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récit - Page 48

  • Margolin en URSS / 1

    Quand j’ai lu le nom de Julius Margolin pour la première fois, il m’était complètement inconnu. Mais j’ai su aussitôt que je lirais ce « témoignage irremplaçable » (A sauts et à gambades). Voyage au pays des ze-ka (traduit du russe par Nina Berberova et Minat Journot, édition révisée et complétée par Luba Jurgenson, Le Bruit du temps, 2010) est la première édition complète du récit de ce docteur en philosophie polonais, écrit en 1946-1947, après sa libération des camps soviétiques où il a survécu cinq ans, où il est passé de 80 à 45 kilos, et où il a échappé miraculeusement à la mort. Sa première publication chez Calmann-Lévy en 1949 s’intitulait La Condition inhumaine - treize ans avant Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne !

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    Julius Margolin vers 1930

    Né en 1900 dans une famille juive de Pinsk (« zone de résidence » de l’Empire russe, précise l’éditeur), Margolin « entend le yiddish et le polonais », mais est élevé dans la langue et la culture russes. Il étudie la philosophie à l’université de Berlin. En 1936, après un voyage en Palestine, sa femme et son fils s’y installent. Sioniste, il devient résident permanent de la Palestine et conserve la citoyenneté polonaise. Il se trouve chez sa mère à Pinsk quand on l’arrête, le 19 juin 1940, dans la ville envahie par l’armée Rouge.

    Pendant ses années de captivité, Julius Margolin s’est rappelé la « littérature touristique » d’écrivains qui avaient passé quelques semaines en URSS, comme Gide. Il s’est souvenu des transfuges qui ne voulaient pas rester en Pologne capitaliste, fascinés par la « patrie de tous les travailleurs », des anonymes disparus sans laisser de traces. « Le pays des Ze-Ka ne figure sur aucune carte soviétique et ne se trouve dans aucun atlas. C’est le seul pays au monde où il n’y a aucune discussion sur l’URSS, aucune illusion et aucune aberration. (…) Je ne suis pas allé en Russie par l’Intourist, et je n’ai pas traversé, par une nuit sans lune, la frontière de la Polésie. Je fus un touriste d’un troisième genre, très particulier. Je n’ai pas eu besoin d’aller en Russie, c’est elle qui est venue à moi. »

     

    Septembre 1939. Quand la guerre éclate, l’armée polonaise n’y est pas préparée, ni les deux cent cinquante mille Juifs de la ville de Lódz. Julius Margolin n’a qu’une idée en tête : retrouver le plus vite possible sa famille en Palestine. Fuyant les bombardements, il espère passer en Roumanie. Mais la confusion est totale. Beaucoup accueillent l’Armée rouge avec enthousiasme et les frontières sont fermées. Pas moyen d’obtenir un laissez-passer. Il prend le train pour Pinsk, y demande un visa, en vain.

     

    Il assiste alors à la rapide soviétisation de la société polonaise, qui fait bientôt l’unanimité contre elle : disparition des administrateurs polonais, déportation des propriétaires de terres agricoles, des marchands, des avocats, abolition des institutions culturelles, interdiction de l’hébreu, destruction des organismes politiques et sociaux, fin du zloty… Le travail devient obligatoire et de plus en plus mal payé, la médecine gratuite mais mauvaise. Les vraies réalités soviétiques sont révélées aux Polonais : pauvreté, contraintes, mensonge.

    « Quelqu’un nous ferma la bouche et parla en notre nom. Quelqu’un entra dans nos maisons et dans notre vie et, sans notre consentement, en devint le maître. »

     

    Margolin est dans une souricière. A Pinsk, on l’engage d’abord pour trier des livres dans la riche bibliothèque du séminaire transformé en hôpital de l’Armée rouge – « de ma vie, je n’ai jamais accompli un travail qui correspondait mieux à mes goûts ». Le soir, il rentre chez sa mère pour manger et pour dormir. Ensuite, il travaille comme traducteur. Ce sont ses derniers jours « normaux ». Le 19 juin 1940, un milicien vient l’arrêter, l’assurant que ni argent ni bagages ne sont nécessaires, juste un pardessus.

     

    « Jamais, de ma vie, je n’avais été en prison. Au moment de mon arrestation j’avais trente-neuf ans. J’étais un père de famille, un homme matériellement et moralement indépendant, habitué à l’estime de ceux qui m’entouraient, un citoyen tout à fait loyal. Je n’avais fait de mal à personne. Je n’avais pas violé la loi, et j’étais fermement convaincu de mon droit à la considération et à la protection des institutions de chaque Etat, sauf de celui de Hitler. En somme, j’étais un intellectuel assez naïf qui, après s’être battu pendant neuf mois dans la toile d’araignée soviétique, se sentait toujours, dans son esprit et dans son cœur, un citoyen de la superbe Europe, avec son Paris, son Athènes et les horizons d’azur de la Méditerranée. Le seuil de la maison de la rue Logiszynska une fois franchi, je cessai d’être un homme. Ce changement se produisit de but en blanc, comme si, brusquement, par un beau jour clair, j’étais tombé dans une fosse profonde. »

     

    Détenu dans une cave à pommes de terre du NKVD, Margolin commet l’erreur, lors de son interrogatoire, de discuter, de se défendre. Au lieu de prendre trois ans comme « fugitif », il en prend cinq. Ils se retrouvent à septante-cinq juifs dans une cellule de sept mètres sur cinq. Son père, le vieux Dr Margolin, frappera en vain à la porte de la prison pour protester. La déchéance physique est rapide : otite non soignée et perte d’audition, poux, douches trop rares, promiscuité. Après six semaines, on leur apporte des vêtements et du savon avec un colis de nourriture pour le voyage.

     

    Leur convoi comporte dix wagons de marchandises, septante personnes par wagon, comptées et recomptées de jour et de nuit, et passe la frontière russe. C’est comme descendre sous terre, « hors du monde des vivants », sur la route d’un autre monde. « Et nous savions que, lorsqu’elle finirait et que nous sortirions de ce cercueil, tout autour de nous serait autre, et nous-mêmes nous aurions changé. » L’idéal européen de l’homme libre et de la dignité humaine laisse la place, en Eurasie, à une « civilisation de masses ».

     

    Les juifs polonais apprennent qu’ils sont désormais des « prisonniers » destinés aux camps du canal Mer Blanche-Mer Baltique. Margolin devient un des mille ze-ka polonais du 48e carré, « un camp ordinaire en URSS » au nord du lac Onega. Chaque camp comporte dix à quinze carrés (divisions), ce qui porterait le nombre de ze-ka à dix millions dans toute l’Union soviétique, les chiffres exacts étant du ressort du GOULAG, la direction générale des camps. C’est le premier grand complexe industriel de l’histoire mondiale.

     

    Les ze-ka ne sont pas des travailleurs, ce sont des esclaves affectés à l’abattage du bois, des bêtes de somme. Les tâches sont en principe distribuées en fonction des forces, la nourriture aussi, selon la catégorie et le pourcentage de la norme réalisé. Parmi les compatriotes de Julius Margolin, une majorité d’intellectuels, beaucoup refusent d’abord ce travail de bûcheron hors de leurs compétences et sans matériel correct. Mais il vaut mieux ne pas discuter au camp, on risque de perdre son emploi et la nourriture correspondante.

     

    On leur envoie alors des criminels russes de droit commun pour former des brigades « mixtes » et les initier à leurs nouvelles tâches. Margolin abat des sapins à la hache.  Ses forces ne lui permettent pas de porter des lattes pesantes, il maigrit, tombe malade, on le vole pendant un évanouissement. Le réveil à l’infirmerie est luxueux : repos, lecture. Cinq jours après, il reçoit un emploi de traducteur auprès du juge d’instruction.

     

    Le philosophe polonais décrit minutieusement, jour après jour, le processus de la déshumanisation, résultat du travail épuisant et de la misère. Les ze-ka n’ont pas de vêtements corrects, leurs liens familiaux ont été brisés, les femmes sont poussées à se prostituer pour être mieux traitées. C’est l’univers de l’humiliation, où l’on est obligé de mentir continuellement pour éviter les ennuis.  (A suivre.)

  • Il y a

    « Il y a deux sortes de gens.

     

    Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent.

     

    Et il y a ceux qui ne font jamais rien d’autre que se tenir en équilibre sur l’arête de la vie.

     

    Il y a les acteurs.

    Et il y a les funambules. »

     

    Maxence Fermine, Neige

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    Georges Lemoine, La lettre et l’image

     

     

  • Un livre en main

    Alors que les liseuses électroniques prolongent la vie de ce mot plein de douceur, « liseuse », qui désignait jusqu’ici un petit coupe-papier ou un vêtement pour lire au lit, une lampe réglable, une table d’appoint à tablettes où poser des livres, le plaisir de tenir un vrai livre entre les mains n’est pas près de perdre ses aficionados/das. 

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    Quand j’ai découvert ce joli cadeau « de circonstance » reçu récemment, Neige de Maxence Fermine, le texte accompagné d’« encres et dessins de Georges Lemoine » (Arléa, 2002),  j’ai hésité un moment : avais-je déjà lu ce conte de blancheur  « qui me disait quelque chose » ? Oui, j’en ai parlé ici. Mais il me semble que le livre emprunté il y a deux ans se présentait dans un autre format ou sous une autre couverture – mystère des oubliettes de la mémoire.

     

    Tous les amoureux des livres ont déjà vécu cela dans une librairie ou en bibliothèque : un livre reparu sous un autre titre (cela arrive) ou dans une autre édition ou en format de poche provoque un léger trouble,  mélange de reconnaissance et d’étrangeté, comme si un livre lu laissait son empreinte sous nos doigts, l’objet livre en lui-même et pas seulement le texte.

     

    Quand je cherche un titre dans ma bibliothèque, je n’ai pas seulement ce titre et l’auteur en tête, mais une couleur, un format, une épaisseur, une texture : le petit format rouge bordeaux sous lequel Nicolas Pouzine présente Iasnaïa Poliana, le dos vert effrité des Chantefleurs et Chantefables de Robert Desnos, l’élégance noir et or du Livre de l’amateur de thé (Sabine Yi, Jacques Jumeau-Lafond, Michel Walsh) ou le grand dos de toile bleue des Herbiers de Proust et de Colette (Editions du Chêne), pour ne citer que quelques exemples. Gare au trou de mémoire ou à l’erreur, qui empêche de trouver ce qu’on a pourtant sous les yeux – ça vous arrive aussi ?

     

    Sinon, pour revenir au récit de Maxence Fermine, aurais-je oublié les illustrations de Georges Lemoine ? Bractée de tilleul aux fruits suspendus, bol à thé décoré d’une branche fleurie, montagnes d’encre entre lesquelles une funambule marche sur un fil tendu, surplomb où se pose une maison montagnarde… Une délicatesse que je retrouve dans quelques-uns des ouvrages qu’il a illustrés, dont les dessins me trottent encore en tête : Vendredi ou la vie sauvage (Tournier), Comment Wang-Fô fut sauvé (Yourcenar), Lullaby (Le Clezio)… Tiens, j’aimerais feuilleter un jour Couleurs, lumières, reflets de Rolande Causse, album « indisponible » au titre prometteur.

     

    L’écriture, la mort, l’amour. Voilà ce qui se cache sous la neige de Neige. Un appel à regarder l’invisible au-delà du visible. Le jeune poète Yuko l’apprendra chez le vieux maître Soseki devenu, « pour l’amour d’une femme, poète, musicien, calligraphe, danseur. Et peintre. » Son initiation à la beauté passe par la marche : « Chaque jour de neige, il prit l’habitude de sortir très tôt de la maison et de marcher en direction de la montagne. » C’est à pied que Yuko se rend dans le sud du pays et traverse les « Alpes japonaises » pour rencontrer Soseki. Avec lui, il fera un jour le chemin en sens inverse pour lui montrer l’incroyable trouvaille dont il avait marqué la place d’une croix, pour la retrouver.

     

    Un livre qu’on relit déçoit parfois, le souvenir qu’on en gardait l’a déformé, le texte n’est plus à la hauteur – ou nous mesurons combien nous avons changé – « on ne découvre jamais deux fois le même livre dans les mêmes pages » (Hubert Nyssen). Parfois c’est l’inverse, une reprise nous trouve dans de meilleures dispositions et nous voyons, sur notre chemin de lecture, de jolies choses sur lesquelles l’œil avait glissé trop vite, distrait.

  • Bons amis

    « Ils vivaient côte à côte, en bons amis, mais étrangers l’un à l’autre, pleins d’un grand et sincère amour mutuel, mais de plus en plus conscients de tout ce qui les séparait. Et, dans sa tête à lui, avait germé une pensée dont l’obsession s’accentuait ; tourner le dos à cette vie et s’en créer une plus conforme à ses convictions. »

    Tatiana Tolstoï,
    Sur mon père

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  • Tatiana Tolstoï

    Il fallait que je revienne à ce petit livre lu en juillet 2004 dans le train de Moscou à Iasnaïa Poliana : Sur mon père de Tatiana Tolstoï, rédigé en français à l’occasion du centenaire de l’écrivain, en 1928. « En ma qualité de fille aînée, j’ai jugé qu’il m’appartenait de défendre la vérité. Je dois à la mémoire de mes parents de rompre aujourd’hui le silence. Douloureux devoir, certes, car il me faut révéler bien des choses qui, d’ordinaire, ne sortent pas du cercle intime d’une famille. »

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    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902

    Tatiana Tolstoï attire l’attention sur l’orthographe française de leur patronyme. « Il n’est toutefois pas sans intérêt de savoir que le nom de Tolstoï s’est toujours écrit en Russie : Tolstoy. Le jour où mon père, contrairement à son habitude, mit un i au lieu d’un y, sa parente Alexandra Andreevna Tolstoï le lui reprocha, en disant qu’il ne fallait pas enfreindre un usage consacré par plus d’un siècle. »

     

    Elle part de cette fameuse nuit d’automne où, à trois heures du matin, Tolstoï quitte secrètement et définitivement sa maison natale. (Il mourra quelques semaines plus tard d’une pneumonie, dans la petite gare d’Astapovo.) Pourquoi ? Pour fuir sa femme qui ne le comprenait pas ? Pour mener la vie simple à laquelle il aspirait, loin du monde ? « Mais il n’y a jamais dans la vie d’un homme une seule raison qui le pousse à commettre une certaine action plutôt qu’une autre. »

     

    Tatiana a été témoin de la vie de son père, avant et après sa crise religieuse. Elle était aussi la confidente de sa mère. Toute sa vie, Tolstoï a voulu « se rendre meilleur ». Moins d’un an après avoir épousé Sophie Bers, dont il était fou amoureux, il observe déjà dans son Journal que les joies de la vie de famille l’ont engourdi, l’absorbent au détriment des « hautes régions de la vérité et de la force ». Tatiana décrit sa mère comme « une nature pessimiste », souvent découragée, prompte à se désoler ; jamais elle ne s’était remise du choc que fut pour elle la découverte du passé de son mari. Sa fille la juge incapable de profiter des moments heureux, et « jalouse de tout et de tous ».

     

    Reprenant le point de vue de son père, sa fille écrit même : « Pauvre enfant ! Elle souffre de toutes ces incohérences qu’elle invente pour se torturer. » Sofia se faisait une certaine idée du mariage et de la famille ; quant à Tolstoï, il ne pouvait se limiter à être « mari et père ». Cependant, « les vingt premières années de leur ménage furent heureuses ». Ses parents s’aimaient, malgré leurs idées différentes. « Ma mère donnait à son mari le meilleur d’elle-même : toutes ses forces et son amour entier. »

     

    Tolstoï « ne prétendait aucunement imposer aux autres sa volonté ». Le déménagement à Moscou, pour les études des enfants, provoque en lui une crise morale. Le sens de sa vie le tourmente, il étudie les religions pour y trouver des réponses à ses questions. Il traduit et compare les Evangiles, et cela débouche sur une véritable conversion. Sa mère, moins douée intellectuellement, moins forte moralement, d’après sa fille, n’a pu le suivre dans cette voie.

     

    La fille aînée des Tolstoï insiste sur le fait que son père ne prêchait ni ne sermonnait personne – « Dans ces temps-là, nous ne le comprenions pas. Ses idées nous effarouchaient sans nous convaincre. » Sa richesse pèse à Tolstoï, il rêve de s’en dégager : « Donner ce que j’ai, non pas pour faire le bien, mais afin de devenir moins coupable. » Leur vie oisive et tranquille à côté de tant de misère lui est insupportable. Irritée par ses nouvelles idées, sa critique de l’Eglise orthodoxe, Sofia refuse de recopier certains textes. Tolstoï retourne alors à Iasnaïa Poliana pour retrouver le calme, ou chez des amis à la campagne.

     

    Leurs enfants assistent aux disputes où leurs parents se blessent mutuellement, « elle » défendant le bien-être de ses enfants et leur bonheur, « lui » son âme. Tatiana : « Je croyais fermement qu’il ne pouvait pas se tromper. Mais quant à cette Vérité qu’il avait trouvée, je ne savais trop ce qu’elle était. » Elle pensait que sa mère aurait dû se soumettre, ne comprenait pas sa résistance.

     

    On retrouve ici les événements relatés par Sofia Tolstoï dans Ma Vie, dont la mort de son dernier né – « Jamais ma mère ne se releva du coup qui lui avait été porté. » Sofia Tolstoï ne retrouvera plus jamais la sérénité, de plus en plus nerveuse, obsédée par ce qu’on dirait d’elle, et c’est une véritable torture morale pour Tolstoï qui rêve de la quitter mais ne peut l’abandonner.

     

    En juillet 1910, Tolstoï rédige un testament secret. Sofia soupçonne qu’on lui cache des choses, fouille dans les papiers de son mari. Il se met à tenir un Journal « pour lui seul », le garde sur lui. La nuit du 28 octobre, il surprend son épouse en train de fouiner dans son cabinet de travail et décide de s’en aller. Il lui écrit une lettre, emballe ses affaires, donne l’ordre d’atteler…

     

    Ses enfants reviennent alors à Iasnaïa Poliana prendre soin de leur mère désespérée. Seule Alexandra sait où se trouve Tolstoï. Quelle angoisse quand Tatiana apprend qu’il est malade, qu’il est mourant ! Un correspondant de La Parole russe leur envoie un télégramme : Tolstoï est chez le chef de gare d’Astapovo, avec quarante degrés de fièvre. Comme il n’y a qu’un train par jour dans cette direction, les Tolstoï commandent un train spécial et se mettent en route avec leur mère.


    A Astapovo, seule Alexandra est admise au chevet de son père, puis Serge, puis Tatiana que son père presse de questions sur sa mère : qui reste avec elle ? « Parle, parle, que peut-il y avoir de plus important pour moi ? » Elle espère qu’il finira par appeler sa femme auprès de lui, mais il craint que son cœur ne le supporte pas. Sofia en est malade : « Dire que j’ai vécu quarante-huit ans avec lui et que ce n’est pas moi qui le soigne quand il va mourir… » Serge recueille les derniers mots de son père : « Serge ! J’aime la vérité… beaucoup… j’aime la vérité. » Tolstoï est inconscient, le 20 novembre 1910, quand sa femme arrive enfin près de lui.


    Tatiana a aimé ses parents, tous les deux ; dans Sur mon père, elle a voulu raconter « l’humble vérité ». Sa mère a survécu neuf ans avant de mourir elle-même d’une pneumonie, entourée de ses enfants et petits-enfants. « Et qui prendrait sur lui de désigner le coupable ? L’esprit peut-il renoncer à défendre sa liberté ? Peut-on faire grief à la chair de lutter pour l’existence ? Peut-on reprocher à ma mère de n’avoir pas été capable de suivre son mari sur les hauteurs ? Ce fut encore plus son malheur que sa faute, et ce malheur l’a brisée. Et mon père était-il coupable d’avoir voulu sauver ce quelque chose dont « parfois il sentait la trace en lui », et de le sauver au prix de sa vie ? »