Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

société - Page 3

  • Dans la forêt

    le clézio,avers,des nouvelles des indésirables,nouvelles,littérature française,prix nobel de littérature,injustice,errance,indifférence,culture,société« Dans la forêt, il n’y avait plus de chemin, plus de destination, on pouvait se perdre, marcher des jours sans voir le soleil, sans trouver d’eau, sous la voûte des feuilles, à travers les branches emmêlées, enserré par les géants cuipos, les cocobolos, les cèdres amers, les multipliants, par les lianes, les buissons, les pièges d’épines, dans l’angoisse du silence, dans le vide, les jambes serrées par les racines, les pieds enfoncés dans les gués de feuilles mortes, le visage frôlant les réceptacles des sépales chargés de tiques. Yoni n’avait jamais connu cela, un lieu sans hommes, sans intelligence, d’où avaient disparu les mots et les pensées, où il ne restait que les sensations, les odeurs, les touchers, les murmures. La forêt enserrait, enfouissait, noyait. »

    J. M. G. Le Clézio, Etrebbema* in Avers

    * Dans la langue emberá, l’inframonde (note de l’auteur)

  • Des indésirables

    J. M. G. Le Clézio présente Avers. Des nouvelles des indésirables (2023) en ces termes : « Pour moi, l’écriture est avant tout un moyen d’agir, une manière de diffuser des idées. Le sort que je réserve à mes personnages n’est guère enviable, parce que ce sont des indésirables, et mon objectif est de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte face à l’injustice de ce qui leur arrive. » (Quatrième de couverture)

    le clézio,avers,des nouvelles des indésirables,nouvelles,littérature française,prix nobel de littérature,injustice,errance,indifférence,culture,société
    Baie aux huîtres, Ile Rodriguez, Maurice (Océan Indien), photo Wikimedia Commons

    Avers, la première nouvelle éponyme, la plus longue, a pour héroïne Maureez Samson, la fille d’un pêcheur mauricien. Sur sa pirogue, la dernière lettre de Maureen avait coulé et formait une sorte de « z », il avait trouvé cela joli et l’appelait désormais Maureez. Quand son père ne revient pas à la baie Malgache, Maureez (dont la mère est morte à sa naissance) est livrée à la méchanceté de Lola, la compagne de son père bientôt remplacé par Zak, un buveur de bière. Il l’attire à lui, Maureez s’échappe. Errante, elle se met à grossir, à  inventer un langage chantant pour s’adresser à Bella, une amie imaginaire, une présence qu’elle ressent à ses côtés.

    Un vieux pêcheur qui a connu son père l’abrite, mais quand Lola et Zak retrouvent la trace de Maureez, il la met en sécurité à Baladirou, au refuge du Cœur saint de Marie sur la falaise. Les sœurs l’y accueillent bien, mais pas les autres filles. La chance de Maureez, c’est sa voix : elle fera merveille à la chorale, mais à nouveau, elle devra s’enfuir. « Il est question dans cette nouvelle-titre d’une pièce d’or, qui passe de main en main… Le nom de sa propriétaire ne figure pas sur l’avers, mais elle est le symbole de la recherche d’identité de Maureez, et le seul lien qui l’unit à son père disparu en mer. » (Le Clézio, dans un entretien)

    S’enfuir, se cacher, se débrouiller, c’est aussi le sort de deux enfants échappés d’un camp d’enfants esclaves en Amérique latine dans « Chemin lumineux » ou des gamins de « La Pichancha » (nouvelle publiée dans un recueil d’Amnesty International sous le titre « Rats des rues »). A Nogales, sur la frontière américano-mexicaine, ces gamins passent par les égouts pour aller chaparder de quoi subsister chez les gringos, de l’autre côté.

    « Fantômes dans la rue » se déroule à Paris, où l’on observe différents « êtres humains » comme Renault, un ancien employé des Ressources Humaines devenu clochard, comme Aminata, une Africaine qui vient en aide à un vieil homme qui n’a pas de quoi payer son pain, comme le fantôme du métro, une silhouette en longue robe claire qui passe tous les soirs entre le pont Saint-Michel et Babylone. Le Clézio a choisi un point de vue original pour raconter ces scènes drôles ou tristes, ce n’est qu’à la fin qu’il le dévoile et c’est très fort, cela donne à penser.

    Avers contient des nouvelles inédites et d’autres déjà publiées dans des revues. Toutes sont centrées sur des personnages en situation difficile : un ouvrier maghrébin sur chantier qui partage une chambre avec deux frères (« L’amour en France ») ; des enfants qui fuient la guerre au Liban (« Hanné ») ; Yoni, au Panama, qui se réfugie dans la forêt, y retrouve les siens avant d’en être chassé par les narcotrafiquants (« Etrebbema »).

    « La rivière Taniers » s’inspire d’un souvenir ancien, « si ancien qu’il pourrait simplement avoir été inventé. » (première phrase) Le Clezio y évoque Nice, sa ville natale, où il habitait enfant avec sa mère et ses grands-parents. Quand la sirène d’alarme retentissait, pendant la guerre, son grand-père refusait de descendre à la cave. Sa grand-mère, pour rassurer l’enfant, lui chantait une chanson créole :

    « Waï waï mo zenfant
    Faut travail pou gagne so pain
    Waï waï mo zenfant
    Faut travail pou gagne so pain »

    Cette chanson des esclaves mauriciens, c’est Yaya, « la vieille nénéne de mon grand-père », fille d’esclave, qui la lui chantait. « Elle, Yaya, qui la connaît vraiment ? Savait-on d’où elle venait, sur quel bateau arrachée aux derniers trafiquants, les Morice, Malard, Samson, Surcouf, et offerte aux planteurs de canne à sucre et de tabac, pour illustrer leurs maisons à colonnades et péristyles, leurs palais de bois peints en blanc au milieu de leurs jardins de bambous et de jamlongues, leurs bassins et leurs cascades. »

    La chanson, la musique, les sonorités des langues sont très présentes dans les textes de ce recueil. « Yaya avait sa vie, mais qui s’en est soucié ? » Cette question vaut au fond pour tous les personnages d’Avers, ces « indésirables » de la société à qui Le Clezio s’est attaché, dans ces récits, à rendre leur humanité, dénonçant l’injustice sous toutes ses formes et la terrible indifférence envers ces gens « qu’on voit mais qu’on évite » (Entretien sur France Culture).

  • Ode à Arvo Pärt

    Van Reybrouck nl.jpgExtrait de l’Ode à Arvo Pärt : « Après son année passée sur place en tant qu’hôte du Berliner Künstlerprogramm en 1981, le compositeur resterait vivre à Berlin près de trente ans. Les premières années, il était exclu qu’il retourne en Estonie, son pays d’origine, qui faisait encore partie de l’Union soviétique. Ce serait à Berlin qu’il deviendrait le plus grand compositeur de notre temps, produisant une œuvre remarquablement homogène qui utilisait tout ce qui paraissait dépassé, ou même était devenu interdit dans la musique classique contemporaine. Oser être suranné et radicalement simple, profondément religieux et insolemment esthétique. »

    David Van Reybrouck, Odes

    Couverture originale (De Bezige Bij, 2018)


    Spiegel im Spiegel, la première musique d'Arvo Pärt que j'aie écoutée et aimée

  • 54 Odes

    D’une Ode à l’ex à une Ode à la vie, David Van Reybrouck, essayiste, historien, romancier et auteur de théâtre né en 1971, aborde dans Odes (textes traduits du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin, 2021) 54 sujets qui sont autant d’occasions d’exprimer sa gratitude. « Les textes réunis ici sont tous parus de 2015 à 2018 sur la plateforme journalistique néerlandaise De Correspondent. »

    david van reybrouck,odes,littérature néerlandaise,belgique,articles,culture,rencontres,société

    Il s’agit d’expériences vécues, de rencontres, d’art, de vie quotidienne, de voyages, de lectures, de musique… « Soudain nous étions là de nouveau. Un café de Bruxelles, lundi de la semaine dernière. C’était le soir et nous étions assis l’un à côté de l’autre. A regarder les gens, à sentir nos cuisses se toucher, à penser à cette phrase d’Antoine de Saint-Exupéry : « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. » »

    Six ans de vie ensemble, puis trois mois de silence avant ces retrouvailles. « Qui sont donc ces gens que nous avons tant aimés ? Le mot « ex » ne rend pas justice aux rapports intenses, stratifiés, que nous entretenons avec nos anciennes amours. » Sur ces vies qui convergent puis divergent, l’auteur cite « le plus beau poème d’adieu de la poésie néerlandaise » :
         « Demain
         je vais retrouver la femme que j’aime
         et lui rendre ses ailes. » (Rodaan al-Galidi)

    Ce recueil d’hommages à la première personne dit les sentiments et les émotions, en y mêlant de nombreuses observations et références culturelles. A Zagreb existe un musée des Relations brisées, fondé par un couple d’artistes qui n’a pas voulu « partager douloureusement » leurs affaires communes et a préféré les exposer, en souvenir du temps passé ensemble ; l’idée a plu, d’autres couples en rupture sont venus enrichir la collection.

    L’Ode à la déconnexion s’insurge contre « le dogme qu’il vaut toujours mieux pouvoir être en ligne partout. » L’Ode au printemps, née d’un paysage d’arbres fruitiers en fleurs aperçus du train, interroge la place congrue de la nature et de la vie sauvage dans la littérature néerlandaise du dernier demi-siècle. Les seuls néerlandophones à en parler encore sont selon lui « les poètes du dimanche et les alpinistes ». Les artistes contemporains n’ont pas « ce genre de pudeur », comme Olafur Eliasson « déployant un fleuve » dans un musée de Copenhague.

    Van Reybrouck se rend au bois de Hal pour admirer son « tapis bleu-mauve de jacinthes sauvages » qui attire du monde chaque année et pense aux tableaux de Monet, à la ressemblance entre « le vieux Monet » et le jeune Jackson Pollock, aux photos « fantastiques » du plancher de l’atelier de Pollock prises par Robert Weingarten. « Et vous découvrez que les éclaboussures sur le plancher aux Etats-Unis sont aussi des touches de lumières de nénuphars à Giverny et de jacinthes dans un bois près de Bruxelles. » (Ode au printemps)

    Parmi les belles rencontres de l’auteur, dont le titre le plus connu est sans doute Congo. Une histoire (prix Médicis 2012), actuel président de PEN Flandre, il y a celle de Lobsang Chokta, vice-président du département de PEN pour les écrivains tibétains en exil lors d’un congrès annuel de PEN international à Reykjavik. « Un vieil esprit dans un jeune corps », un homme « exceptionnellement doux », ancien moine bouddhiste qui avait traversé l’Himalaya à pied pour se rendre auprès du dalaï-lama, avec qui il a eu l’occasion de faire une excursion en voiture de location et de contempler « d’infinis paysages d’une infinie beauté ». (Ode au plus bel être humain)

    Comment ne pas s’émouvoir en lisant l’Ode à la progéniture qui ne verra jamais le jour (en vers) ? Comment ne pas être surpris qu’une Ode au gypaète barbu mène à la mort d’Eschyle ? Comment ne pas s’arrêter sur une fin de paragraphe, dans Ode à l’auto-stop – « Plutôt libre et vulnérable qu’en sécurité et craintif » – en se demandant si cette devise n’est pas plus masculine que féminine ? Comment ne pas acquiescer en lisant l’Ode au réconfort où il parle de la mort de son père ?

    Inattendue, la notation d’un mot dont l’auteur a dû chercher la signification, « brouhaha », mot répété dans tous les romans de Modiano, a-t-il observé. Bienvenues, à rebours des habitudes contemporaines, l’Ode au refus de photographier, l’Ode à l’écoute, l’Ode aux gens âgés : « Sans doute peu de choses nourrissent-elles autant l’intelligence émotionnelle que les relations entre des gens nettement plus âgés ou plus jeunes. » Van Reybrouck (laïc) ose une Ode à nos dirigeants religieux (opposés aux dirigeants politiques) et séduit avec une Ode à la négligence (en peinture, chez Liebermann ou Turner).

    Dans la postface où l’auteur explicite comment est né ce recueil dont certains textes sont illustrés (en plus du sous-bock dessiné par Tzenko au début de chaque ode, comme celui qui figure sur la couverture), il dit ceci : « Ecrire des odes, je le conseille à tout le monde : on en devient plus attentif, plus enthousiaste, plus avide et plus reconnaissant. » (Postface)

  • Déconnexion

    yves marry,florent souillot,la guerre de l'attention,essai,littérature française,écrans,smartphones,captologie,protection des enfants,éducation,lève les yeux,société,culture,attention,déconnexion« Les bienfaits de la déconnexion commencent à être reconnus. A l’échelle individuelle, sanctuariser des espaces et des temps sans écrans, qu’il s’agisse d’Internet, de la télévision ou du téléphone, s’impose peu à peu comme un besoin impérieux dans une société moderne en proie au burn out. Les entreprises reconnaissent progressivement à leurs employés le « droit à la déconnexion », les vacanciers sont de plus en plus nombreux à opter pour des séjours de « digital detox », et rien de mieux, en matière de prévention auprès des enfants, que des expériences telles que le « Défi dix jours sans écrans ». Ces moments où l’on préserve son esprit des parasitages numériques peuvent susciter l’envie de recommencer. Ils offrent un avant-goût de la joie libératrice de la déconnexion. Cette motivation est la meilleure arme contre l’addiction, en complément de la crainte de ses effets. Toute personne qui a passé un week-end sans smartphone loin de la ville, après une phase de panique liée à la « peur de manquer », a pu éprouver cette sensation de libération. L’esprit, tout à coup, n’est plus assujetti aux impératifs professionnels et sociaux, il est livré à lui-même. Il peut flâner, errer, créer, rêver, et, par moments, renouer avec l’instant présent – avec l’ami attablé à ses côtés, avec ce chat de passage, avec l’arbre qui nous fait face… »

    Yves Marry et Florent Souillot, La guerre de l’attention

    Photo Nelly Kim Chi pour 20 minutes.fr