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écriture - Page 27

  • Anna, Molly & co

    Dans les yeux des autres raconte l’histoire d’Anna Jacob et de Molly, sa sœur. Ce roman de Geneviève Brisac commence par une soirée littéraire pénible pour Anna, qui s’efforce de reprendre une vie sociale – « Les exemples de femmes ermites revenant à la société ne l’aident guère : il n’y en a pas. » Cordélia l’y a tout de suite mise mal à l’aise en la présentant dans ces termes : « Anna a vécu avec Marek Meursault ». Et pour ceux qui ne l’ont pas connu, elle ajoute : « Un poète et un combattant. Un destin incroyable. Une histoire tragique, personne n’y peut rien, mais quand même. »

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    Dans l’appartement de Molly dont elle occupe une chambre, à Issy-les-Moulineaux, Anna se contente de petits gestes quotidiens comme lire le journal, cuisiner, ouvrir un de ses carnets, feuilleter des livres, les lettres de Kafka à Milena, de Tsvetaïeva à Boris Pasternak. « Qu’est-ce qu’une lettre ? Un petit wagon de chaleur humaine arrêté sur des rails. »

    Les deux sœurs, qui ont aimé militer ensemble, ne sont plus sur la même longueur d’onde. « On nous a bien eues » répète Anna, ce qui hérisse Molly, mais Anna insiste : « Comme nous avons été bêtes, bêtes, bêtes et naïves, et méprisantes souvent. Rien vu venir, la vie comme un songe, rien vécu, la vie comme une virgule. »

    Anna écrit, Molly soigne, elle est médecin. Elle pense à « Boris qui lui manque tellement. » Dans le centre médical où elle exerce à Paris, elle a réalisé son rêve : être avec ses patients, lutter « de leur côté pour repousser les assauts des Maladies et de la Grande Faucheuse qui Pue ». A la fin de la consultation, c’est Boris qui entre ; il a les mains gelées d’avoir voulu amuser des enfants en essayant d’attraper des poissons et des tortues dans un étang gelé.

    Anna a connu le succès sous le nom de Deborax Fox, c’est du passé : « Jamais je n’avais imaginé être pauvre et seule, jamais. Sans amant, ni mari, sans amis, sans argent. Sans toit, désormais. Et c’est ce qui m’est arrivé. Je n’ai rien vu venir, j’étais à ma table et je travaillais, et soudain je me suis retournée et ma vie n’était plus là. A la place, un gouffre d’où montaient des cris et de la poussière. »

    Pour qu’on comprenne leur situation – Anna si triste et défaite, Molly si active avec qui Boris voudrait revenir vivre, mais sans Anna –, Geneviève Brisac va remonter le cours de leur vie. Molly et Boris ont fait un procès à Anna pour son roman A bas la mort, l’accusant d’avoir sali la mémoire de Marek, d’avoir livré ses proches aux lecteurs. Leur plainte a été rejetée, mais « Anna a renoncé à écrire. Et a coulé comme une pierre. »

    La tristesse était déjà présente dans Week-end de chasse à la mère. Qu’est-ce qu’écrire ? Quel est le prix à payer ? C’est un tout autre genre d’écrivain ici que celui de Baricco dans Mr Gwyn. Pour Anna, la vie est devenue « une lutte vaine contre la culpabilité, l’empêchement, la honte, les voix rugissantes et mauvaises qui ricanent et menacent. »

    Les caprices de Mélini, la mère de Molly et d’Anna, surprenante experte en survie, n’arrangent pas les choses« le portrait de la fantasque et toxique génitrice des héroïnes est l'une des belles réussites de ce roman » (Le Monde).  Molly est la bonne fille, Anna non. Peu à peu leur destin a pris forme, après le premier meeting où les deux sœurs s’étaient rendues ensemble, la manifestation étudiante où ils avaient tous été arrêtés, elles deux et Marek, le militant exemplaire, qui voyait la prison comme « la grande école », et Boris aussi, qui occupe à présent une maison vide avec seize familles africaines.

    La première phrase du Carnet d’or de Doris Lessing est la matrice de Dans les yeux des autres : « Les deux femmes étaient seules dans l’appartement. » La romancière en parle sur France Culture. « Dans les yeux des autres est un roman générationnel à la mode anglo-saxonne, qui entremêle l’intime, le social et le politique. La romancière a emprunté à Doris Lessing ses deux personnages féminins, leurs prénoms et le début de l’histoire, la suite est une transposition dans la France post-soixante-huitarde. » (Laurence Houot, Culturebox)

    Vingt ans après, que reste-t-il des années septante, de leur engagement dans la lutte armée au Mexique, de leurs idéaux ? Dans les yeux des autres décrit l’état du monde et la manière dont Anna et Molly, chacune à leur façon, font face à ce qu’était leur vie alors, à ce qu’elles sont devenues. Il y a longtemps que Geneviève Brisac voulait écrire un roman sur l’engagement. Elle l’écrit le plus souvent du point de vue d’Anna, qui relit ses vieux cahiers, parfois de Molly, et sans doute du sien, celui d’une femme en colère et en révolte contre l’injustice, contre l’indifférence. Tout en explorant les relations entre ses personnages, elle sème les allusions littéraires et interroge les enjeux de l’écriture.

  • Situation

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    « Il finit donc par comprendre qu’il était dans une situation que partagent beaucoup d’êtres humains, mais pas moins douloureuse pour autant, à savoir : la seule chose qui nous fait nous sentir vivants est aussi ce qui, lentement, nous tue. Les enfants pour les parents, le succès pour les artistes, les sommets trop élevés pour les alpinistes. Ecrire des livres, pour Jasper Gwyn. »

    Alessandro Baricco, Mr Gwyn

  • Mr Gwyn, copiste

    Alessandro Baricco, dont je n’avais plus rien lu depuis Soie, offre dans Mr Gwyn (traduit de l’italien par Lise Caillat) un fascinant portrait d’écrivain, savamment composé. Jasper Gwyn, quarante-trois ans, homme de lettres et de listes, de mots et de chiffres, est en crise. Dans le dernier article qu’il envoie au Guardian, « une liste de cinquante-deux choses que Jasper Gwyn se promettait de ne plus faire », il renonce pour commencer à écrire des articles et pour finir à publier des livres.

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    http://www.langolodeilibri.it/mr-gwyn-alessandro-baricco/

    Aussitôt l’article paru, son agent, Tom Bruce Shepperd, lui téléphone en Andalousie, où l’écrivain anglais s’est mis à l’abri des médias, et tente de le raisonner – il a déjà entendu tant d’écrivains prendre ce genre de résolution et selon lui, « c’est impossible d’arrêter ». Mais Jasper Gwyn reste inflexible.

    Il se repose pendant deux mois à Grenade (62 jours, 62 tasses de lait froid, 62 verres de whisky, détaille sa note d’hôtel, entre autres choses comptées durant ce séjour). A une jeune chercheuse slovène rencontrée là-bas, qui l’interroge, il justifie l’abandon de son métier (il se prétend « décorateur ») par « une phrase incompréhensible » : « Un jour je me suis aperçu que plus rien ne m’importait, et que tout me blessait mortellement. »

    De retour à Londres, où il n’est désormais plus obligé « d’être un personnage public », il se sent plus léger, plus libre, comme en vacances. Vivant seul, sans famille, Jasper Gwyn a de quoi vivre tranquillement un ou deux ans. Mais avec le temps, il finit par admettre que « le geste de l’écriture » lui manque, comme l’avait prédit Tom, et cherche donc une nouvelle activité qui lui permette d’écrire sans pour autant renier sa liste de choses à ne plus faire. « Ça lui aurait bien plu d’être copiste. »

    Il lui arrive de choisir des mots, de construire des phrases mentalement, des dialogues même, par exemple en attendant de récupérer son linge dans une laverie automatique. C’est là qu’un jour une jeune fille « corpulente », « plutôt élégante », lui tend un téléphone portable : c’est Rebecca, la nouvelle recrue de son agent littéraire. Tom veut prendre des nouvelles de l’écrivain, mais il n’arrive pas à le relancer.

    « Toutefois l’hiver lui sembla inutilement long. » Dans la salle d’attente d’un dispensaire – comme il ne se sent pas très bien, Mr Gwyn a convaincu son médecin de lui prescrire des examens – a lieu une rencontre brève et décisive : une dame âgée le reconnaît et entame la conversation. Cette ancienne enseignante ne mâche pas ses mots, elle regrette qu’il ait arrêté d’écrire, et quand il lui parle de devenir « copiste », l’encourage : « Essayez de voir si vous ne pouvez pas par exemple copier les gens. – Oui. – Tels qu’ils sont. – Oui. – Vous y arriverez très bien. – Oui. »

    Au fil des mois, Jasper Gwyn se sent de plus en plus mal et n’arrête pas de repenser à cette conversation. Il cherche à revoir la vieille dame avec qui il continue à dialoguer dans sa tête. Mais elle est morte, apprend-il en se renseignant à la réception du dispensaire. Sous le choc, il se perd un peu dans les rues de Londres et pour s’abriter de la pluie, entre dans une galerie d’art. On y expose de grands tableaux « tous identiques », des nus, des corps « ordinaires », sans grand-chose d’autre autour. Fasciné, il s’attarde, feuillette le catalogue, y observe les photos de l’atelier du peintre. Quand la galeriste lui demande si un tableau lui plaît, il répond que les tableaux ne lui plaisent pas « parce qu’ils sont muets ».

    Ainsi lui vient une idée, bientôt expliquée à Tom : écrire des portraits, mais sans les publier. Recrutées par petite annonce anonyme, les personnes qui lui commanderont leur portrait, comme à un peintre, viendront poser, nues, dans son atelier, pendant un nombre limité de jours. Elles seules recevront le texte, qu’elles s’engageront à ne pas publier ni diffuser d’aucune manière. Tom, quoique déçu, accepte de l’aider à réaliser son projet.

    Jasper Gwyn est un perfectionniste. Il a en tête un genre de lieu bien précis, et des idées tout aussi précises sur l’accompagnement sonore des séances de pose, sur l’éclairage, sur le mobilier… Et lorsque tout est en place, pour vérifier son dispositif, il décide de se mettre à l’œuvre avec Rebecca, qui accepte d’être son premier modèle et à qui Tom accorde un congé. Avec Mr Gwyn, Alessandro Baricco nous entraîne dans une histoire absurde mais fabuleuse, sur la création et le mystère qu’est chaque être sous le regard de l’autre, et singulièrement du portraitiste.

    Marque-pages présentait récemment des nouvelles de l’écrivain italien qui a voulu donner vie à un titre – Trois fois dès l’aube – cité dans Mr Gwyn, comme « un discret et lointain prolongement » au roman et « un peu pour le pur plaisir de suivre une idée » qu’il avait en tête – à la manière de Jasper Gwyn ? Ce « questionnement sur l’art d’écrire » (Anthony Boyer) se lit tout du long avec plaisir et curiosité.

  • Le nouvel agenda

    Une nouvelle année commence demain et une chose est sûre : 2016 sera une année bissextile. Pour le reste, nous formulons des vœux, des plus traditionnels aux plus personnels, pour le monde, pour les autres, pour nous-même. Espérons-nous qu’ils se réalisent ? Oui, même si l’avenir nous échappe. C’est une jolie façon de se faire signe : choisir une image, des mots, pour certains sur papier, pour d’autres sur écran, en envoyer, en recevoir. Disposer les cartes reçues bien en vue dans le séjour, où elles resteront jusqu’au 31 janvier.

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    Depuis l’enfance, mon rituel préféré pour passer d’une année à l’autre est affaire de papier et d’écriture. Mon grand-père maternel aimait distribuer des agendas à ses petits-enfants, cela me plaisait d’y inscrire mon nom, mon adresse. Le nouvel agenda, c’était et cela reste, année après année, un « nouveau début ».

    Depuis, il y en a eu de toutes sortes, souvent noirs ou bleu foncé. Certaines couvertures ont duré des années, d’autres une seule. Un jour, à ma grande surprise, j’ai entendu dire que « en » se prononce « ein » dans « agenda », comme dans « Stendhal », [aʒɛ̃da] et non [aʒɛnda], il n’est jamais trop tard pour apprendre. Notez que je viens à peine de lire d’où vient le nom de plume d’Henri Beyle, de quoi autoriser d’autres prononciations. Merci au site Armance (René Servoise, Préface de Stendhal et l'Europe, § 3) renseigné par Etudes littéraires.

    Ma préférence, pour le « petit livret destiné à noter les choses qu'on doit faire » (Littré), va depuis des années au modèle où, pliée en accordéon, l’année décline chacun de ses douze mois sur une double page, avec une ligne par jour. Pratique, visuel, peu encombrant. En début d’année, moi qui ne souffre pourtant pas de syllogomanie, hop, je glisse l’accordéon de l’année écoulée dans le tiroir de mon bureau – cela m’a déjà servi à retrouver un événement, une note.

    En 2016, pas d’accordéon, mais une double page par mois tout de même et douze onglets de janvier à décembre. C’est son joli rouge qui m’a fait mettre la main sur cet agenda différent, tout vierge encore, où je vais bientôt noter (même s’ils sont déjà dans mon téléphone) les rendez-vous pris, les expositions à voir, les « à ne pas oublier ». Et vous, avez-vous déjà votre agenda pour l’an neuf ?

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    Bonne & heureuse année 2016 !

  • Don du verbe

    Lanoye couverture.jpg« Ma Pit Germaine possède le don du verbe, enrichi par la puissance d’une mémoire infaillible. Elle n’arrête pas de parler une seule seconde. Calme, imperturbable et dans les moindres détails, elle relate sa journée : qui elle a vu, à quelle autre personne ça lui a fait penser et ce qui est arrivé jadis à cette dernière, récit qu’elle tient d’une troisième qui était mariée à un quatrième, mais ces deux-là sont maintenant en bagarre à cause d’une cinquième personne, qui est justement le fils ou la fille d’une sixième, à qui, tiens, elle a parlé la semaine dernière quand elle était en route pour… Etcetera. Un flot irrépressible de récits, dont chacun a un centre bigarré et pittoresque, un début peu clair caché dans un récit précédent et une fin tout aussi indécise faisant déjà entièrement partie du récit suivant.
    Elle est l’inventrice de ce que j’appelle le racontage automatique. »

    Tom Lanoye, Les boîtes en carton