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récit - Page 51

  • Tatiana Tolstoï

    Il fallait que je revienne à ce petit livre lu en juillet 2004 dans le train de Moscou à Iasnaïa Poliana : Sur mon père de Tatiana Tolstoï, rédigé en français à l’occasion du centenaire de l’écrivain, en 1928. « En ma qualité de fille aînée, j’ai jugé qu’il m’appartenait de défendre la vérité. Je dois à la mémoire de mes parents de rompre aujourd’hui le silence. Douloureux devoir, certes, car il me faut révéler bien des choses qui, d’ordinaire, ne sortent pas du cercle intime d’une famille. »

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    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902

    Tatiana Tolstoï attire l’attention sur l’orthographe française de leur patronyme. « Il n’est toutefois pas sans intérêt de savoir que le nom de Tolstoï s’est toujours écrit en Russie : Tolstoy. Le jour où mon père, contrairement à son habitude, mit un i au lieu d’un y, sa parente Alexandra Andreevna Tolstoï le lui reprocha, en disant qu’il ne fallait pas enfreindre un usage consacré par plus d’un siècle. »

     

    Elle part de cette fameuse nuit d’automne où, à trois heures du matin, Tolstoï quitte secrètement et définitivement sa maison natale. (Il mourra quelques semaines plus tard d’une pneumonie, dans la petite gare d’Astapovo.) Pourquoi ? Pour fuir sa femme qui ne le comprenait pas ? Pour mener la vie simple à laquelle il aspirait, loin du monde ? « Mais il n’y a jamais dans la vie d’un homme une seule raison qui le pousse à commettre une certaine action plutôt qu’une autre. »

     

    Tatiana a été témoin de la vie de son père, avant et après sa crise religieuse. Elle était aussi la confidente de sa mère. Toute sa vie, Tolstoï a voulu « se rendre meilleur ». Moins d’un an après avoir épousé Sophie Bers, dont il était fou amoureux, il observe déjà dans son Journal que les joies de la vie de famille l’ont engourdi, l’absorbent au détriment des « hautes régions de la vérité et de la force ». Tatiana décrit sa mère comme « une nature pessimiste », souvent découragée, prompte à se désoler ; jamais elle ne s’était remise du choc que fut pour elle la découverte du passé de son mari. Sa fille la juge incapable de profiter des moments heureux, et « jalouse de tout et de tous ».

     

    Reprenant le point de vue de son père, sa fille écrit même : « Pauvre enfant ! Elle souffre de toutes ces incohérences qu’elle invente pour se torturer. » Sofia se faisait une certaine idée du mariage et de la famille ; quant à Tolstoï, il ne pouvait se limiter à être « mari et père ». Cependant, « les vingt premières années de leur ménage furent heureuses ». Ses parents s’aimaient, malgré leurs idées différentes. « Ma mère donnait à son mari le meilleur d’elle-même : toutes ses forces et son amour entier. »

     

    Tolstoï « ne prétendait aucunement imposer aux autres sa volonté ». Le déménagement à Moscou, pour les études des enfants, provoque en lui une crise morale. Le sens de sa vie le tourmente, il étudie les religions pour y trouver des réponses à ses questions. Il traduit et compare les Evangiles, et cela débouche sur une véritable conversion. Sa mère, moins douée intellectuellement, moins forte moralement, d’après sa fille, n’a pu le suivre dans cette voie.

     

    La fille aînée des Tolstoï insiste sur le fait que son père ne prêchait ni ne sermonnait personne – « Dans ces temps-là, nous ne le comprenions pas. Ses idées nous effarouchaient sans nous convaincre. » Sa richesse pèse à Tolstoï, il rêve de s’en dégager : « Donner ce que j’ai, non pas pour faire le bien, mais afin de devenir moins coupable. » Leur vie oisive et tranquille à côté de tant de misère lui est insupportable. Irritée par ses nouvelles idées, sa critique de l’Eglise orthodoxe, Sofia refuse de recopier certains textes. Tolstoï retourne alors à Iasnaïa Poliana pour retrouver le calme, ou chez des amis à la campagne.

     

    Leurs enfants assistent aux disputes où leurs parents se blessent mutuellement, « elle » défendant le bien-être de ses enfants et leur bonheur, « lui » son âme. Tatiana : « Je croyais fermement qu’il ne pouvait pas se tromper. Mais quant à cette Vérité qu’il avait trouvée, je ne savais trop ce qu’elle était. » Elle pensait que sa mère aurait dû se soumettre, ne comprenait pas sa résistance.

     

    On retrouve ici les événements relatés par Sofia Tolstoï dans Ma Vie, dont la mort de son dernier né – « Jamais ma mère ne se releva du coup qui lui avait été porté. » Sofia Tolstoï ne retrouvera plus jamais la sérénité, de plus en plus nerveuse, obsédée par ce qu’on dirait d’elle, et c’est une véritable torture morale pour Tolstoï qui rêve de la quitter mais ne peut l’abandonner.

     

    En juillet 1910, Tolstoï rédige un testament secret. Sofia soupçonne qu’on lui cache des choses, fouille dans les papiers de son mari. Il se met à tenir un Journal « pour lui seul », le garde sur lui. La nuit du 28 octobre, il surprend son épouse en train de fouiner dans son cabinet de travail et décide de s’en aller. Il lui écrit une lettre, emballe ses affaires, donne l’ordre d’atteler…

     

    Ses enfants reviennent alors à Iasnaïa Poliana prendre soin de leur mère désespérée. Seule Alexandra sait où se trouve Tolstoï. Quelle angoisse quand Tatiana apprend qu’il est malade, qu’il est mourant ! Un correspondant de La Parole russe leur envoie un télégramme : Tolstoï est chez le chef de gare d’Astapovo, avec quarante degrés de fièvre. Comme il n’y a qu’un train par jour dans cette direction, les Tolstoï commandent un train spécial et se mettent en route avec leur mère.


    A Astapovo, seule Alexandra est admise au chevet de son père, puis Serge, puis Tatiana que son père presse de questions sur sa mère : qui reste avec elle ? « Parle, parle, que peut-il y avoir de plus important pour moi ? » Elle espère qu’il finira par appeler sa femme auprès de lui, mais il craint que son cœur ne le supporte pas. Sofia en est malade : « Dire que j’ai vécu quarante-huit ans avec lui et que ce n’est pas moi qui le soigne quand il va mourir… » Serge recueille les derniers mots de son père : « Serge ! J’aime la vérité… beaucoup… j’aime la vérité. » Tolstoï est inconscient, le 20 novembre 1910, quand sa femme arrive enfin près de lui.


    Tatiana a aimé ses parents, tous les deux ; dans Sur mon père, elle a voulu raconter « l’humble vérité ». Sa mère a survécu neuf ans avant de mourir elle-même d’une pneumonie, entourée de ses enfants et petits-enfants. « Et qui prendrait sur lui de désigner le coupable ? L’esprit peut-il renoncer à défendre sa liberté ? Peut-on faire grief à la chair de lutter pour l’existence ? Peut-on reprocher à ma mère de n’avoir pas été capable de suivre son mari sur les hauteurs ? Ce fut encore plus son malheur que sa faute, et ce malheur l’a brisée. Et mon père était-il coupable d’avoir voulu sauver ce quelque chose dont « parfois il sentait la trace en lui », et de le sauver au prix de sa vie ? »

  • La douleur

    « Pendant un long moment,  je restai assis entre les deux tombes et je pleurai. Quand mes larmes se furent taries,  je sentis le calme prendre possession de moi. Je sentis le cercle de famille se refermer enfin. Je compris que ce que j’étais, ce qui m’importait, n’était plus une simple question d’intellect ou de devoir moral, n’était plus une construction verbale. Je vis que ma vie en Amérique – la vie chez les Noirs, la vie chez les Blancs, le sentiment d’abandon que j’avais ressenti quand j’étais enfant, la frustration et l’espoir dont j’avais été témoin à Chicago –, tout cela était relié à ce petit morceau de terre, au-delà de l’océan, mais par une chose plus importante que le hasard qui m’avait donné mon nom ou la couleur de ma peau. La douleur que je ressentais était celle de mon père. Mes questions étaient celles de mes frères. Leur lutte, mon droit acquis à la naissance. »

     

    Barack Obama, Les rêves de mon père

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  • Obama, le fils

    Barack Obama porte le nom et le prénom de son père. Il a publié en 1995 Les rêves de mon père. Son élection à la tête de la Harvard Law Review lui avait valu l’avance d’un éditeur pour l’écrire. Des ventes décevantes, mais l’investiture démocratique pour un siège au Sénat en 2004 en a entraîné une réédition , sous-titrée L’histoire d’un héritage en noir et blanc. Obama s’est alors relu – « afin de voir si ma voix avait beaucoup changé au cours du temps ». Convaincu d’avoir « quelque chose d’original à dire sur les relations entre les races », il a finalement opté pour le genre autobiographique, un « voyage personnel, intérieur, la quête d’un garçon à la recherche de son père et, à travers cette quête, le désir de donner un sens utile à sa vie de Noir américain. » 

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    La première partie, «  Les origines », commence par un coup de téléphone : à 21 ans, il apprend la mort de son père, qui était alors pour lui « un mythe ». Celui-ci avait quitté Hawaii quand son fils avait deux ans, Barack ne le connaît que par les récits de sa mère et de ses grands-parents maternels. Ce Kényan était le fils d’un fermier important, un ancien, un homme-médecine. Doué, Obama père avait obtenu une bourse pour étudier à Nairobi, puis dans une université américaine. Le premier étudiant africain de l’université de Hawaii y a rencontré une étudiante blanche qu’il a épousée, dont il a eu un fils. Mais ensuite il est parti seul pour Harvard, puis est retourné au Kenya afin de tenir sa promesse par rapport à son continent d’origine. Ce récit, Obama le fils le découvrira un jour, est un conte.

     

    Lui-même a mis du temps pour  prendre conscience des réalités du métissage. Quand, à six ans (1987),  il apprend qu’en Virginie, interdire des mariages interraciaux viole désormais la Constitution des Etats-Unis, il se demande comment ses grands-parents ont autorisé le mariage de leur fille avec un Africain. Il reprend alors l’histoire de son grand-père, un garçon assez difficile que Pearl Harbor amène à s’engager. La mère de Barack Obama est née dans une base militaire où sa grand-mère, Toot, travaillait dans une usine d’assemblage. Puis le virus du voyage a repris son grand-père – Californie, Kansas, Texas – Gramps a travaillé dans la vente et accepté de s’installer avec sa famille à Honolulu où s’ouvrait un nouveau magasin de meubles.

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    Sa mère, la fille de ce couple plutôt libre-penseur, vaguement libéral, vit une enfance assez solitaire mais joyeuse. A douze ans, les moqueries des autres parce qu’elle joue avec une petite Noire de son âge la choquent : ses parents protestent à l’école, où on leur répète que « les petites filles blanches ne jouent pas avec des filles de couleur dans cette ville ».

     

    Hawaii était un cadre paradisiaque pour Barack enfant, mais son père en était absent. Sa mère se remarie avec Lolo, un Indonésien rencontré à l’université, qu’ils suivent à Djakarta pour y vivre dans une maison neuve en périphérie. Barack y apprend à observer les animaux, à se battre pour se défendre. Son beau-père, plein de bon sens, le pousse à développer sa force et son intelligence. La mère de Barack souffre de solitude. Dans son pays, Lolo est différent, ne lui parle plus. Il travaille comme géologue pour l’armée, elle enseigne l’anglais à des hommes d’affaires. Elle se sent mal à l’aise avec la corruption du régime, et de plus en plus avec son mari qui s’est « mis bien avec le pouvoir ». La naissance de Maya, la petite sœur de Barack, n’empêchera pas la séparation du couple et le divorce.

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    Sa mère veut faire de lui un Américain, pas un Indonésien, et complète sa scolarité avec des cours par correspondance, lui fait travailler son anglais pendant trois heures avant l’école, cinq fois par semaine. Un jour où son garçon rentre avec une entaille au bras, elle lui fait la leçon : « Si tu veux devenir un être humain, il te faudra avoir certaines valeurs ». Honnêteté, justice, franchise, indépendance de jugement – elle lui donne son père en exemple. En lisant des livres sur le mouvement des droits civiques, il prend conscience, dans l’anxiété, qu’être noir est un destin à part.

     

    Barack est alors envoyé chez ses grands-parents à Hawaii : Gramps et Toot habitent maintenant un petit appartement trois pièces. Gramps peine à vendre des assurances-vie tandis que Toot est vice-présidente d’une banque régionale. Admis dans un lycée prestigieux, l’adolescent y subit, à l’appel de son nom, gloussements moqueurs et même cris de singe quand on l’interroge sur la tribu de son père, un luo. « Je passai le reste de ma journée dans le brouillard. » Il n’est pas du même milieu que les autres, ne se sent pas à sa place.  

    obama,barack,les rêves de mon père,récit,autobiographie,hawaii,indonésie,états-unis,chicago,kenya,enfance,jeunesse,race,racisme,formation,action,famille,cultureSon père, remarié, annonce son arrivée pour Noël. Ils vont vivre un mois à cinq, avec sa mère venue les rejoindre. Mais le garçon reste muet devant son père, ressent son pouvoir quand il parle, se révolte quand il l’empêche de suivre son dessin animé préféré. Quelle angoisse quand son père est invité à parler devant sa classe ! Il a prétendu un jour que c’était « un prince » et il craint un désastre. Mais tout se passe merveilleusement, son père est passionnant quand il leur décrit le Kenya. Avant de repartir, il danse devant lui et l’invite à danser avec lui, un moment inoubliable. C’est la première et la dernière visite de son père.

     

    « J’essayais de m’élever pour devenir un homme noir en Amérique, et, au-delà du fait acquis de mon apparence, personne autour de moi ne semblait exactement savoir ce que cela signifiait. » Arrogance des Blancs, radicalisme excessif de son copain Ray en « nègre pur et dur », Barack Obama zigzague entre deux mondes, conscient des règles imposées par l’homme blanc. Il lit Malcolm X, mais ne peut renier la part de sang blanc en lui. Il se sent « absolument seul ». Drogue, alcool, le jeune homme perçoit les risques et écoute sa mère qui l’accuse de traiter son avenir à la légère.

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    Inscrit à l’Occidental College de Los Angeles, il partage là les mêmes préoccupations que les autres : « Survivre aux cours. Trouver un job bien payé après les études. Essayer de coucher. » Il tourne en rond pendant un an, mais en deuxième, il s’investit dans une campagne pour inviter des représentants de l’ANC sur le campus, prépare un meeting, prend la parole. Il lui faut se sentir utile, actif.

     

    « Chicago », la deuxième partie, raconte comment Barack Obama devient un « organisateur de communautés ». Pour changer la société, il faut d’abord mobiliser la base, c’est sa conviction. Après quelques essais professionnels, il est engagé comme stagiaire à Chicago. La ville est fière de son maire noir, mais la situation économique est désastreuse. Il faut reconstruire des usines, recréer des emplois. Barack travaille à la création d’une nouvelle agence pour l’emploi dans le sud de la ville, interroge les gens, découvre la vie des familles noires qui ont réussi à s’acheter une petite maison avec jardin, mais craignent le déclin, l’insécurité pour leurs enfants. Les églises protestantes et catholiques sont les principaux lieux de rencontre entre les différentes couches sociales.

     

    A la Cité d’Altgeld Gardens (deux mille appartements pour Noirs pauvres non loin des décharges d’usines), il voit le délabrement, les besoins, travaille avec des femmes débrouillardes à obtenir de l’aide, à organiser des comités. Tout est lent, difficile. Lui-même ne sait pas exactement ce qu’il est, ce qu’il veut. « Lutter sans cesse pour faire converger la parole et l’action, nos désirs les plus chers avec un projet réalisable… et si, en définitive, ce n’était pas tout simplement de cela que dépendait l’estime de soi. » 

    La visite d’Auma, sa sœur kenyane, réveille sa curiosité pour son père, qu’elle appelle « le Vieil Homme ». Auma l’a vu partir pour Hawaii où il allait épouser Stanley Ann, en revenir avec Ruth, une autre femme blanche, avant de se remettre à fréquenter Kezia, sa propre mère. Le monde de Barack s’écroule, l’image de son père est brouillée : celui-ci était déjà marié en Afrique avant d’épouser sa mère, avait eu deux enfants, et il a eu d’autres femmes ensuite, d’autres enfants. Le voilà libéré du héros paternel – « Réveille-toi, homme noir ! » – mais de plus en plus curieux de ses racines africaines. Après avoir travaillé sur le terrain, pris la mesure des difficultés, Barack Obama décide de s’inscrire à l’université pour y acquérir davantage de compétences utiles à l’action. Il va bientôt partir pour Harvard.

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    Les rêves de mon père, récit d’une évolution personnelle et d’une prise de conscience, se termine par un voyage au Kenya. Dès son arrivée à l’aéroport de Nairobi, Barack Obama se sent chez lui : une jeune femme reconnaît son nom, son père était un ami proche de sa famille. Il loge chez Auma, dans un petit appartement confortable de professeur. Ensemble, ils vont en ville, au marché, ils rencontrent sa famille africaine, tantes et oncles, demi-frères, tous heureux de le voir au pays, curieux de sa vie américaine, envieux de son statut d’homme qui a étudié et réussi.

    Malgré la résistance de sa sœur, ils participent à un safari dans la « grande vallée du Rift », le plus beau paysage du monde. En famille, ils vont sur les terres du grand-père « La Terreur », réputé sévère et méchant, mais bon cultivateur. Barack rencontre sa grand-mère, s’incline sur la tombe de Hussein Onyango Obama dont la personnalité se révèle moins exemplaire qu’il ne l’imaginait. Cet homme soucieux avant tout d’autorité et de respect des anciens a choisi l’islam par amour de l’ordre. Au bout du voyage, Barack Obama sait mieux que ce qui importe vraiment, c’est d’avoir « foi dans les autres ».

     

    Si la figure paternelle est centrale dans son récit, les femmes jouent aussi un rôle de premier plan dans l’histoire d’Obama. Après six ans de droit à Harvard, entré dans un cabinet d’avocats, il se dit devenu plus « patient », grâce à sa femme Michelle et à son sens pratique qui compense son côté « doux rêveur ». On le sait, cette patience lui a permis de dépasser les rêves de son père, dont il a inscrit le nom et le prénom dans l’histoire.

  • Abeilles noires

    (Pendant une marche forcée, terrassée par une hépatite, Ingrid Betancourt n’arrive plus à avancer avec les autres. On la transporte à dos d’homme, on la laisse à terre de temps à autre.) 

    Ingrid B. Renaud.jpg 
    La chanson de Renaud
    http://www.dailymotion.com/video/xso5n_clip-dans-la-jungle_music

    « J’étais couchée par terre. Des abeilles noires, attirées par la sueur, prirent d’assaut mes vêtements et me couvrirent tout entière. Je crus mourir de peur. Terrassée de fatigue et d’épouvante, je perdis connaissance. Dans mon inconscience ou dans mon sommeil, j’entendais le bourdonnement de ces milliers d’insectes que je transformai en l’image d’un poids lourd avançant à toute allure pour m’écraser. Je me réveillai en sursaut, et ouvris les yeux sur la nuée d’insectes. Je me levai en hurlant, ce qui les excita davantage. Elles étaient partout : emmêlées dans mes cheveux, à l’intérieur de mes sous-vêtements, accrochées aux chaussettes au fond de mes bottes, cherchant à rentrer par mes narines et mes yeux. J’étais comme folle, essayant de leur échapper, donnant des coups dans le vide, battant des pieds et des mains de toutes mes forces, sans réussir à les faire fuir. J’en tuai un grand nombre, en assommai beaucoup. Le sol en était jonché, et elles ne m’avaient pas piquée. Epuisée, je finis par me résigner à cohabiter avec elles, et m’effondrai à nouveau, abattue par la fièvre et par la chaleur.

     

    Par la suite, la compagnie des abeilles noires devint habituelle. Mon odeur les attirait à des kilomètres à la ronde et, quand Brian me laissait quelque part, elles finissaient toujours par me retrouver. Elles transformaient l’horrible odeur qui m’imprégnait en parfum. En emportant le sel, elles laissaient le miel sur mes vêtements. C’était comme une halte dans une station de nettoyage. J’avais aussi l’espoir que leur présence massive inhiberait d’autres bestioles moins conviviales, et que leur compagnie me permettrait de m’assoupir en attendant que l’on vienne me rechercher. »

     

    Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin

  • Ingrid B. raconte

    Même le silence a une fin (2010) : le beau titre qu’Ingrid Betancourt a donné au récit de ses six ans et demi de captivité dans la jungle colombienne, séquestrée par les FARC, elle l’a emprunté à Pablo Neruda. 700 pages qui permettent d’appréhender concrètement la vie, la survie de la célèbre otage délivrée par l’armée colombienne le 2 juillet 2008, mais aussi de ses compagnons de captivité. Et de mieux connaître celle dont le visage est devenu une icône médiatique – son salut et son malheur à la fois.

    Ingrid B. Libre.jpg
    Le Monde.fr

    Enchaînée mais libre : la formule semble excessive. Pourtant, la force de caractère d’Ingrid Betancourt force le respect. Elle puise dans tout ce qu’elle a reçu de son éducation, de sa famille franco-colombienne, pour se reconstruire sans cesse malgré la saleté, la violence, la fatigue, les pièges, la maladie. Même le silence a une fin est un récit et un autoportrait où elle tâche d’éviter l’autocomplaisance, consciente de ses défauts, de ses erreurs, mais aussi de sa volonté d’apprendre de la situation dans laquelle elle se trouve. Soucieuse de garder sa dignité, même si elle connaît le prix à payer pour ceux qui ne se soumettent pas au bon vouloir des « commandants ».

     

    Le livre s’ouvre sur une tentative d’évasion. Ingrid B. ne cesse d’essayer d’échapper à ses gardiens, avec la complicité de l’un ou l’autre de ses compagnons prisonniers des FARC. Observer les gardes, leurs habitudes, préparer un petit bagage de survie, planifier sa fuite, cela occupe les heures, les journées, les nuits. Au moment propice, la peur sera si forte que seules les consignes mémorisées lui permettront d’agir à bon escient. Malgré les échecs, les brimades, quand elle en a la force, l’occasion, elle recommence.

     

    Se laver, faire ses besoins, tout oblige à demander l’autorisation. Les gardes ne se privent pas d’humilier leurs prisonniers, violent leur intimité. Il lui faut demander humblement au commandant qu’on lui retire sa chaîne. « Tout était contrôlé et surveillé. Personne ne pouvait avoir une initiative quelconque, donner un cadeau à quelqu’un ou le recevoir sans demander la permission. On pouvait vous refuser le droit de vous lever ou de vous asseoir, de manger ou de boire, de dormir ou d’aller aux chontos (trous dans le sol faisant office de toilettes collectives). »

     

    Vivre avec la menace de mort. Les FARC avaient dit qu’ils la tueraient si, un an jour pour jour après sa capture, on n’avait pas libéré les guérilleros détenus dans les prisons colombiennes. A chaque survol d’hélicoptères militaires, il faut vite quitter le campement, s’enfoncer dans la jungle, marcher coûte que coûte. Sans compter les tarentules, les serpents, les caïmans, les frelons et autres insectes mordeurs et piqueurs. A chaque déplacement, elle s’efforce de prendre des repères pour une fuite éventuelle.

     

    Survivre, c’est se méfier. Les gardes trop gentils sont ceux dont les coups bas font le plus souffrir. Un arrivage soudain de fruits, de fromage, de shampooing,  signifie la plupart du temps une mise en scène : les guerilleros améliorent l’ordinaire pour fabriquer « une preuve de survie ». Même entre captifs, la promiscuité exposant « au regard incessant d’autrui », la confiance est dangereuse, toute confidence peut être utilisée, la jalousie rend méchant. « Chaque jour apportait sa dose de douleur, d’aigreur, de dessèchement. Je nous voyais partir à la dérive. Il fallait être très fort pour ne pas se soulager des constantes humiliations des gardes en humiliant à son tour celle qui partageait votre sort. » Au début, Ingrid n’hésite pas à exprimer sa révolte devant des comportements indignes. Puis elle apprend la prudence : se taire, ne pas réagir aux insultes.

     

    Pour tenir, toute activité est bonne : la broderie, si l’on obtient du tissu et du fil ; le tissage de ceintures avec des fils de nylon, que lui enseigne un garçon d’une grande dextérité – un répit grâce à « la possibilité d’être active, de créer, d’inventer ». Et, bien sûr la lecture : de la Bible, quand elle en dispose, ou d’un dictionnaire encyclopédique, une des requêtes constantes d’Ingrid B., même si le poids d’un livre dans le sac à dos est toujours en surplus.

     

    C’est par un journal vieux de plus d’un mois qu’Ingrid B. apprend la mort de son père, un coup terrible. Les dates anniversaires sont difficiles à affronter, surtout les jours de naissance de ses enfants, Mélanie et Lorenzo, qui grandissent sans elle. Les prisonniers captent tant bien que mal, à la radio, les messages de leur famille. Elle y entend sa mère, quasi chaque jour. Les voix familières émeuvent parfois à tel point les otages qu’ils demandent à un autre de répéter les mots qu’ils n’ont pas retenus, happés par les intonations, la présence.

     

    Dans l’enfer de la jungle, dans un univers rétréci à l’extrême, une véritable amitié est une ressource incroyable. Luis Eladio Pérez, un ancien collègue au sénat, devient pour elle un frère, « Lucho », « mon Lucho ». Se parler, avoir des attentions l’un pour l’autre, se remonter le moral, échafauder un plan d’évasion ensemble – ils deviennent inséparables. Ils s’exposent ainsi à une nouvelle forme de torture : on leur interdit de se parler, on les sépare.

     

    Une telle confiance mutuelle permet de mieux supporter les tensions entre prisonniers – certains lui reprochent son attitude trop personnelle, ses insoumissions, ses appuis haut placés en France. Mais lorsque elle va mal, n’arrive plus à marcher, tombe en dépression, il y a toujours quelqu’un pour faire un geste, porter son sac, lui remonter le moral, être solidaire. Jour après jour, mois après mois, Ingrid Betancourt s’exerce à « ne rien demander, ne rien désirer ». Une chaîne au cou, attachée à un arbre ou à un pieu, humiliée, malade, elle couve en elle la plus précieuse des libertés, que jamais personne ne pourra lui ôter : « celle de décider qui je voulais être. »

     

    Si cette femme a résisté physiquement à ses abominables conditions de détention et a gardé l’espoir, c’est grâce à sa force mentale, à son intelligence, au soutien de ses proches et à la prière. L’expérience lui tient lieu d’apprentissage : « Des années auparavant, j’aurais tenu tête, j’aurais cherché à démonter ses arguments. Je me sentais comme un vieux chien. Je n’aboyais plus, ni assise, ni debout. J’observais. »

     

    Ingrid Betancourt a pris dix-huit mois pour écrire ce livre : « Pendant toutes ces années, j'ai éprouvé les plus grandes difficultés à supporter ce que je vivais. La seule façon d'y arriver était de donner un sens à tout cela. Je pensais qu'il fallait que je m'en sorte pour pouvoir témoigner. Je voudrais que mes réflexions servent à tous ceux qui vivent des moments difficiles, à ceux qui se posent des questions sur eux-mêmes. » (Document BibliObs)

     

    Dès son arrivée en France, cette femme a été l’objet d’une polémique sur tous les plans : sa vie privée, son engagement politique, sa foi, son caractère. On a reproché à son récit des indiscrétions, des règlements de compte, un manque de remise en question. Qui en jugera ? Cela n’ôte rien à la valeur de son témoignage, exceptionnel, celui d’une femme debout qui ose parler en son nom et a trouvé les mots pour dire l’humain et l’inhumain.