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vie - Page 4

  • Tolstoï et Fernandez

    Iasnaïa Poliana (« Clairière lumineuse ») a fêté cette année son centenaire : le domaine et la maison de Tolstoï ont été nationalisés le 10 juin 1921, le Comité Central leur a accordé un statut muséal. Restée en contact avec Olga, qui avait guidé notre petit groupe dans cette maison-musée en 2004, j’ai découvert grâce à elle un bel essai de Dominique Fernandez, Avec Tolstoï, publié en 2010.

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    Ivan Nikolaevich Kramskoï, Tolstoï, 1873 (Galerie Tretiakov, Moscou)

    L’entretien accordé cette année à notre charmante guide par l’auteur du Dictionnaire amoureux de la Russie, est disponible en vidéo sur YouTube : Интервью с писателем Домиником Фернандезом (l’introduction en russe est sous-titrée en français, langue de cet entretien d’une demi-heure). Olga y regrette que l’essai n’ait pas encore été traduit du français en russe.

    Avec Tolstoï n’est pas une biographie de l’écrivain (1828-1910), mais un cheminement en sa compagnie – la préposition l’annonce clairement. L’essayiste commence par situer celui que Nabokov place en premier dans son classement des écrivains russes, puis réfute deux images qui peuvent faire écran : « l’héritier » menant une vie de seigneur, la « gloire nationale et internationale » dont Iasnaïa Poliana est devenu « un lieu de pèlerinage ».

    « Tolstoï était un mécontent, mécontent de lui-même, mécontent des autres, un insoumis, en lutte contre les pouvoirs, contre l’Etat, contre l’Eglise, en lutte d’abord contre lui-même ; un homme assoiffé de perfectionnement intérieur ; un errant toujours en quête : l’opposé, en somme, du pontife assis, qui a trouvé. » Voilà le ton et le sujet. Fernandez a lu ses Journaux et carnets (trois tomes dans La Pléiade) : la question de rester soi-même tourmente Tolstoï continuellement, « se dégager des obstacles mis au perfectionnement intérieur par la naissance, la famille, la société, par sa propre lâcheté. »

    Le chapitre « Dostoïevski ou Tolstoï » met le premier du côté de la jeunesse et de son intransigeance – l’écrivain des états extrêmes, de la fébrilité, du tragique. Le second prend son temps pour montrer la vie « dans ses moindres manifestations », dans la ligne de l’épopée : « A Guerre et Paix, je ne peux comparer que l’Odyssée. » Tolstoï lui a fait découvrir le monde, il reste toujours « de plain-pied avec la vie, avec les choses, avec nous. » Quelle déception d’entendre un jour Nathalie Sarraute déclarer en privé : « Après Dostoïevski, on ne peut plus lire Tolstoï, c’est entièrement démodé. »

    Le parti de Fernandez étant pris, Avec Tolstoï examine ses nouvelles, ses romans, sa vie et son art, son mariage, ses idées – il y a tant d’entrées possibles. « Tolstoï est un œil. » Son réalisme le rapproche de Balzac, mais celui-ci commence par des descriptions, Tolstoï n’y recourt que dans le corps de la narration. Les exemples suivent. Sur le style, les idées de Tolstoï sont « très proches de celles de Stendhal », comme lui en quête avant tout de la justesse de l’expression. Pour bien écrire, ne pas ajouter mais supprimer.

    D’autres lieux tolstoïens sont à visiter en Russie. Un musée à Moscou, rue Prechistenka où il n’a jamais habité, expose des « portraits, photographies, autographes du maître ». Je n’y suis pas allée, mais bien à la maison personnelle de Tolstoï achetée en 1882, aujourd’hui rue Tolstoï. Avant de la décrire – quel bonheur de la revoir sous ses yeux – Dominique Fernandez explique que cette année-là, l’écrivain russe s’est porté « bénévole pour aider au recensement de la population de Moscou » : taudis, asiles, misère, « ce qu’il découvrit augmenta son horreur de la civilisation urbaine » qu’il dénonce dans plusieurs textes.

    Je ne me souvenais pas du buste d’Antinoüs sur le palier à l’étage – en 2004, nous n’avions pas pu prendre de photos à l’intérieur –, j’en ai trouvé une en ligne. « La perfection de la beauté masculine, et le symbole d’une sorte d’amour qui en principe répugnait à Tolstoï. » Fernandez reviendra sur le sujet de l’homosexualité abordé par Léon Tolstoï dans son Journal et en particulier sur une scène racontée dans Enfance. Sophie Tolstoï en parle aussi dans ses écrits.

    Fernandez offre dans le chapitre sur Iasnaïa Poliana une excellente visite guidée des lieux (en compagnie d’Olga) et rappelle comment ce domaine a nourri les descriptions que fait Tolstoï de la nature, arbres, flore et faune, prairies, rivières… Sur la situation des paysans et tout ce qu’il a entrepris en faveur du progrès social, l’auteur recommande de lire La matinée d’un gentilhomme rural, un texte devenu indisponible, mais republié l’an dernier en Folio classique.

    Si Avec Tolstoï est nourri de la lecture des grands romans, Guerre et Paix en premier, Anna Karénine où Fernandez signale le « premier monologue intérieur de l’histoire du roman » (le suicide d’Anna), l’essai rend aussi curieux d’autres textes moins connus. Merci encore à Olga de nous avoir donné envie d’ouvrir ce livre sur le grand écrivain de Iasnaïa Poliana. Dominique Fernandez l’a écrit en grand lecteur de Tolstoï et donne envie de le lire plus avant.

  • Rare

    bobin,la dame blanche,essai,littérature française,emily dickinson,poésie,vie,littérature anglaise,etats-unis,création,maison,art,foi,culturebobin,la dame blanche,essai,littérature française,emily dickinson,poésie,vie,littérature anglaise,etats-unis,création,maison,art,foi,culture« En 1882 Wadsworth* meurt et son âme tombe sur la petite balance d’un Dieu diamantaire. Il n’y a pas de plus grande joie que de connaître quelqu’un qui voit le même monde que nous. C’est comme apprendre que l’on n’était pas fou. « Sur les sujets dont au fond nous ignorons tout, tous les deux nous croyons et doutons cent fois par heure – ce qui laisse à notre foi toute sa souplesse. » Parler sans fin de ce qui se dérobe sans fin est une jouissance en regard de laquelle toutes les autres ne sont rien. Rencontrer quelqu’un, le rencontrer vraiment – et non simplement bavarder comme si personne ne devait mourir un jour –, est une chose infiniment rare. La substance inaltérable de l’amour est l’intelligence partagée de la vie. En perdant Wadsworth, Emily perd la moitié du ciel. Apprenant sa mort elle confie à des amis : « Il était mon berger. »

    Christian Bobin, La dame blanche

    *[un pasteur presbytérien rencontré à Philadelphie et devenu son « plus cher ami sur terre »

  • Bobin chez Emily D.

    La dame blanche de Christian Bobin raconte, à sa façon non linéaire, la vie d’Emily Dickinson (1830-1886), résumée en dix lignes par Eduardo Galeano dans Mujeres (à lire sur Espaces, instants). Sortant peu de sa chambre d’Amherst, dans le Massachussetts, « Emily écrit des textes dont la grâce saccadée n’a d’égale que celle des proses cristallines de Rimbaud ».

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    Couverture de la première édition de Poèmes, publié en 1890

    Pour évoquer son existence et son œuvre, il commence par la mort d’Emily Dickinson, à cinquante-cinq ans. Susan, sa belle-sœur chérie, n’assiste pas à l’enterrement – parce que « son mari, Austin, frère d’Emily, y a invité sa maîtresse, Mabel Todd » – mais c’est elle qui l’a revêtue de la robe mortuaire « fraîchement repassée », « son ultime armure blanche ».

    Millicent, la fille de Mabel, six ans, qui « se souvient d’une mystérieuse dame en blanc aux cheveux roux qui ne sortait jamais », assure la transition vers la petite Emily de deux ans et demi confiée à la tante Lavinia quand sa mère va accoucher de Vinnie, la petite sœur. Emily voudrait rentrer chez elle, sa mère lui manque. Plus que son père, Edward Dickinson, trésorier du collège local, avocat, sénateur, dont les yeux noirs « vous fouillent, vous jugent, vous condamnent et finalement ne vous ont jamais regardé ».

    Dans les années 1850, la mort prend à Emily, vingt ans, plusieurs amies de son âge, puis Benjamin Newton, le secrétaire de son père qu’elle appelait « maître », qui lui prêtait des livres et l’encourageait à écrire. Cette année-là, le père triomphe : Amherst est reliée par le chemin de fer aux autres villes de la région, grâce à sa ténacité. « Mon père ne voit rien de mieux que « la vie réelle » - et sa « vie réelle » et « la mienne » entrent parfois en collision », écrit-elle.

    Heurtée par ses exigences, sa violence quand il fouette un cheval jusqu’au sang, elle cherche à ouvrir son cœur : elle joue du piano, elle fait le pain de la maison. Le père d’Emily mourra en 1874, sa mère aura une attaque de paralysie l’année suivante. « Les parents voient leurs enfants, jamais leurs âmes. Celle d’Emily tient dans une goutte de rosée. L’infime est son royaume. Elle contemple le ciel à travers le vitrail des ailes d’une libellule, et s’aménage un béguinage à l’intérieur d’une clochette de muguet. » Autour d’elle, « chacun veut être quelque chose, elle fait le rêve souverain de n’être rien et de mourir inconnue. L’humilité est son orgueil, l’effacement son triomphe. »

    De dix à vingt-quatre ans, la famille habite dans une maison toute en bois près du cimetière, pour Emily, « sa » maison d’où elle contemple les tombes. Puis on  retourne dans la première maison rachetée en 1855, la maison de son père, celle où elle est née et où elle mourra, entre la rue principale et un verger avec une serre.

    « Un  poète, c’est joli quand un siècle a passé, que c’est mort dans la terre et vivant dans les textes. Mais quand c’est chez vous, un enfant épris d’absolu, bouclé dans sa chambre avec ses livres, comme un jeune fauve dans sa tanière enfumée par Dieu, comment l’élever ? Les enfants savent tout du ciel jusqu’au jour où ils commencent à apprendre des choses. Les poètes sont des enfants ininterrompus, des regardeurs de ciel, impossibles à élever. »

    Austin, devenu à son tour trésorier du collège d’Amherst, est un conquérant, « cassant avec tous, sauf avec Emily ». Celle-ci sera la « petite mère » de son frère et de sa sœur qui nourrit les chats, « petits courtisans aux yeux d’or d’une dame en cachemire noir », balaie, fait les courses et assume son rôle : « Mon frère avait Amherst – et Emily avait la pensée. » Au collège, on la surnommait « Socrate ». Quand on veut convertir les élèves à la « nouvelle Eglise », Emily Dickinson est la seule à refuser. Le retour de son père après quelques mois d’absence signe la fin de ses études, « la maison se referme sur elle comme une huître sur sa perle. »

    « Quand nous avons tout perdu, quelque chose nous en prévient au creux du ventre, une meule de deux cents tonnes tombée du ciel dans nos entrailles » : sa mère qui dépendait d’elle meurt en 1882. « Emily sait quelque chose que les autres ne savent pas. Elle sait que nous n’aimerons jamais plus d’une poignée de personnes et que cette poignée peut à tout moment être dispersée, comme les aigrettes du pissenlit, par le souffle innocent de la mort. Elle sait aussi que l’écriture est l’ange de la résurrection. »

    Son jardin, son amour des fleurs, la robe blanche portée chaque jour après la mort de son père, les lys blancs, Higginson, « ancien pasteur, militaire luttant pour l’abolition de l’esclavage, homme de lettres curieux des écritures nouvelles » les découvre chez les Dickinson en août 1870. Emily lui soumet quelques poèmes, il est « soufflé ». Au retour, il écrit « ce qu’il vient d’entendre » de celle pour qui la poésie est une « affaire vitale », bouleversé par Emily, la « femme du dedans », la contemplative : la poète.

  • Beaucoup

    philippe claudel,l'arbre du pays toraja,roman,littérature française,mort,vie,cinéma,culture« Je sais que nous devons vraiment d’être ce que nous sommes à nos parents, certes, à des maîtres d’école, des professeurs peut-être, mais je suis persuadé que nous devons beaucoup dans notre construction intime et affective aux artistes, qu’ils soient morts ou vivants d’ailleurs, et aux œuvres qu’ils ont produites et qui demeurent, malgré leur effacement, malgré le temps qui supprime les sourires, les visages et les corps. »

    Philippe Claudel, L’arbre du pays Toraja

  • Entre les deux

    Quand j’ai emprunté à la bibliothèque, avant le confinement, L’arbre du pays Toraja de Philippe Claudel, je ne pouvais me douter qu’il ferait partie, comme quelqu’un l’écrivait ici récemment, de ces livres qui « viennent toujours quand on a besoin d’eux ». J’ai lu d’une traite ce roman dont le titre renvoie à un rituel funéraire des Toraja, sur une île indonésienne.

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    Rik Wouters, Autoportrait, fusain

    Le narrateur, un cinéaste, se souvient de ce pays où, près d’un village, on lui a montré un arbre « particulier », « remarquable et majestueux » : « une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois », déposés dans une cavité sculptée à même le tronc, fermée par des branchages et des tissus. Au retour en France, il a l’intention de le raconter à Eugène, son producteur devenu son meilleur ami, mais en écoutant les messages sur son répondeur, il entend celui-ci lui dire : « Tu vas rire, j’ai un vilain cancer. »

    Depuis quelques années, il a l’impression que la mort s’approche, sans la craindre vraiment pour lui-même, mais bien pour ses proches. Dans leur brasserie préférée où ils se retrouvent le soir même, il raconte son voyage à Eugène, sans lui parler des rituels. Celui-ci l’a rassuré – « tout a été pris à temps », sa fille médecin y a veillé –, et ils ont trinqué « à Dieu, au millefeuille, à [eux], à la vie. » Eugène est mort moins d’un an plus tard, peu après qu’il lui avait tout de même « raconté l’arbre du pays Toraja ».

    Cela dit, le narrateur laisse « glisser les plans un à un », s’attarde sur L’invention de Morel, un roman de Casares qu’Eugène lui avait offert, sur le scénario qui l’occupe, à partir du suicide d’un camarade d’adolescence qui s’est suicidé à dix-neuf ans, dont le titre sera « Pas mon genre », d’après la conclusion d’Un amour de Swann.

    « Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait au plus simple désigner par l’expression usage de la vie. Quand on y pense, toute notre existence tient dans l’expérimentation que nous en faisons. Nous ne cessons de nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l’étendre ou de l’accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d’une tasse. »

    L’arbre du pays Toraja est une rumination sur cet « entre les deux » qu’est la pensée de la mort dans notre vie – « Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes » – et le récit d’un homme qui vit seul dans un immeuble, entre deux femmes : une voisine qu’il observe de sa « fenêtre sur cour », dont il fera la connaissance, et Florence dont il a divorcé « en douceur », qu’il fréquente encore régulièrement. A tout cela se mêle l’amour du cinéma, qui imprègne sa vision des choses et son amitié pour Eugène.

    « Ainsi vont nos vies, qui se décident parfois un peu trop vite, et qui nous laissent nous débrouiller ensuite avec nos regrets et nos remords. » Au long des deux cents pages de L’arbre du pays Toraja, Philippe Claudel nous met à l’écoute des confidences d’un homme attentif aux corps, aux postures, aux mouvements, en même temps qu’aux méandres en lui de de la mémoire et de la vie.