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yourcenar - Page 2

  • Dîner de Noël

    « Quand on accueille beaucoup les êtres, on n’est jamais ce qui s’appelle seul. La classe (mot détestable, que je voudrais voir disparaître comme le mot caste) ne compte pas ; la culture, au fond, très peu : ce qui n’est certes pas dit pour rabaisser la culture. Je ne nie pas non plus le phénomène qu’on appelle « la classe », mais les êtres sans cesse le transcendent.

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    Non que l’indifférence, la méfiance, l’hostilité n’existent pas ici, ou alors cette île [l’île des Monts-Déserts] serait véritablement le « Paradis du cœur », ce à quoi elle ne peut prétendre. Mais ces états de choses se rencontrent certainement un peu moins qu’à New York ou à Paris. Je n’en donnerai qu’un exemple : durant les dernières années de sa vie, l’amie que je viens de perdre [Grace Frick] « sortait » relativement peu, mais il était convenu qu’elle assisterait avec moi au dîner de Noël chez des amis résidents de l’île, couple fort à l’aise (je suis obligée de donner ce détail pour qu’on comprenne mieux ce qui va suivre), sans d’ailleurs être richissime, possédant au bord de la mer de beaux bois où s’abritent les oiseaux et les bêtes sauvages qu’ils nourrissent par temps de gel et de neige. Pour les situer complètement, j’ajoute qu’ils sont irlandais et catholiques. Il y a deux ans (ce devait être, pour l’amie disparue depuis, son dernier Noël) il était arrangé que nous dînerions ensemble tous les quatre, sans autres invités, pour ne pas fatiguer la malade. Le matin de Noël, j’ai entendu au téléphone la voix de Mrs. G. : « J’ai rencontré ce matin au village l’éboueur. Comme chacun sait, sa femme vient ces jours-ci de l’abandonner, avec leur fils de quatorze ans. Je les ai invités tous les deux : j’espère que vous m’approuvez et qu’ils ne fatigueront pas G. » Bien entendu, nous approuvions, et nous avons eu ce soir-là un beau repas de Noël au coin du feu entre six personnes qui se sentaient amies. Je suis même presque embarrassée de souligner la chose, qui devrait aller de soi. »

    Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts

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    Joyeux Noël
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    « Paix aux hommes de bonne volonté »

    Tania

     

  • Le passé

    Yourcenar Les yeux ouverts.jpg« Quand on parle de l’amour du passé, il faut faire attention, c’est de l’amour de la vie qu’il s’agit ; la vie est beaucoup plus au passé qu’au présent. Le présent est un moment toujours court et cela même lorsque sa plénitude le fait paraître éternel. Quand on aime la vie, on aime le passé parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine. Ce qui ne veut pas dire que le passé soit un âge d’or : tout comme le présent, il est à la fois atroce, superbe, ou brutal, ou seulement quelconque. »

    Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts

  • Ecouter Yourcenar

    La voix de Marguerite Yourcenar à la radio ces jours-ci – sur Musiq3 dans « La pensée du jour » – m’a donné envie de relire les entretiens avec Matthieu Galey publiés en 1980 sous le titre Les yeux ouverts.

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    Marguerite (Antoinette Jeanne Marie Ghislaine) Cleenewerck de Crayencour au Mont-Noir (source)

    Sur l’enfance au Mont-Noir, « demeure d’été » où elle est arrivée vers l’âge de six semaines (sa mère est morte dix jours après sa naissance d’une « fièvre puerpérale », son père vend peu de temps après la maison de Bruxelles achetée selon son désir pour qu’elle puisse accoucher près de ses sœurs), elle garde des souvenirs forts. 

    Ecoutons : « j’ai appris là à aimer tout ce que j’aime encore : l’herbe et les fleurs sauvages mêlées à l’herbe ; les vergers, les arbres, les sapinières, les chevaux, et les vaches dans les grandes prairies ; ma chèvre, à qui mon père avait doré les cornes ; l’ânesse Martine et l’ânon Printemps, mes montures (…) ; mon mouton qui aimait se rouler dans l’herbe, les libres lapins jouant dans les sous-bois (…), le vieux chien dont j’ai entendu un matin la fin annoncée par un coup de feu, et ce fut mon premier et immense chagrin (j’avais huit ans). »

    De son père, Yourcenar fait le portrait d’un homme « infiniment libre » et « totalement insoucieux du lendemain ». Elle se souvient de sa formule si quelque chose allait mal, « probablement apprise à l’armée » : « Ça ne fait rien, on s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain ».

    C’est avec son père qu’elle jouait aux anagrammes de « Crayencour ». Quand ils sont tombés sur « Yourcenar », elle l’a adopté comme nom d’écrivain. « J’aime beaucoup l’Y, c’est une très belle lettre. Louis Pauwels ou Julius Evola vous diraient que cela signifie toutes espèces de choses, scandinaves ou celtiques, comme la croisée des chemins, ou un arbre, car c’est surtout un arbre, aux bras ouverts. Alors nous nous sommes dit : « Très bien. Va pour l’Y. » Un pseudonyme que j’ai toujours gardé, finalement, à travers beaucoup de vicissitudes. C’est même devenu mon nom légal. »

    Nous parlions il y a peu, sur ce blog, des pseudos et des noms des femmes. Marguerite Yourcenar n’a pas changé de prénom. « Non, parce que le prénom, c’est très moi. Je ne sais pourquoi ; on s’imagine mal avec un autre prénom. »

    « Marguerite me plaisait assez ; c’est un nom de fleur, et à travers le grec, qui l’a emprunté au vieil iranien, cela veut dire « perle ». C’est un prénom mystique. (…) C’est un nom qui me plaît, parce qu’il n’est d’aucune époque et d’aucune classe. C’était un nom de reine, c’est aussi un nom de paysanne. Cela m’ennuierait de m’appeler Chantal, par exemple ; c’est aussi un nom de sainte, mais il fait trop XVIe arrondissement. »

    (A suivre)

  • Accordés

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    « Rien ne m’aura jamais semblé plus doux que ces stations immobiles assises ou étendues, auprès d’êtres diversement aimés – ou mêmement aimés –, au cours desquelles on ne se voit pas l’un l’autre, mais contemple les mêmes choses, le corps restant toujours, pour des raisons variées, suprêmement présent (je n’avais rien oublié, dans le cas dont il s’agit, des longues semaines d’hôpital), mais avec l’illusion de n’être pour un moment que deux regards accordés. »

     

    Marguerite Yourcenar, « L’Italienne à Alger » (Le tour de la prison).

     

  • Yourcenar au Japon

    Marguerite Yourcenar (1903-1987) était une grande voyageuse, comme l’a bien montré Michèle Goslar dans Marguerite Yourcenar – Le bris des routines. En 1983, l’écrivaine confiait à son éditeur qu’elle comptait rassembler des récits de voyage sous un titre emprunté à Zénon : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » (L’Œuvre au noir)  

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    Marguerite Yourcenar, Tôkyô, 1982

    Le tour de la prison, quoique posthume (1991), se présente dans l’ordre qu’elle avait elle-même déterminé. Il s’agit principalement de voyages au Japon, à l’exception de trois des quatorze récits. On y a joint sa conférence de Tôkyô, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps » dont je vous ai cité la belle phrase finale précédemment.

     

    Après avoir évoqué « Bashô sur la route », Yourcenar, guidée par un ami japonais dans la banlieue de Kyôtô vers « une des dernières étapes du poète » Rakushisha, « coquille à demi éclatée », la maisonnette d’un ami qui l’hébergea, préservée « grâce aux dons de quelques lettrés qui pourvoient à son entretien ». « Feutré de silence, c’est un lieu idéal pour la méditation. »

     

    Apprenant que le train « qui traverse en quatre jours le continent », de Montréal à Vancouver, risque d’être supprimé, Marguerite Yourcenar le déplore : « Avec le transsibérien, ce train est le seul qui relie deux mondes » (« D’un océan à l’autre », de l’Atlantique au Pacifique). A peine cinq pages pour cette traversée, mais de belles observations, des souvenirs du même trajet fait antérieurement, « en filigrane ».

     

    D’autres voyages en Amérique sont contés, et dans « Bleue, blanche, rose, gaie », ses impressions de San Francisco se mêlent à une réflexion sur la tolérance de plus en plus affirmée envers « le peuple gai », terme qu’elle écrit avec « i » et sous lequel elle voit réapparaître « la Gaya Scienza des troubadours occitaniens et des poètes de la cour de Frédéric II ».

     

    Une croisière – « Dix-sept jours fluides entre San Francisco et Yokohama, dont seize sur l’eau pâle et lisse » – donne l’occasion d’observer les autres passagers, « cette bizarre classe de vagabonds riches » : yoga, piscine, bridge, mondanités, bars… D’une Anglaise, charmante, veuve, qui a choisi un jeune barman comme cavalier servant, elle note que « cette femme est royale, comme tout être qui ne nuit à personne et fait ce qui lui plaît ». Le chapitre débouche sur une superbe méditation à partir d’une « pierre de rêve » qui lui donne son titre : « L’air et l’eau éternels ».

     

    A partir de là, c’est le Japon non des touristes mais d’une érudite dont le regard va et vient entre le pays d’aujourd’hui et celui d’hier : « Edo, Tôkyô superposés », avec le beau jardin d’un hôtel bâti à la place d’une vieille résidence princière où elle admire un petit temple bouddhique puis « les vrais dieux, les objets d’art véritables, chatoyants et sinueux, avivant ou modifiant à chaque pulsation leurs couleurs de pierres précieuses, (…) les carpes et les dorades de l’étang miniature, moins poissons qu’esprits des eaux. »

     

    Marguerite Yourcenar fréquente les théâtres, assiste à des spectacles de kabuki – « le kabuki m’a rendu l’appétit perdu » –, de bunrak (marionnettes) et bien sûr de , « l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel ». Elle visite la maison de Mishima qui a fait l’éloge des Mémoires d’Hadrien. Se souvient d’un jeune homme, lors d’un entracte au théâtre, lui offrant trois chrysanthèmes (sans doute pris à une grande composition florale dans le foyer) pour la remercier d’avoir écrit sur le grand écrivain japonais.

     

    De belles surprises nous attendent dans « Le tour de la prison » : l’endroit improbable où Yourcenar est conviée dans « une maison de thé japonaise du style le plus pur », une soirée dans les boîtes de nuit, un coup de cœur dans une boutique de vêtements, l’art du jardin japonais… 

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    Tombe de Marguerie Tourcenar, Mount Desert
    Photo le mani d'oro / Sur les traces de Marguerite Yourcenar - On Marguerite Yourcenar's path

    En Yourcenar la conteuse réside aussi une philosophe pour qui même une chambre banale peut abriter un miracle, une grâce : « non pas un instant de bonheur, car le bonheur ne se compte pas par instants, mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite. »