente une première fois de se suicider. Ce qui va l’aider à continuer de vivre, c’est l’appui qu’on lui demande pour l’édition de Vie et Correspondance de Leslie Stephen, puis l’offre d’écrire pour le Supplément féminin du Guardian. Notice biographique, critiques de livres, cours et conférences pour des ouvrières – elle travaille et gagne de l’argent, une nouvelle vie commence pour elle.

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    46, Gordon Square, London

    « Ai travaillé à mon article toute la matinée » remplace à présent les promenades rituelles avec son père. Avec humour, elle note : «  Cela m’amuse assez d’écrire puisqu’on me le déconseille pour ma santé mentale. » Elle a beaucoup à lire, mais elle sort, bien sûr, va dîner, n’échappe pas aux essayages chez le tailleur et aux courses qu’elle déteste. Le Journal en pâtit : « noircir tous les jours une page supplémentaire, alors que j’en écris tellement par nécessité, me casse les pieds & ce que je raconte est sans intérêt. »

    En plus de la critique littéraire pour le Guardian, elle collabore à partir de 1905 avec le Times Literary Supplement. En Cornouailles, où elle passe l’été avec ses frères et sœur non loin de St. Ives où enfants, ils prenaient leurs vacances, elle reprend la plume pour rendre compte de leur séjour et de leurs activités. « C’est devenu chez moi une habitude de passer mes après-midi à flâner en solitaire. J’ai ainsi couvert un vaste périmètre de la campagne environnante & la carte de ce pays a maintenant une certaine consistance dans ma tête. » Virginia Woolf est une marcheuse. « Ce qu’il y a de prodigieux dans cette petite maison de location c’est que, de toutes les grandes fenêtres, nous avons vue sur la mer. » A la veille d’en partir, la mélancolie l’envahit : « En vérité, il y a, comme j’avais la fantaisie de le croire pendant tout un temps, une part de nous-mêmes qui demeure ici & qu’il est douloureux d’abandonner. »

    Au 46, Gordon Square (après la mort de leur père, les Stephen ont déménagé à Bloomsbury), son frère Thoby crée cette année-là les « Soirées du jeudi », puis Vanessa le « Club du vendredi » pour débattre de l’art. Virginia continue les critiques et les cours à Morley College. Elle ne tient plus ses carnets personnels qu’en vacances : « Une journée d’août torride, une route déserte à travers la lande, des champs de blé & d’éteules – une brume semblable à la fumée d’un feu de bois – un nombre prodigieux de faisans & de perdrix – des pierres blanches – des chaumières – des panneaux indicateurs – de minuscules villages – de grands tombereaux remplis de blé – des chiens sagaces & des charrettes de fermiers. Composez, à partir de tout cela, le tableau qu’il vous plaira, moi, je suis trop paresseuse pour le faire. » (Blo’ Norton 1906)

    En septembre, les Stephen partent en Grèce. Virginia note ses observations à chaque étape, sur la beauté des sites, les villes, l’art grec, et aussi l’inconfort des voyageurs. La malpropreté, la chaleur finissent par leur faire dire « vivement l’Angleterre ! », tant ils aspirent à « tout ce qui est propre, sain & sérieux ». Hélas, au retour, Thoby rentré avant eux est très malade : il meurt de la fièvre typhoïde le 20 novembre.

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    29, Fitzroy Square

    Vanessa accepte d’épouser Clive Bell. Comme le couple s’installe au Gordon Square, Virginia déménage avec Adrian en avril au 29, Fitzroy Square, à deux pas de là. Dans les derniers cahiers sur l’Italie (1908) et Florence (1909), elle fait le point sur son Journal : « Le fait est que, dans ces cahiers personnels, j’ai recours à une sorte de sténographie & me livre à des petites confessions, comme si je souhaitais me concilier mon propre regard lorsque je me relirai plus tard. »

    Dans ce livre de six cents pages, la moitié comporte des notes au jour le jour. Le reste évoque des paysages, activités, rencontres et laisse plus de part à la réflexion. A la fin du Journal d’adolescence, l’éditeur signale qu’avant la publication de son premier roman, The Voyage Out (1915), Virginia Woolf survit à une seconde tentative de suicide et à deux autres crises de démence.

    Dans Une esquisse du passé (1939), elle écrira : « Et ainsi je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. » Expliquer le coup reçu, traduire en mots « le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences » lui donne son entière réalité, qui perd alors le pouvoir de blesser : « elle me donne, peut-être parce qu’en agissant ainsi j’efface la souffrance, l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints. Peut-être est-ce là le plus grand plaisir que je connaisse. »

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 2

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 1