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turquie

  • Victime

    Erdogan Le silence même.jpg« Ma « recette » personnelle – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin… La littérature commence précisément avec ce sens du destin. Cette coupe avec laquelle je puise dans l’océan amer de notre monde, et surtout de notre propre géographie, si elle m’a permis de goûter à l’amertume de l’autre, alors elle n’aura pas été bue en vain. Mais puis-je vraiment dire que je ne fais aucun tort aux victimes dont j’ai parlé ou que j’ai passées sous silence, et que, cherchant à travers leur souffrance à mettre en mots celle de l’humanité entière, je sais qu’il est nécessaire de lui opposer de l’empathie, du respect, un sens de la justice ? Je n’ai pas d’autre réponse que celle de demander à la victime, en la regardant droit dans les yeux. »

    Aslı Erdoğan, « Victime-ée » in Le silence même n’est plus à toi

  • Chroniques libres

    Physicienne de formation, après un passage au CERN de Genève, Aslı Erdoğan (°1967) s’est tournée vers l’écriture. Publiée dès 1993 avec un premier roman, L’homme coquillage, elle est régulièrement traduite en français. Je la découvre à travers des chroniques réunies dans Le silence même n’est plus à toi (2016, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 2017).

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    Dans cette trentaine de textes, elle raconte, témoigne, dénonce ce qui l’indigne : des atteintes à la liberté d’expression, l’oppression du gouvernement turc envers les minorités et envers les Turcs qui osent manifester ou défier la censure. Cela lui a valu d’être accusée de terrorisme et d’être emprisonnée, trois ans après avoir écrit Le bâtiment de pierre sur le système carcéral en Turquie. (Aslı Erdoğan n’a aucun lien de parenté avec le président turc.) Libérée en 2017, elle a finalement été acquittée en 2020 ; ensuite l’acquittement a été annulé en 2021, puis rétabli en 2022. Elle vit désormais en Allemagne.

    « Etait-il vraiment chiffonnier, ou bien, comme il l’a laissé entendre, policier en civil, je n’en sais rien. « Il m’a sauvé la vie », me suis-je répété plusieurs fois, je le dis pour m’en convaincre, comme une issue de secours dans la nuit dont je chercherais le code. Elle – la nuit –, j’en ferai un récit personnel, au passé, je lui trouverai une place au milieu des signes de ponctuation. Sans doute que je n’ai pas même dit merci.
    « Couche-toi ma sœur ! A terre ! A TERRE ! » Il hurle autant qu’il peut, cherchant à couvrir le son de la canonnade. Il indique le mur. « Baisse la tête ! »

    « Au pied d’un mur », qui débute ainsi, raconte la nuit du 15 juillet 2016, devant la caserne de Harbiye (tentative de coup d’Etat). Ce texte est disponible en ligne sur le site de l’éditeur. « Notre journal », son parcours à pied sous la pluie pour aller chercher le journal* « à l’unique kiosque » où on le trouve. En chemin, elle s’arrête devant la vitrine d’une animalerie pour y observer trois perruches – jaune, bleue, verte : elles lui rappellent un ami qui en élevait en prison. (*Aslı Erdoğan rendait compte des injustices subies par les Kurdes dans le journal turco-kurde Özgür Gündem, qui a fini par être interdit.)

    Elle ose écrire sur les sujets qui fâchent le pouvoir : « c’est un sophisme grossier de dire qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais de racisme en Turquie. » Rejet des Kurdes, antisémitisme, « Grande catastrophe » (guerre gréco-turque) ou génocide arménien (nié par l’Etat turc)… Titre d’une chronique : « Journal du fascisme : aujourd’hui »

    Le texte éponyme rend hommage au poète grec Georges Séféris avec des vers de Mycènes (Gymnopédie, 1935) traduits par Jacques Lacarrière : « Le silence même n’est plus à toi, / En ce lieu où les meules ont cessé de tourner ». Aslı Erdoğan : « Sobrement, personnellement, simplement : je ne veux pas être complice. Je ne veux pas être complice de ces rafales de balles qui s’abattent sur des femmes, des enfants et des vieillards essayant de s’extirper des décombres, cramponnés à un drapeau blanc. »

    « La liberté est un mot qui refuse de se taire », écrit-elle en saluant quatre universitaires (Esra Munger, Muzaffer Kaya, Kivanc Ersoy et Meral Camci) emprisonnés sur « ordre venu d’en haut » pour avoir déclaré en public « ne pas vouloir être complices des crimes atroces » commis en Turquie contre des rebelles du PKK. « Pour trouver semblables faits dans la longue histoire de l’oppression, il faut remonter à la période nazie, à la Pologne occupée ! »

    Après une Journée de la Femme « qui fut étonnamment colorée, incroyablement enthousiaste, pleine de joie, de passion, d’insoumission et de révolte… », l’autrice critique les journaux qui continuent à propager une morale sexiste, encouragent les menaces à l’égard des femmes. Elle rappelle que la Turquie est classée au 125e rang sur 142 pays en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes et que les femmes y sont sous-représentées en politique (« Texte du 9 mars »).

    Viols, torture d’Etat, manifestations réprimées… Rapportant des scènes terribles, les chroniques d’Aslı Erdoğan, écrites à la première personne,  traitent de sujets graves, douloureux, indicibles parfois. Elle s’y implique avec sensibilité, poésie parfois, mêlant politique, réflexion sur l’écriture et expérience de l’exil. Elle laisse très souvent des points de suspension – des silences – à la fin de ses phrases. Dans Le silence même n’est plus à toi, chroniques libres d’une femme qui résiste, l’écriture n’est pas qu’un constat, l’écriture est un cri.

  • Montagnes au loin

    Attention : livre fabuleux ! Orhan Pamuk (°1952) a longtemps rêvé d’être peintre. Dans Souvenirs des montagnes au loin, Carnets dessinés (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), il a rassemblé une sélection de pages de ses carnets Moleskine de 2009 à 2022 : des doubles pages où le dessin et l’écriture manuscrite se côtoient. Dans ce beau livre aux pages de garde terracotta, la traduction française suit la disposition du texte original autour de la reproduction du carnet ouvert. Des couleurs et des mots, quel régal !

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 14-15

    La quatrième de couverture (à lire à la suite de l’extrait proposé en ligne) explique le rôle de ces carnets pour l’écrivain stambouliote. Une sorte de journal de bord d’un amoureux des montagnes, des îles, du spectacle des bateaux sur le Bosphore. Jusqu’à ses 22 ans, Pamuk croyait devenir peintre, puis il est devenu romancier. En 2009, il s’est mis à dessiner dans les carnets de notes qu’il emporte partout avec lui : « un monde à moi ». Parfois le texte précède le dessin, parfois c’est l’inverse. Ce sont quasi tous des croquis de paysages : « Le paysage est la base de tout. »

    A Istanbul, Orhan Pamuk vit à Cihangir, un quartier où la vie lui semble « plus humaine », où la vue du panorama donne l’impression « d’être protégé » à ce solitaire « qui se promène en ville sous escorte ». Ecrire et dessiner le rend heureux, et en particulier, depuis l’enfance, le fait de dessiner des bateaux – « Mais ce n’est pas l’enfance que j’ai en tête. Je veux partir loin. Un lieu lointain. Où est-il ce lieu lointain auquel tu penses ? Ici même, sur ce dessin. Mais où est-ce ? Là où la rêverie me transporte quand je déprime. »

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 16-17

    Ce qui déstabilise un peu à la lecture de Souvenirs des montagnes au loin, c’est l’ordre non chronologique choisi par l’auteur : « C’est pour comprendre ce paysage apparu en rêve que j’ai classé les pages illustrées des carnets non en fonction du temps, mais en fonction du sentiment. » L’année est indiquée en haut de page, ce qui donne tout de même un repère.

    L’aménagement du Musée de l’Innocence est un gros souci qui revient très souvent dans ses carnets, un chantier interminable : réunions, contretemps, lenteur, idées de présentation nouvelles… J’ai présenté ici le roman éponyme (qui date de 2008), une longue histoire où je m’étais perdue, je l’avoue, sans percevoir son véritable enjeu. Il a été conçu en même temps que le projet du musée (inauguré en 2012) : à travers les objets évoqués dans cette histoire d’amour, Pamuk voulait donner un aperçu de la vie stambouliote entre 1970 et le début du XXIe siècle. (Il dit par ailleurs lire les carnets de Joseph Cornell, l’artiste new-yorkais célèbre pour ses assemblages d’objets trouvés, aimé aussi de Chantal Thomas.)

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 18-19

    Sur ses doubles pages, l’écrivain revient souvent sur son amour d’Istanbul et sur son désir de garder les traces de cette époque. Beauté de la ville sous la neige, de la lumière du soir sur les minarets, du matin sur les collines (« désormais bétonnées »)… « Le plus fort désir de Monsieur le Peintre est de voir d’une façon entièrement neuve ce qu’il a toujours vu. S’il y parvient, la vie quotidienne deviendra une Vie Nouvelle. Mais pour cela, il faut être un homme nouveau. C’est ce que cherche le Peintre en peignant et repeignant sans cesse la même vue. » (2014)

    Même s’il voyage, donne des cours, des conférences, écrit des préfaces ou des articles, Orhan Pamuk revient constamment au roman en cours dans ses carnets (surtout Cette chose étrange en moi puis Les nuits de la peste), tantôt optimiste quand il a bien avancé, tantôt découragé de n’avoir pu écrire à cause d’une insomnie, d’un dérangement, d’obligations. Il lit et relit ses écrivains préférés, souvent des « diaristes » : Tolstoï, Thoreau, Virginia Woolf…

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 28-29

    Les carnets dessinés évoquent aussi son amitié pour des écrivains contemporains qu’il lit, qu’il rencontre. Ce livre ouvre des fenêtres sur ses voyages et sur la vie qu’il mène dans son propre pays, en butte à l’hostilité du régime actuel pour l’avoir critiqué. Il l’a dédié à Asli, son épouse depuis 2022, rencontrée après sa rupture avec Kiran Desai, une écrivaine indienne.

    Bien sûr,  ces notes journalières (réflexions, faits, observations, aphorismes…) parleront davantage à ceux qui ont lu et suivent l’œuvre du romancier turc prix Nobel de littérature, mais il me semble que les dessins d’Orhan Pamuk, leurs couleurs, révèlent si bien par eux-mêmes ses émotions devant les paysages de Turquie ou d’ailleurs qu’ils font de Souvenirs des montagnes au loin un livre à garder sous la main, sous les yeux ou dans sa bibliothèque, pour voyager dans ses paysages.

  • Flou

    ahmet altan,madame hayat,roman,littérature turque,études,littérature,amour,société,turquie,initiation,culture« Avec Madame Hayat, on se voyait le soir au studio de télé, puis on allait chez elle, le lendemain matin on se séparait. De savoir si on se reverrait à la prochaine émission, il n’était jamais question. Parfois elle ne venait pas, sans explication. Je ne lui en demandais aucune. Elle semblait avoir choisi en toute conscience de laisser les choses dans le vague, refusant obstinément que notre relation, comme l’existence en général d’ailleurs, prît un tour plus formel, ou au moins descriptible. Aucune ligne claire, nette, délimitée, ne venait circonscrire notre relation, elle pouvait changer à tout moment, devenir autre chose, voire disparaître purement et simplement. Si ce flou permanent me rendait inquiet, il avait aussi quelque chose d’étrangement excitant. Je voulais les tenir, les avoir bien en main, elle et notre relation, mais elles m’échappaient. »

    Ahmet Altan, Madame Hayat

  • Madame la Vie

    Quand j’ai lu Je ne reverrai plus le monde, Ahmet Altan était encore en prison. C’est là qu’il a écrit Madame Hayat (Hayat Hanım, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), avant d’être libéré par la Cour de cassation en avril 2021. Prix Transfuge du meilleur roman européen et Prix Femina étranger, Madame Hayat raconte la vie de Fazil, le narrateur, étudiant en lettres, qui a changé du jour au lendemain.

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    « La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. » Son père, qui avait investi toute sa fortune dans la production de tomates, est ruiné par de nouvelles mesures économiques et meurt peu après. Sa mère n’a plus d’autre source de revenus que le maigre rapport de ses serres florales. Fazil obtient une bourse, mais sa nouvelle condition d’étudiant n’a plus rien à voir avec le train de vie facile qu’il menait auparavant.

    Il loue une petite chambre dans un vieil immeuble « d’une rue de la soif » qu’il peut observer d’un petit balcon et partage la cuisine commune avec les autres locataires. C’est là qu’on lui propose un jour de se faire un peu d’argent comme figurant pour une émission de télévision : dans une salle en sous-sol, il s’agit de s’installer à une des tables près de la scène, un plateau où chantent des femmes mûres plantureuses dans des tenues colorées et aguichantes. Un écran géant montre les chanteuses filmées et de temps à autre les spectateurs.

    C’est à l’écran qu’il remarque d’abord un visage « d’une espièglerie malicieuse » entouré de longs cheveux « roux-blond », une « robe au décolleté profond, couleur de miel », puis les belles hanches d’une femme gracieuse et très excitante. « Jusque-là, je n’avais jamais imaginé que les femmes âgées puissent être aussi attirantes. J’étais émerveillé, abasourdi. »

    A la fin du tournage, quand tout le monde sort, cette femme d’une cinquantaine d’années le remarque et l’invite à l’accompagner au restaurant. Le serveur les installe dans un petit jardin intérieur et l’appelle « madame Hayat » – un nom qui enchante l’étudiant : « et je me répétais dans toutes les langues : Madame Hayat, Lady Life, Madame la Vie, Signora la Vita, Señora la Vida… »

    Elle s’intéresse à lui, l’interroge sur ses études – elle ne lit jamais de romans, qui ne lui apprennent rien sur l’humanité, dit-elle, qu’elle ne sache déjà. Mme Hayat préfère regarder des documentaires. Elle dirige la conversation, le taquine, le surprend, « certainement la partenaire la plus charmante qu’un  homme puisse souhaiter pour un dîner ». Elle ne sait rien de la littérature mais connaît beaucoup de choses sur les hommes, les insectes, le monde. Quand elle repart en taxi, Fazil se reproche de ne pas avoir su lui plaire assez pour qu’elle le retienne.

    Une fois son amant, la revoir devient son obsession. Leur relation occupe toutes les pensées de l’étudiant, même après avoir rencontré Sila, une étudiante de bonne famille qui a subi les mêmes revers de situation que lui, du jour au lendemain. Belle, cultivée, elle est la partenaire idéale pour échanger sur leurs lectures, les cours et les professeurs de lettres. Quand leur complicité devient plus intime, il ne lui parle pas de Madame Hayat, qu’il continue à voir chez elle.

    Dans la rue, de plus en plus de bastonnades visent ceux qui ne vont pas à la mosquée. Les revues sont mises sous pression. Le quartier des bouquinistes est rasé. A l’université, étudiants et professeurs sont suspectés de sédition. L’ancien chauffeur du père de Sila, reconverti dans des affaires malhonnêtes et lucratives, prend plaisir à la suivre pour la traiter de haut. Tout le monde se sent surveillé et peut s’attendre à une arrestation arbitraire. Sila n’envisage qu’une issue pour y échapper : continuer ses études au Canada. Fazil hésite à l’accompagner, même si Madame Hayat elle-même pousse son « petit Marc Antoine », comme elle l’appelle, à partir avec cette étudiante de son âge.

    Fazil, en adoptant un mode de vie modeste, partage les vicissitudes de ses nouveaux compagnons d’infortune. Si le très beau roman d’Ahmet Altan décrit les difficultés d’une jeunesse avide de liberté dans ce climat politique menaçant, c’est avant tout un roman d’initiation amoureuse. Tiraillé entre deux femmes que tout oppose, l’étudiant admire chez Madame Hayat, en plus de sa sensualité enivrante, son goût de la vie, sa curiosité, son art de vivre au présent.

    Magnifique portrait de femme – « Sa liberté me rend plus libre » a écrit l’auteur à l’occasion du prix Femina –, Madame Hayat décrit l’entremêlement des désirs chez un jeune homme qui rêve d’enseigner la littérature et qui apprend à observer la vie réelle. « Un livre universel, trempé dans l’encre de l’humanisme et de la liberté. » (Philippe Chevilley, Les échos)