Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

sexe - Page 3

  • Filmer une femme

    Une femme aimée (2013) d’Andreï Makine, inspiré par Catherine II de Russie (1729-1796), raconte le rêve d’un jeune cinéaste : Oleg Erdmann veut rendre son humanité à cette femme trop souvent réduite à deux mots, le pouvoir et le sexe. 

    makine,une femme aimée,roman,littérature française,russie,catherine ii,cinéma,amour,sexe,histoire,culture
    Portrait de Catherine par Louis Caravaque en 1745

    Un grand miroir qui s’abaisse, « telle une fenêtre à guillotine », entre le salon blanc et or où l’impératrice reçoit ses invités de marque et l’alcôve où elle rejoint ses amants, voilà le point de départ de son scénario. Oleg veut tout savoir d’elle, et ses amis le taquinent : il y aura de la matière pour « une série télévisée de trois cents épisodes et demi ! »

    Dans l’appartement communautaire où il a sa chambre, son amie Lessia se moque elle aussi de la fascination d’Oleg pour « la Messaline russe » redevenue pour lui« une petite princesse allemande qui regardait la neige tomber sur la Baltique ». Oleg voudrait montrer une femme et son « impossibilité d’être aimée ».

    Quand il a parlé de son projet à son vieux professeur, celui-ci a tenté de l’en détourner – trop ardu, trop coûteux, trop délicat. Mais Oleg continue à imaginer des scènes : le double examen imposé aux favoris, chez le médecin d’abord, puis avec la comtesse Bruce qui s’assurait de leur virilité. Au-dessus de son lit, des listes : le bilan de ses bienfaits dressé par Catherine II elle-même en 1781, la chronologie de son règne (1762-1796), la liste des amants qui ont « duré », les montants des récompenses octroyées.  

    makine,une femme aimée,roman,littérature française,russie,catherine ii,cinéma,amour,sexe,histoire,culture
    Portrait de Catherine II par Levitsky en 1794

    Pour gagner « son minimum vital et du temps pour écrire », Oleg travaille aux abattoirs de Leningrad une nuit sur trois. Jourbine, un jeune comédien, comme lui un provincial qui se débrouille avec la pauvreté, lui a trouvé ce travail. Erdmann porte un nom qui attire les sarcasmes, on le traite de « mutant russo-allemand », de « paysan de Sibérie ». Mais à sa grande surprise, il y a un an (en 1980), son premier court-métrage a plu au Ministère de la Défense et ce succès inattendu lui a valu l’amour de Lessia.

    Le meurtre de Pierre III par les favoris de son épouse est le premier des nombreux épisodes où sexe et violence tissent le destin de la grande Catherine. Lessia, qui s’éloigne d’Oleg peu à peu, suggère un jour que « ce qui serait intéressant à filmer, c’est ce que Catherine n’était pas… »,  les instants de sa vie « qui la rendaient à elle-même » : cette femme « n’était pas qu’une machine à signer des décrets, à écrire à Voltaire, à consommer des amants… »

    « L’Histoire régie par la soif de domination et le sexe » : il ne manque pas d’éléments pour nourrir cette vision, des accès de sensualité que Catherine note dans son journal de petite princesse jusqu’aux frères Zoubov, les amants de la fin de son règne. Bassov, l’ancien professeur d’Oleg, s’intéresse vraiment à son scénario, mais l’incite à la prudence devant le Comité d’Etat. 

    makine,une femme aimée,roman,littérature française,russie,catherine ii,cinéma,amour,sexe,histoire,culture

    Tenture de Philippe de Lasalle, réalisée pour le palais de Catherine II de Russie
    à St Petersbourg, autour de 1775, soie, 186 x 76,5 cm (© Clichés Prelle)

    Lourié, l’historien expert du jury, met le doigt sur des erreurs concernant les monnaies en cours au XVIIIe siècle. Les membres du Comité ricanent, satisfaits. Et puis Lourié évoque de plus en plus librement Catherine II, et Oleg comprend sa stratégie : attirer l’attention sur des détails inexacts pour que le jury ne s’attarde pas sur les « choses politiques risquées ». Et cela réussit. La réalisation est confiée à Mikhaïl Kozine, Erdmann sera son « assistant artistique ».

    Dina, l’actrice qui joue la jeune Catherine II, se jette dans les bras d’Oleg après sa rupture avec Lessia. Eva Sander jouera la « vieille » Catherine II, l’Allemande se montre vraiment sensible à sa vision de l’héroïne. Pas tout de suite, pas encore à Peterhof où ils se rencontrent pour la première fois et dont il gardera l’image d’une « inconnue qui marchait sous les arbres blanchis par le givre. »

    Au milieu du roman, Makine passe des années 80 aux années 90. Leningrad s’appelle à nouveau Saint-Pétersbourg. Oleg se rétablit d’un coup de couteau dans le ventre reçu lors d’une attaque contre le journal qui l’emploie. Dina vit de spots publicitaires. Kozine est devenu un de ces clochards ivres qui traînent dans le métro. 

    makine,une femme aimée,roman,littérature française,russie,catherine ii,cinéma,amour,sexe,histoire,culture
    Portrait d'Alexandre LanskoÏ par Levitsky en 1780

    Oleg lit encore tout ce qui éclaire la personnalité de Catherine II et s’attache en particulier au seul qui l’ait vraiment aimée, le comte Lanskoï« une parenthèse de douceur ». Resté plus de quatre ans auprès de la tsarine, de 1780 à 1784, il ne l’a jamais quittée, c’est la mort qui les a séparés. Avec Eva Sander, le jeune cinéaste avait parlé de ce rêve qu’ils avaient dû avoir, de partir à deux loin de la cour pour un « voyage secret à travers l’Europe », en Italie peut-être – ce que quasi rien n’atteste.

    Pour manger, Oleg vend ses livres, l’un après l’autre. Puis il tombe très malade. Au printemps, lors d’une première promenade après sa convalescence, il est bloqué avec d’autres passants par des gardes du corps qui barrent le trottoir pour un « play-boy » et une jeune femme blonde qui embarquent dans une grosse voiture. Oleg reconnaît Jourbine, l’ami d’autrefois, et celui-ci le fait monter avec eux. Il a fait fortune dans les affaires, possède plusieurs restaurants, et il vient d’acheter un studio de cinéma.

    Son « méga-projet » ? Tourner une série télévisée sur Catherine II, « pas la momie qu’on découvre dans les livres d’histoire », une Catherine « dépoussiérée, une bombe qui nous explose à la figure ! » A Oleg de se débrouiller avec les excès de Jourbine qui veut « un bon divertissement » axé sur les aspects les plus racoleurs de l’histoire, mais sans mensonges gratuits. Et voilà le scénariste cette fois du côté de ceux qui gagnent beaucoup d’argent, disposent d’un bel appartement – la série a beaucoup de succès – et d’une liberté toute nouvelle. Cela durera-t-il ?

    Une femme aimée parle d’une grande figure historique, par épisodes vifs et précis : une femme que Makine a « humanisée » alors que l’histoire, dit-il , l’a « cannibalisée ». Mais aussi de la Russie, des conditions de vie avant et après la chute du Mur. Poussé par Jourbine, Oleg ira rencontrer à Berlin le réalisateur d’un film érotique sur la tsarine, mais c’est avec Eva Sander dont il va pousser la porte qu’il partagera son rêve le plus fort.

  • Miên et ses maris

    Première incursion dans la littérature vietnamienne avec Terre des oublis, de Duong Thu Huong (2005). Sa défense de la démocratie lui a valu d’être exclue du parti communiste en 1990 et de vivre en résidence surveillée à Hanoi, interdite de publication. Elle envoie alors ses manuscrits à Paris, où elle vit depuis 2006. Le roman s’ouvre, comme la plupart des chapitres, sur une évocation très sensible du paysage : « Une pluie étrange s’abat sur la terre en plein mois de juin. D’un seul élan, l’eau se déverse à torrents du ciel, la vapeur s’élève des rochers grillés par le soleil. L’eau glacée et la vapeur se mêlent en un brouillard poussiéreux, aveuglant. » 

     

    Miên, partie à la récolte du miel avec d’autres femmes, s’est abritée dans une grotte. Quelque chose l’oppresse depuis le matin, elle est inquiète pour son fils que garde la tante Huyên et pour son mari, Hoan, parti en bateau pour ses affaires. Vu le temps, la journée est perdue, de toute manière. Au Hameau de la Montagne, devant sa maison sur la colline, entourée d’orangers et de pamplemoussiers, un attroupement inhabituel : un homme l’appelle, de l’intérieur, dont elle ne reconnaît pas la voix. C’est celle de Bôn, son premier mari, qu’elle n’a plus vu depuis quatorze ans, déclaré mort à la guerre. Deux ans après l’avis de décès, Miên a épousé Hoan, un riche propriétaire terrien, dont elle a eu un enfant, le petit Hanh.

     

    « En ce temps-là, les jeunes soldats se mariaient précipitamment, juste avant de partir au front. Ils consumaient hâtivement leurs amours comme les éphémères se jettent en tournoyant dans les flammes. » Bôn mesure, à voir le luxe dans lequel vit Miên, la différence entre sa bicoque et cette vaste demeure au milieu d’une plantation. Les villageois, toujours curieux de ce qui se passe chez les autres et
    envieux de la réussite d’autrui, se rangent d’emblée du côté de Bôn, qui a souffert pour son pays. Miên avait dix-sept ans quand ils se sont mariés, elle sait où est son devoir, impossible de s'y dérober, mais demande une semaine à Bôn, le temps de revoir Hoan qui va bientôt rentrer.

     

    De jeunes volontaires communistes aident le soldat à retaper sa maison. Bôn a honte de sa sœur avec qui il cohabite, d’une sexualité débridée depuis l’adolescence, deux fois veuve, et qui élève ses enfants dans la crasse. Pour plus d’intimité, il fait construire une cloison de briques pour mieux séparer sa chambre. Sur la route qui le ramène
    chez lui, Hoan, prévenu dès son arrivée au port, pense à ses parents, un instituteur et une commerçante qui l’ont forgé selon leurs valeurs : « intelligent, travailleur, bon, généreux, parfois naïf face à la vie ». Tombé très jeune dans le piège d’un mariage d’intérêt – la gérante d’une boutique l’avait attiré chez elle pour le faire boire et céder aux avances de sa fille enceinte à la recherche d’un mari –, il avait dénoncé leur union truquée dès le jour des noces et divorcé après neuf ans de vie séparée. Puis il avait rencontré Miên, son bonheur. Et voici que la fatalité les sépare. Miên essaie chacune des chemises de soie qu’il lui a rapportées, mais décide de ne rien emporter, à part des vêtements sombres. Pendant leurs derniers jours ensemble, aucune visite. « Et tout le monde traite le jeune couple comme des condamnés à mort attendant l’exécution. » Miên laisse tout ce qu’elle possède de précieux pour leur fils. Hoan l’assure que la maison sera toujours à elle et la force à accepter de l’argent. Mais elle refuse d’emporter les clés.

     

    Chez Bôn, Miên remet de l’ordre, traque la saleté et envoie Bôn chez tante Huyên pour lui demander quelques bols et de la vaisselle correcte. Tandis qu’elle découvre le jardin en friche où plus rien ne pousse, Bôn attend impatiemment la nuit, obsédé par son désir. Quand il se jette sur elle, Miên reste froide comme une statue – « La beauté éblouissante de Miên sera comme un gouffre sans fond où il s’engloutira sans espoir de retour » – et le voilà impuissant, pour la première fois de sa vie, nuit après nuit. Son ami Xa le Borgne devine la situation et prévient Bôn : sa femme ne pourra pas vivre avec lui jusqu’à sa mort uniquement par devoir. Il lui conseille de se faire soigner la bouche – il empeste –, d’aller travailler à la plantation d’Etat, à cent kilomètres de là, et d’y refaire sa vie avec une femme revenue de la guerre. Mais Bôn s’entête. Seul l’argent de Miên leur permet de vivre décemment. Hoan, lui, est retourné en ville dans la maison de son père, que sa sœur avait divisée en deux. Il est doué pour les affaires et fait prospérer le commerce familial. Une fois par semaine, il
    se rend au Hameau de la Montagne pour voir son fils.

     

    Duong Thu Huong éclaire régulièrement le récit des malheurs de Miên et de ses deux maris par le monologue intérieur des trois protagonistes, en italiques. On comprend vite que leur situation est invivable. Liés par un amour invincible, Miên, soumise à l’opinion publique, et Hoan, respectueux du choix de Miên, attendent que Bôn en prenne lui-même conscience. Lui, malgré sa santé chancelante, ne veut pas abandonner son rêve de vivre comme avant. Il prend des remèdes pour la virilité, s’obstine à vouloir mettre sa femme enceinte pour se la lier définitivement. Le temps fera son œuvre, lentement, cruellement, jusqu’à délier un peu les peurs qui les étouffent.

     

    Terre des oublis montre leur vie au présent, saison après saison, et plonge aussi dans les souvenirs de chacun. Les scènes de guerre qui hantent Bôn sont terrifiantes. La romancière les décrit crûment, comme elle le fait pour la violence sexuelle, en
    contraste avec le lyrisme des moments de tendresse ou de fusion avec la nature, dans un style alliant force et finesse. Il vaut le voyage, ce parcours au cœur des souffrances d’un peuple et de ce trio aux prises avec la fatalité, amplifiée par les préjugés.