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venise - Page 3

  • Morand et Venise

    Sous une couverture de toile rose un peu passée, Venises (1971) a attiré mon regard dans une brocante – jamais lu. « Venises. Dans un décor immortel, le portrait d’un homme ; plutôt esquisse que portrait » écrit Paul Morand (1888-1976) dans un hors-texte. Le Cercle du nouveau livre (librairie Jules Tallandier) offre une trentaine de pages à la fin du livre, textes et photos, pour l’information et le plaisir des lecteurs. Morand y répond au questionnaire de Marcel Proust, une photo le montre un chat dans les bras.

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    « A Venise, ma minime personne a pris sa première leçon de planète, au sortir de classes où elle n’avait rien appris. » Les classiques ennuient ce fils unique, solitaire, insociable, qui n’a « faim de rien ». A dix-sept ans, le sport le change : « l’énergie musculaire éveilla la force de l’esprit ». Il voit son adolescence à l’image d’un très vieux palais à Padoue : « je vivais hier ; j’habitais au milieu d’hommes d’autrefois ; j’en étais même arrivé à ne plus regarder le monde qu’à travers les Ancêtres. »

    Pour son père, « il est plus facile de se passer des choses que de perdre son temps à les acquérir », ses richesses se limitent à quelques œuvres d’art. « La beauté seule comptait, exactement le contraire d’aujourd’hui, où la beauté sera exilée tant qu’un homme aura faim. » Paul Morand vivait « naturellement » au rythme de ses parents, dans leur sillage. Les mercredis d’hiver, il y avait dîner à la maison, musique italienne, parfois Rodin au déjeuner (Eugène Morand, artiste-peintre, professeur de dessin, est nommé conservateur du Dépôt des Marbres en 1902).

    Puis viennent des lieux, des dates : « Vallée du Rhône, 1906 », l’hiver à la montagne et la révélation du blanc ; « Italie, 1907 », l’éblouissement à Naples sous le soleil ; « Lombardie, 1908 » ; « 1908. Venise dans le rétroviseur ». C’est à Venise, ce « haut lieu de la religion de la Beauté » (Proust), que Morand pense sa vie, « mieux qu’ailleurs », Venise devient sa confidente. L’ancienne gare, la gondole, la Douane de mer, le Grand Canal, et le voilà au petit appartement au deuxième étage d’un palais loué par ses parents chaque année en septembre, traghetto San Maurizio.

    La place Saint-Marc est lieu de rendez-vous pour les Français de Venise, des gens discrets, aimant l’art, haïssant le commerce. Paul Morand décrit leurs habitudes, leur conversation : « ce n’étaient pas des théoriciens, pas des intellectuels, leurs mots ne finissaient pas en isme (…) ; comme Jules Renard ils avaient des dégoûts très sûrs. » Puis, en octobre 1909, c’est le service militaire dans l’infanterie – « je quittai Venise, la rage au cœur » – où, jugé inapte au combat, on l’affecte bientôt dans le service auxiliaire. « L’Etat veut être aimé exclusivement. Il fallait choisir : j’optai pour le bonheur, pour la route libre, pour le temps perdu, c’est-à-dire gagné. Je repris le chemin de Venise. »

    On peut lire Venises pour découvrir peu à peu l’écrivain. N’ayant rien lu d’autre de Paul Morand, j’y ai plutôt butiné des ambiances, comme celle de l’« Ile San Lazzaro » : au couvent des Arméniens (« Je leur suis reconnaissant d’avoir été les premiers importateurs des chats angoras en Occident. »), l’écrivain médite sur les rapports de Proust avec la Sérénissime. Puis il évoque trois cafés vénitiens qu’il a fréquentés au long des années. Au pied de l’Accademia, un petit café où « on reçoit le soleil de face, vers dix heures ; l’air n’a pas encore servi ; il court à vous, tout débarbouillé, venant de la mer. » La nuit, à la Fenice – la place est un théâtre. Pour la canicule, sur la place San Zanipolo.

    « Un écrivain doit avoir sa propre longueur d’onde. » Le récit accueille des fragments, des aphorismes. « L’eau donne aux sons une profondeur, une rémanence veloutée qui durent au-delà d’une minute ; on croit descendre dans les grands fonds. » – « Ces Leica, ces Zeiss ; les gens n’ont-ils plus d’yeux ? » – « Les vautours de Venise, ce sont les chats. » Paul Morand a divisé Venises en quatre parties ; la dernière s’intitule « Il est plus facile de commencer que de finir. »

  • Place réservée

    proust,a la recherche du temps perdu,la fugitive,albertine disparue,roman,littérature française,relire la recherche,albertine,charlus,mme verdurin,jalousie,amour,homosexuels,musique,art,venise,culture« Une heure est venue pour moi où, quand je me rappelle le baptistère, devant les flots du Jourdain où Saint Jean immerge le Christ, tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta, il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi, il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère. » 

    Marcel Proust, La fugitive

    Le baptême du Christ. Vers 1352-54. Venise, Basilique Saint-Marc. Mosaïque du vestibule du Baptistère.
    http://cedidoca.diocese-alsace.fr/bible-en-images/nouveau-testament/la-vie-publique-du-christ/le-bapteme-du-christ/

     


     

     

     

     

  • Vivre sans Albertine

    Alors que dans La prisonnière, Proust rappelle régulièrement le désir du narrateur de rompre avec Albertine, son départ est pour lui un véritable choc. La fugitive (autrefois Albertine disparue) le confirme : sa souffrance contredit le sentiment antérieur qu’il ne l’aimait pas vraiment. Il en ressent un coup « physique » au cœur : « Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. » 

    Proust Nuage de mots Albertine.jpg

    Source : http://ycreange.blogspot.be/2012/01/la-recherche-du-temps-perdu-du-cote-de.html

    Il s’efforce d’abord de nier le caractère définitif de leur séparation, demande à Françoise de garder la chambre d’Albertine en ordre, imagine son retour pour bientôt. Apprenant qu’elle est chez sa tante en Touraine, il lui écrit une lettre d’adieux et fait appel à Saint-Loup (aussi étonné de découvrir qui a été sa maîtresse secrète que lui en rencontrant Rachel) pour tenter une ultime démarche auprès de Mme Bontemps, sans se laisser voir de sa nièce.

    Donner trente mille francs à la tante (« pour le comité électoral de son mari »), donner cinq cents francs à une petite fille qu’il a fait monter chez lui pour se donner l’illusion d’une présence (les parents porteront plainte, sans suite), le narrateur agit sur impulsion et multiplie les maladresses. Albertine, qui a vu arriver Saint-Loup, traite le narrateur d’insensé par télégramme et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J’aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » A quoi il répond qu’il ne le lui demandera pas – « Adieu pour toujours. »

    Tour à tour, il espère que cette lettre la fera revenir, qu’elle refusera, se reproche de l’avoir écrite, se récite des vers de Phèdre sur la douleur de la séparation. Quand Françoise lui montre les deux bagues d’Albertine oubliées dans un tiroir, c’est un nouveau motif d’accablement : leur ressemblance prouve qu’elle a menti sur leur origine. Le rapport de Saint-Loup, qui a entendu Albertine chanter chez sa tante, n’a rien de rassurant. Elle y voit d’autres filles, une actrice, elle n’a pas du tout l’air de souffrir.

    Pourquoi lui reprocher des désirs que lui-même s’autorise ? L’amant jaloux est prêt maintenant à tout lui permettre. De désespoir, il lui télégraphie de revenir à n’importe quelles conditions – « Elle ne revint jamais. » Un télégramme de Mme Bontemps lui annonce la mort d’Albertine, « jetée par son cheval contre un arbre », suivi de deux lettres de la jeune femme, la première à propos d’Andrée (il lui a écrit qu’il envisageait de se lier avec elle), la seconde pour lui demander de revenir – « je prendrais le train immédiatement. »

    « Alors ma vie fut entièrement changée. » La fugitive est le récit de la douleur et de l’oubli. Les tendres souvenirs envahissent ses pensées, les projets qu’il croyait empêchés par elle, comme aller à Venise, ne lui disent plus rien sans elle. « On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue. » 

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    Albertine n’est plus, mais sa curiosité pour elle persiste. Il charge Aimé (le maître d’hôtel) de se renseigner sur ce qui se passait dans les douches où elle se rendait à Balbec, à cause d’une rougeur soudaine observée un jour qu’ils en parlaient. Sa vie lui paraît un « double assassinat » : de sa grand-mère, auprès de qui il s’est comporté en égoïste et qu’il a trop vite oubliée, et à présent d’Albertine.

    « On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. » Il aimait Albertine, enfin il se l’avoue. « Mais elle était morte. Je l’oublierais. » C’est l’heure du bilan où défilent les femmes de sa vie, et celles d’un instant. Quand Aimé revient avec les confidences d’une doucheuse sur les rencontres coquines d’Albertine, Balbec devient l’Enfer de ses soupçons confirmés.

    « Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne la rencontrerais jamais. » Puis vient le temps du doute : la doucheuse, Aimé ont-ils dit vrai ? Une petite blanchisseuse qui a simulé pour Aimé ce qu’elle faisait avec Albertine ne l’a-t-elle pas puni pour sa curiosité ? « Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. » Enfin, il lui pardonne.

    S’habituer à vivre sans elle. Eviter la Touraine, la Normandie. Lire le journal avec prudence – un rien peut réveiller la douleur. Rencontrer Andrée, tâcher de savoir tout de même. Ramener d’autres filles chez lui, mais aucune n’est Albertine. Enfin, Le Figaro publie un article de lui ! Quand Andrée lui révèle la relation entre Albertine et Morel, il ne souffre plus : « Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu’ils auraient eue quelque temps plus tôt. » Comprendra-t-il jamais pourquoi Albertine l’a quitté ? Tout en elle, toujours, est et restera mobile – fugitif.

    Sa mère emmène le narrateur quelques semaines à Venise. Ils y font des rencontres inattendues, mais c’est surtout la beauté de la ville qui l’occupe, et la peinture vénitienne. Il prend des notes pour un travail sur Ruskin, visite Saint-Marc avec sa mère, reconnaît dans un tableau de Carpaccio le manteau de Fortuny porté par Albertine, admire les anges-oiseaux de Giotto à Padoue.

    Au moment du départ, le courrier leur annonce deux mariages inattendus : Gilberte Swann, devenue Mlle de Forcheville par le remariage de sa mère, épouse Saint-Loup ; le « petit Cambremer » épouse la nièce de Jupien (elle mourra peu après de fièvre typhoïde). Gilberte de Saint-Loup devient une personne très en vue, mais aucune situation mondaine ne l’est une fois pour toutes. Son mari s’affiche avec des maîtresses – un leurre. Saint-Loup est aussi un « inverti », et en l’apprenant de source sûre, son ami – en fait l’était-il ? – en ressent beaucoup de peine. 

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  • Présence

    « On reste un long moment silencieux et puis le prince se penche, me touche doucement la main.
    – J’aime votre compagnie. Par votre présence, vous me gardez dans l’attente. Dans l’envie.
    Dans la chambre, il fait presque nuit.
    – Vous devriez bénir votre silence. Cette capacité que vous avez à ne rien dire.
    – Mais quand je suis avec lui…
    – Vous attendez trop de lui.
    Il sort la pipe de sa poche, avec une allumette, il enflamme le tabac.  
    – Il ne faut pas attendre. Laissez-vous traverser. »
     

    Claudie Gallay, Seule Venise 

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    Emile Claus, Venise 


  • Venise en hiver

    Seule Venise de Claudie Gallay a été publié quatre ans avant Les déferlantes, son grand succès. Pourquoi ce titre, cette épithète ? On ne l’apprendra qu’aux deux tiers du roman, de la bouche d’un vieux prince russe, son personnage le plus attachant. La narratrice, la quarantaine, s’adresse tout au long du récit à l’homme qu’elle rencontre dans cette ville en décembre 2002 : « vous ». 

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    Venise baigne dans le brouillard quand elle descend du train sur le quai où « personne n’attend personne ». Elle a vidé son compte bancaire avant de partir, « de quoi tenir un mois, peut-être deux ». La rupture avec Trevor l’a laissée exsangue, elle a eu envie d’en finir, a passé des journées au lavoir automatique avant de prendre le train.

    « Trevor, il m’a plaquée. » « Venise, je n’ai pas choisi. » «  Des ponts, il y en a, mais pas tant que ça. » Tournures de phrase à la Duras, fréquents retours à la ligne, phrases courtes, nominales, le style de Claudie Gallay peut gêner ou au contraire envoûter. Je m’y suis habituée parce que la tension du récit, les détails vus comme en gros plan, l’intensité des émotions aident à mettre ses pas dans ceux de cette femme qui cherche son hôtel dans Venise, une adresse trouvée dans le Routard, et à y pénétrer avec elle.

    Luigi, le propriétaire, l’accueille et lui parle de ses chats (dix-huit, mais ils restent dehors) avant de lui faire lire et signer les « principaux usages pour le bien de tous ». Un jeune couple, une danseuse et son ami, loge dans la chambre de Casanova. La chambre bleue est occupée par un Russe en fauteuil roulant, depuis cinq ans. Elle dormira dans la chambre aux anges. 

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    La ville est décorée pour Noël, elle y marche en suivant quelqu’un, une vieille habitude de « pister » des chaussures, talons ou sandales… C’est comme ça qu’elle avait rencontré Trevor. Fatiguée d’avoir traîné dehors l’après-midi, elle s’endort dans sa chambre et arrive en retard au repas du soir, Luigi lui en rappelle l’heure précise, dix-neuf heures – le Russe ne supporte pas les retards.

    Le matin, elle fait connaissance avec Carla, la danseuse, et son amant, « collés » l’un à l’autre. Le jour, elle marche, prend le vaporetto, entre dans les églises, explore les ruelles. Le soir, bien à l’heure, elle serre la main de Vladimir Pofkovitchine, « prince de Russie ». Il la questionne en français sur sa région, sur la raison de sa présence à Venise – « Trouver l’amour, je réponds. » Peu douée pour la conversation, elle lui parle de son poisson rouge qu’elle a laissé crever après avoir été plaquée : elle l’a sorti du bocal et posé sur la table, pour voir si elle pouvait supporter davantage. « Le ton est donné. C’est dit, le soir, on dîne à la même table et il va falloir s’habituer. »

    « Luigi m’a dit, les premiers jours c’est toujours comme ça, on marche, on se perd. Après, on apprend. » Venise est un labyrinthe, elle s’y déplace à l’instinct. Un jour, un vent violent se lève, « la bora ». Vers quatre heures, au Campiello Bruno Crovato, elle remarque un chat roux qui miaule devant une porte qui s’entrouvre. Par la fenêtre de la boutique, elle regarde à l’intérieur : une lampe allumée, des livres, un pantin rouge suspendu, un bureau. « Et derrière le bureau, il y a vous. C’est comme ça que je vous vois la première fois. En homme assis. En train de lire alors que dehors la bora souffle et menace de tout arracher. » 

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    Le décor est planté. Venise en hiver. Les conversations du soir avec le prince qui s’intéresse à tout ce qu’elle a vu, lui qui ne peut plus sortir, et lui conseille des livres à lire, l’initie à la dégustation du vin, lui fait écouter la Callas, lui transfuse sa curiosité à l’égard du monde. Et les rencontres avec Manzoni, le libraire au chat roux dont la voix, tout de suite, lui a plu. Il lui parle de Zoran Music, un peintre qui habite « ici, à Venise », ce Slovène sorti de Dachau en 1945 et qui est allé « au plus loin dans la peinture. » – « Je n’ai rien à dire. Je vous écoute. »

    Seule Venise est hanté par l’amour : l’amour perdu de Trevor, une « histoire » avec le libraire, peut-être, les amours anciennes d’un exilé dont une nouvelle page pourrait encore s’écrire, l’amour de Carla pour la danse et celui de Valentino pour Carla… La narratrice observe, raconte, vibre, reste « en creux » dans le récit. La couverture Babel correspond davantage au roman que celle de Jai lu. On a l’impression, à la fin du voyage, d’en savoir plus sur ceux qu’elle a rencontrés que sur elle-même. Mais on s’est vraiment senti à Venise, en hiver, le temps d’un livre.