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vie - Page 3

  • De nature diverse

    jon kalman stefansson,entre ciel et terre,roman,littérature islandaise,pêcheurs,mer,montagne,vie,mort,lecture,village,culture,islande« Les mots sont de nature diverse.

    Certains sont lumineux, d’autres chargés d’ombre. Avril est, par exemple, empli de lumière. Les jours s’allongent ; tel un javelot, leur lumière s’avance et pénètre l’obscurité. Un beau matin, nous nous réveillons, le pluvier doré est arrivé, le soleil s’est rapproché, l’herbe affleure sous la neige et commence à verdir, les bateaux pontés sont mis à l’eau après avoir sommeillé à longueur d’hiver sur la rive et rêvé de la mer. Le mot avril est tout entier de clarté, de chants d’oiseaux et d’impatience. Avril est le mois le plus prometteur de l’année. »

    Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre

  • Un gamin islandais

    Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (Himnariki og Helviti - littéralement Le paradis et l’enfer, 2007, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2010) suscite un grand enthousiasme et j’étais impatiente de découvrir ce premier roman d’une trilogie, suivi par La Tristesse des anges et Le Cœur des hommes – des titres qui donnent le ton. Ici la première partie intitulée « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres » nous invite dans un univers quasi en noir et blanc.

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    Qui est ce « nous » ? Qui raconte comment vivaient il y a plus de cent ans ces gens devenus des noms sur des pierres tombales ? Il s’agit « d’arracher des événements passés et des vies éteintes au trou noir de l’oubli ». Début du premier chapitre : « C’était en ces années où, probablement, nous étions encore vivants. »

    Dans le Village de pêcheurs, « notre commencement et notre fin, le centre de ce monde », des maisons blotties sur une langue de terre dans une cuvette surplombée de montagnes, deux personnages sont en route et s’éloignent : Bárður et le gamin. Ils vont rejoindre les baraquements des pêcheurs par « un étroit sentier qui ondule comme un serpent gelé dans la neige », un chemin périlleux « tout au bord des falaises ».

    « D’un côté, la mer, de l’autre, des montagnes vertigineuses comme le ciel : voilà toute notre histoire. » La mer est magnifique, sauf quand elle élève ses vagues si haut qu’elle noie les marins « comme de misérables chiots ». Une fois « l’Infranchissable » franchi, sans que la corde ne se rompe, les deux amis peuvent regarder la mer, lever les yeux vers le ciel d’où tombe une obscurité de moins en moins bleue. Après deux heures de marche, le solide Bárður aux yeux sombres n’a pas l’air fatigué, observe le gamin qui souffle « comme un vieux chien ».

    Il y a quinze jours qu’ils ne sont plus sortis en mer à cause de la tempête, de la pluie et de la neige. Le monde retrouve sa forme, on voit la ligne d’horizon. La pêche à la morue va pouvoir reprendre, par barques de six rameurs. Bárður et le gamin aiment être à deux, à l’écart des autres – « il y a tant de choses à dire qui ne sont destinées qu’à eux, à propos de la poésie, des rêves et de ce qui nous tient éveillés ».

    Quand ils ont rejoint les baraquements, sur le lit où ils dormiront tête bêche, Bárður vide son sac : trois journaux, des vivres, plusieurs livres dont l’un lui a été prêté par un vieux capitaine devenu aveugle, Kolbeinn – Le paradis perdu de Milton, dans la traduction d’un pasteur islandais. « Nous passons notre existence à la recherche d’une solution, d’une chose qui nous console, nous apporte le bonheur et éloigne de nous tous les maux. »

    Chaque équipage a sa cantinière, Andrea prend soin d’eux. Avant de prendre la mer, le gamin boit plusieurs gorgées d’élixir de Chine censé protéger du mal de mer ; Bárður rouvre Le Paradis perdu pour lire quelques vers qu’il a l’intention de se rappeler. La lune a « ses voiles toutes gonflées de lumière blanche » : la mère du gamin lui a souvent parlé de la lune dans ses lettres. Ses parents avaient soif de lire, d’apprendre, puis son père est mort en mer, les enfants ont été séparés ; la mère du gamin lui a beaucoup écrit avant de mourir de la grippe.

    Entre ciel et terre campe un monde ancien et lointain, celui de pêcheurs islandais dont la survie dépend de la mer et qui ne savent pas nager. Bárður estime que son ami et lui qui aiment les mots, les poèmes, ne sont « pas nés pour être pêcheurs ». Il envie le rédacteur en chef du journal et trouve « merveilleux d’avoir pour emploi d’écrire ». Après quatre heures à ramer vient le moment de jeter les lignes à la mer et d’attendre dans le froid de plus en plus intense que le poisson morde. Puis c’est le drame : Bárður a oublié de prendre sa vareuse et personne ne pourra lui venir en aide. Le gamin, désespéré, se répète le vers de Milton écrit par son ami à celle qu’il aime : « Nulle chose ne m’est plaisir, en dehors de toi »,

    « L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts ». Le gamin qui n’a pu sauver son ami n’a plus qu’une idée en tête : s’éloigner de la mer, aller rendre le précieux Paradis perdu au capitaine aveugle qui possède près de quatre cents livres dans sa bibliothèque, et mourir à son tour. Entre ciel et terre suit l’errance d’un garçon qui a perdu son ami et le goût de vivre.

    En même temps, Jón Kalman Stefánsson continue à décrire comment ces hommes et ces femmes vivent entre mer et montagne, en particulier l’entourage du capitaine Kolbeinn chez qui le gamin a fini par échouer, happé par l’incertitude, « un oiseau qui tournoie ». J’ai mis du temps à entrer dans cet univers sombre, à en percevoir la lumière. La structure est parfois déroutante, mais les images étonnantes, poétiques. Les morts y accompagnent les vivants. Les mots, « poissons immémoriaux », eux, ne meurent pas.

  • A contre-courant

    fernandez,avec tolstoï,essai,littérature française,tolstoï,littérature russe,guerre et paix,iasnaïa poliana,vie,écrits,mariage,idées,culture« L’évolution même de Tolstoï est à contre-courant de ce qu’on observe chez les autres écrivains et artistes. Jeune, il adopte sans les discuter les coutumes et les conventions de sa classe : aristocrate campagnard, propriétaire terrien, seigneur local, officier, joueur, débauché, il entre facilement dans chacun de ces rôles. Peu à peu, il prend conscience de son erreur. De plus en plus insatisfait, il rompt avec ses habitudes, ses manières de penser. Et le voilà, dans son âge mûr, en pleine lutte intérieure contre lui-même, puis en pleine révolte contre son milieu ; en son grand âge enfin, il cherche décidément à déplaire, se dressant dans la posture magnifique de l’insurgé. »

    Dominique Fernandez, Avec Tolstoï

    Ilia Repine, Tolstoï à sa table de travail, 1891, Musée russe, Saint-Pétersbourg

     

  • Tolstoï et Fernandez

    Iasnaïa Poliana (« Clairière lumineuse ») a fêté cette année son centenaire : le domaine et la maison de Tolstoï ont été nationalisés le 10 juin 1921, le Comité Central leur a accordé un statut muséal. Restée en contact avec Olga, qui avait guidé notre petit groupe dans cette maison-musée en 2004, j’ai découvert grâce à elle un bel essai de Dominique Fernandez, Avec Tolstoï, publié en 2010.

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    Ivan Nikolaevich Kramskoï, Tolstoï, 1873 (Galerie Tretiakov, Moscou)

    L’entretien accordé cette année à notre charmante guide par l’auteur du Dictionnaire amoureux de la Russie, est disponible en vidéo sur YouTube : Интервью с писателем Домиником Фернандезом (l’introduction en russe est sous-titrée en français, langue de cet entretien d’une demi-heure). Olga y regrette que l’essai n’ait pas encore été traduit du français en russe.

    Avec Tolstoï n’est pas une biographie de l’écrivain (1828-1910), mais un cheminement en sa compagnie – la préposition l’annonce clairement. L’essayiste commence par situer celui que Nabokov place en premier dans son classement des écrivains russes, puis réfute deux images qui peuvent faire écran : « l’héritier » menant une vie de seigneur, la « gloire nationale et internationale » dont Iasnaïa Poliana est devenu « un lieu de pèlerinage ».

    « Tolstoï était un mécontent, mécontent de lui-même, mécontent des autres, un insoumis, en lutte contre les pouvoirs, contre l’Etat, contre l’Eglise, en lutte d’abord contre lui-même ; un homme assoiffé de perfectionnement intérieur ; un errant toujours en quête : l’opposé, en somme, du pontife assis, qui a trouvé. » Voilà le ton et le sujet. Fernandez a lu ses Journaux et carnets (trois tomes dans La Pléiade) : la question de rester soi-même tourmente Tolstoï continuellement, « se dégager des obstacles mis au perfectionnement intérieur par la naissance, la famille, la société, par sa propre lâcheté. »

    Le chapitre « Dostoïevski ou Tolstoï » met le premier du côté de la jeunesse et de son intransigeance – l’écrivain des états extrêmes, de la fébrilité, du tragique. Le second prend son temps pour montrer la vie « dans ses moindres manifestations », dans la ligne de l’épopée : « A Guerre et Paix, je ne peux comparer que l’Odyssée. » Tolstoï lui a fait découvrir le monde, il reste toujours « de plain-pied avec la vie, avec les choses, avec nous. » Quelle déception d’entendre un jour Nathalie Sarraute déclarer en privé : « Après Dostoïevski, on ne peut plus lire Tolstoï, c’est entièrement démodé. »

    Le parti de Fernandez étant pris, Avec Tolstoï examine ses nouvelles, ses romans, sa vie et son art, son mariage, ses idées – il y a tant d’entrées possibles. « Tolstoï est un œil. » Son réalisme le rapproche de Balzac, mais celui-ci commence par des descriptions, Tolstoï n’y recourt que dans le corps de la narration. Les exemples suivent. Sur le style, les idées de Tolstoï sont « très proches de celles de Stendhal », comme lui en quête avant tout de la justesse de l’expression. Pour bien écrire, ne pas ajouter mais supprimer.

    D’autres lieux tolstoïens sont à visiter en Russie. Un musée à Moscou, rue Prechistenka où il n’a jamais habité, expose des « portraits, photographies, autographes du maître ». Je n’y suis pas allée, mais bien à la maison personnelle de Tolstoï achetée en 1882, aujourd’hui rue Tolstoï. Avant de la décrire – quel bonheur de la revoir sous ses yeux – Dominique Fernandez explique que cette année-là, l’écrivain russe s’est porté « bénévole pour aider au recensement de la population de Moscou » : taudis, asiles, misère, « ce qu’il découvrit augmenta son horreur de la civilisation urbaine » qu’il dénonce dans plusieurs textes.

    Je ne me souvenais pas du buste d’Antinoüs sur le palier à l’étage – en 2004, nous n’avions pas pu prendre de photos à l’intérieur –, j’en ai trouvé une en ligne. « La perfection de la beauté masculine, et le symbole d’une sorte d’amour qui en principe répugnait à Tolstoï. » Fernandez reviendra sur le sujet de l’homosexualité abordé par Léon Tolstoï dans son Journal et en particulier sur une scène racontée dans Enfance. Sophie Tolstoï en parle aussi dans ses écrits.

    Fernandez offre dans le chapitre sur Iasnaïa Poliana une excellente visite guidée des lieux (en compagnie d’Olga) et rappelle comment ce domaine a nourri les descriptions que fait Tolstoï de la nature, arbres, flore et faune, prairies, rivières… Sur la situation des paysans et tout ce qu’il a entrepris en faveur du progrès social, l’auteur recommande de lire La matinée d’un gentilhomme rural, un texte devenu indisponible, mais republié l’an dernier en Folio classique.

    Si Avec Tolstoï est nourri de la lecture des grands romans, Guerre et Paix en premier, Anna Karénine où Fernandez signale le « premier monologue intérieur de l’histoire du roman » (le suicide d’Anna), l’essai rend aussi curieux d’autres textes moins connus. Merci encore à Olga de nous avoir donné envie d’ouvrir ce livre sur le grand écrivain de Iasnaïa Poliana. Dominique Fernandez l’a écrit en grand lecteur de Tolstoï et donne envie de le lire plus avant.

  • Rare

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    Christian Bobin, La dame blanche

    *[un pasteur presbytérien rencontré à Philadelphie et devenu son « plus cher ami sur terre »