Il peut paraître étrange aux lecteurs fidèles d’Henning Mankell (1948-2015) de faire sa connaissance avec Sable mouvant. Fragments de ma vie (Kvicksand, 2014, traduit du suédois par Anna Gibson), paru un an avant sa mort. La lecture de cette autobiographie me conduira sans doute à aborder un jour ses œuvres de fiction et son fameux commissaire Wallander.
Photo © Lina Ikse (Björns Bokhandel)
Mankell commence par raconter un accident de voiture, fin 2013, parce qu’il y voit a posteriori la date du début de son cancer – « aucune logique à cela » – ou du moins une sorte d’avertissement. Le 8 janvier 2014, après des examens pour vérifier une éventuelle hernie discale, le diagnostic est tombé : une tumeur au poumon, une métastase dans la nuque. « Maladie grave, peut-être incurable. »
En juin, après un temps qui lui semble « à la fois long et court », il se met à écrire : « Voilà ce que j’ai traversé et vécu. (…) Tel est l’objet de ce livre. Ma vie. Ce qui a été, et ce qui est. » 67 textes de quelques pages chacun. Ni un récit de vie linéaire ni un autoportrait ; des moments forts, des réflexions, des rencontres, avec un va-et-vient constant entre son passé et son présent. Notre présent, devrais-je écrire : la critique du monde actuel en est un des fils conducteurs.
Mankell est un homme de culture. Livres, tableaux, pièces de théâtre accompagnent son cheminement. Les œuvres dont il parle sont celles qui l’ont marqué. C’est petit à petit qu’il est devenu lui-même. La première fois qu’il a pris conscience de son identité date de l’hiver 1957, à neuf ans, quand il s’est dit, debout dans le froid, en regardant des affiches de cinéma : « Je suis moi et personne d’autre. »
Après avoir « reçu le diagnostic », il a du mal à penser, n’ose plus envisager l’avenir, revient sans cesse à l’enfance. Le texte éponyme part de cet épisode hivernal. Il se souvient de la crainte qu’il avait alors de mourir sous la glace ou de sa « peur panique du sable mouvant », depuis qu’il avait lu comment un homme équipé pour une expédition avait été aspiré « par la bouche de sable ». Il ne craint pas de dire ses peurs.
« Onkalo », en finnois, signifie « trou ». Henning Mankell apprend ce mot en 2012 en lisant un article sur le projet de stocker des déchets nucléaires dans « la roche mère de Finlande » pour une durée indéterminée. La question du traitement des déchets radioactifs et de cet héritage toxique pour des milliers d’années est une de ses préoccupations essentielles.
« L’histoire humaine, comme celle de tous les êtres vivants, se réduit en dernier recours à des stratégies de survie. Rien d’autre n’a d’importance. Cette capacité se traduit par le fait que nous nous reproduisons, et que nous laissons aux générations suivantes le soin de se confronter aux mêmes enjeux que nous. La vie est l’art de la survie. »
Sur ses nombreuses réflexions quant à la survie, la maladie et la mort, dans Sable mouvant, viennent se greffer des découvertes qui ont beaucoup compté pour lui : la visite du temple de Hagar Qim, à Malte, l’un des plus anciens du monde ; un morceau d’ivoire sculpté, « l’homme-lion » ; un tableau de Bosch représentant un illusionniste ; les grottes préhistoriques et l’expression la plus ancienne « du désir humain de laisser derrière soi une trace artistique »…
Mankell ne se cantonne pas à la dimension individuelle de l’existence, vous l’avez compris, tout ce qu’il évoque ou questionne ici est examiné non seulement pour l’écho qu’il en a ressenti, mais aussi dans sa dimension collective, partagée. C’est le cas lorsqu’il parle de voyages ou de séjours dans des pays lointains – en Europe, en Afrique (il a dirigé pendant des années le théâtre Avenida à Maputo (Mozambique)).
A seize ans, sur un coup de tête, il a abandonné le lycée : « Lire et apprendre, je pouvais le faire tout aussi bien et même mieux sans être enfermé dans un bahut. » Quand il annonce à son père qu’il part s’installer à Paris (il a l’adresse d’un musicien de jazz qu’il ne connaît pas personnellement), celui-ci tente de le raisonner, mais ne s’y oppose pas.
Pendant six mois, logé chez le jazzman sans le sou, il survit « à l’université de la vie » en travaillant au noir dans un atelier de réparation de clarinettes. « J’ai appris le plus important. Se débrouiller par ses propres moyens, prendre ses propres décisions et s’y tenir. » Il en retire cette question essentielle à ses yeux : « quel type de société veut-on contribuer à former ? » Nos choix, nous en sommes responsables. Pouvoir choisir à quoi consacrer son existence est un privilège, il en est conscient ; la plupart des habitants de la planète en sont privés.
Les livres, les amis, l’art, ce qui a toujours compté pour lui prend un autre sens depuis qu’il se sent mortel. L’écriture aussi – « les seules histoires véritablement importantes parlent de rupture. Ecrire, décidai-je, c’était orienter ma lampe vers les recoins sombres et tenter d’éclairer de mon mieux ce que d’autres s’efforçaient au contraire d’occulter. » Envie de vivre, joie de vivre, curiosité, soif de connaissance : sans cela, l’être humain ne survit pas. « Ceux à qui l’on a pris leur dignité et qui luttent pour la récupérer se battent également pour leur droit à retrouver le goût de la vie. »
Sable mouvant est riche de rencontres de toutes sortes. La plus glaciale est sans doute celle de sa mère que Mankell a vue pour la première fois quand il avait quinze ans. Mais il y en a bien d’autres qui l’ont construit tout au long de sa vie et qui ont fait de lui l’homme tel qu’il se montre ici, philosophe, féministe, écologiste, épris de justice sociale, un être humain qui ne veut pas « se laisser déposséder de sa joie ». Sans le chercher, il nous émeut, Mankell.
Commentaires
je sais que je le lirai, j'aimais beaucoup cet auteur, sa personnalité un peu hors norme
oui, j'imagine cette émotion! je suis déjà émue par ton billet, très émue même...
Coïncidence, je suis en pleine lecture ! Sauf que pour moi, ce n'est pas le premier. Ce n'est pas une mauvaise idée de commencer par là, tu auras déjà une bonne appréciation de ce qu'est l'homme et de ce qu'il y a derrière ses livres.
Comme Dominique, je le lirai, même si pour moi, cet auteur restera toujours quelque part à l'image de son personnage fétiche, Wallender, que j'aimais beaucoup.
@ Dominique : Bonne lecture, Dominique.
@ Adrienne : Nous nous sentons tous concernés par ce combat pour la vie, la survie.
@ Aifelle : Je serai heureuse de lire tes impressions, Aifelle, c'est toi qui as éveillé mon intérêt pour Mankell.
@ Margotte : Bonjour, Margotte. C'est gai de penser que j'ai toute cette série en réserve... pour le jour où je renouerai avec les polars.
je ne l'ai pas lu, mais je ne suis guère étonnée que tu trouves mankell émouvant, j'ai toujours ressenti cela à travers son personnage de wallander
Ils sont tous les deux nés à quelques jours près, ai-je lu sur Wikipedia, une sorte de double peut-être ?
Oui, tu as une démarche originale par rapport à Mankell mais cela ne m'étonne pas ! Tu aimes beaucoup, me semble-t-il, les autobiographies ou les biographies qui permettent de connaître les écrivains dans leur intimité, en profondeur. Je lirai un jour ce livre qui m'intéresse d'après ce que tu en dis. Mankell est un homme qui a "vécu", qui n'est pas passé par les écoles et donc dans un moule, d'où son originalité.
C'est surtout que je ne lis quasi plus de romans policiers depuis des années, une envie qui me reviendra sans doute un jour. Tu as raison pour l'originalité de cet écrivain qui aborde des questions essentielles à travers ce qu'il a observé ou vécu. Bonne soirée, Claudialucia.
L'homme et sa réflexion m'attirent beaucoup, se sentir ainsi responsable de ses choix, écrire cette phrase « quel type de société veut-on contribuer à former ? » , je note ce titre pour le plaisir de la découverte. En revanche, je ne suis pas attirée par les romans policiers, il me semble comprendre que c'est dans ce domaine qu'il faisait courir sa plume... Bises ensoleillées. brigitte
Je t'en souhaite déjà bonne lecture, tu ne seras pas déçue, je crois.
Vent et nuages sur Bruxelles aujourd'hui, mais à cette saison, le temps peut changer très vite. Juste ce qu'il faut de pluie pour les jardins et pour les champs - les paysans l'attendent - et puis le retour des éclaircies, j'espère. Bises.
Merci de tes efforts et de ton talent pour nous faire connaitre et découvrir de bien belles plumes. j'avoue ne pas avoir lu Mankell mais ton article va me pousser à faire sa connaissance. Pour se faire "Sables mouvants fragments de ma vie" semble être bien indiqué pour aborder cet auteur!
C'est pur plaisir, Alezandro, de partager mes lectures - merci.
Il est rare que j'aborde un écrivain par son dernier opus, bonne lecture si tu vas à sa rencontre.