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roman - Page 97

  • Hôtes de Sigmaringen

    A la première des six pages que Pierre Assouline, à la fin de son roman Sigmaringen, intitule « Reconnaissance de dettes », des noms de personnes, des titres de films et même de séries télévisées dont Les Vestiges du jour de James Ivory et Downton Abbey de Julian Fellowes. Le séjour du gouvernement de Vichy au château des princes de Hohenzollern, en 1944-1945, est raconté par Julius Stein, un « majordome » hors pair, le dévoué serviteur du prince qui lui a confié les lieux quand le château a été réquisitionné par le ministre des affaires étrangères de Hitler.

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    « Forcée d’abandonner une maison qui était la sienne depuis quatre siècles, la famille Hohenzollern, treize personnes, s’en allait entre les rangs de leurs serviteurs alignés en une haie d’honneur. » Seules deux parentes ont décidé de rester au château de Sigmaringen, les princesses Aldegonde de Bavière et Louise von Thurn und Taxis, la doyenne de la famille.

    C’est toute une organisation, spécialité allemande tant qu’il ne s’y glisse pas de grain de sable, de répartir les Français aux différents étages, le maréchal Pétain tout en haut, le président Laval et ses fidèles « juste en dessous », puis le reste du gouvernement, en ménageant les susceptibilités nombreuses entre deux clans, « ceux qui entendaient bien rester les bras croisés, rangés derrière Pierre Laval ; et ceux qui croyaient encore diriger la France dans l’intention avouée de rentrer bientôt au pays ».

    Julius Stein réunit le personnel du château et le présente à l’intendante du maréchal, Mlle Wolfermann, une femme à l’allure décidée qui maîtrise comme lui le français et l’allemand, et avec qui une certaine entente s’établit d’emblée. Mais elle tient à garder l’autorité sur le personnel français. Environ quatre-vingts personnes sont les hôtes de Sigmaringen, qu’il faudra nourrir dans quatre salles à manger trois fois par jour, donc douze services.

    Problèmes d’intendance, querelles politiques et personnelles, lectures à la bibliothèque du château, promenades, vols indélicats (Julius Stein est chargé de veiller sur les biens des Hohenzollern), réactions aux nouvelles de France et d’Allemagne, arrivée d’autres Français au village dont le Dr Destouches, rumeur de l’existence d’une taupe, il y a de la matière pour évoquer les hôtes de Sigmaringen, qu’il s’agisse des « invités » français ou de ceux qui les accueillent bon gré mal gré.

    Les conversations entre Julius Stein et Mlle Wolfermann, qui apprennent à se connaître et à s’apprécier, font contrepoint à la chronique de guerre en trois parties : L’organisation, L’illusion, La désagrégation. L’auteur de Lutetia, qui s’est soigneusement documenté, fait suivre son récit de brèves notices sur ce que sont devenus les protagonistes historiques du roman.

    Avec empathie, Assouline s’est glissé dans une sensibilité allemande à travers le personnage du majordome, qui a existé mais qu’il a ici « réinventé ». « Venant d’un romancier qui a tout lu sur le sujet, l’artifice est habile. Il permet d’être nulle part et partout, sans rien négliger de la topographie du lieu. Il nous offre aussi le regard distancié d’un Allemand « miné par l’obéissance » sur cette farce tragique. » (Grégoire Leménager, BibliObs)

    Sigmaringen est une rencontre réussie entre fiction et histoire. En refermant le livre, et même si le romancier montre les mesquineries à l’œuvre au sein de ce gouvernement fantoche dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, j’ai pensé aux mots d’Ulysse à Hector, à la fin de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux : « Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. »

  • La source du son

    adler,laure,immortelles,roman,littérature française,amitié,femmes,jeunesse,france,culture« Je me souviens qu’une fois franchie la porte du palais, alors que nous étions très en avance, nous avons réalisé que le spectacle avait déjà commencé. Sur la scène, des danseurs s’échauffaient sans prendre garde au public qui s’installait. Un battement de tambour répétitif nous plongeait dans une temporalité inhabituelle. Nous cherchions la source du son. Ce sont nos voisins qui nous ont montré, accroché sur la façade sud du palais, un musicien sur une petite nacelle, le torse nu, les cheveux longs qui s’envolaient, puis se rabattaient sur son visage, pendant qu’il continuait, imperturbable, à jouer de son instrument. »

    Laure Adler, Immortelles

  • Sarabande d'amitié

    Premier roman de Laure Adler, publié en 2013, Immortelles « est surtout un hymne à l’amitié féminine » (couverture). Un extrait d’Annie Ernaux en épigraphe – « (…) et pourtant je n’aime que retrouver ce temps où rien n’était arrivé » (Ecrire la vie) – suggère une autre formule : Immortelles est un hymne à la jeunesse.

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    La narratrice, à qui sa famille reproche « de vivre dans le passé », reconnaît vivre avec ses « disparues », trois amies : « Florence, Suzanne, Judith. Elles forment une sarabande dans ma tête. Leur force m’a construite et m’a rendue différente. Avec elles, j’ai ressenti ce à quoi nous ne pensions jamais, ce que vivre signifie. »

    Ces trois-là, connues en moins de six mois, séparément, elle va raconter leur histoire telle qu’elle en a eu connaissance, par séquences qui portent leur nom, de l’enfance jusqu’à leur rencontre et jusqu’à ce que leurs routes se séparent. En cinq parties : « Le sentiment de l’innocence », « la perception de l’existence », « Le sentiment sexuel », « Le surgissement du réel », « L’apprentissage de la désillusion ».

    Florence avait « le goût de disparaître » : son visage changeait, elle n’était plus là. Fugueuse dès l’adolescence, et cela, même avant l’alcool, « les substances ». Sa mère, « fille de bourgeois déclassés », avait choisi le secrétariat comme voie d’émancipation, avant de se marier et d’avoir deux filles – Florence était l’aînée. Son père parti travailler au Brésil, elle se souciait de sa mère, de ses crises d’absence quand son regard se figeait.

    Suzanne aussi était en manque de gestes d’amour maternel ; sa mère était infirmière en Indochine, envoyait des cartes postales. Elle vivait avec sa grand-mère. Judith, en 1960, à un cours privé de français à Buenos Aires, se faisait traiter de « youpine » par les autres filles et découvrait un passé dont elle ne savait rien en interrogeant sa mère, Ethel, qui avait quitté la France pour l’Argentine après la seconde guerre mondiale.

    Immortelles suit ces trois filles de milieux différents, dont le père est peu présent, dans leur famille d’abord, puis au lycée, avec leurs lectures, les musiques qu’elles écoutent, leur corps à apprivoiser, maquiller, vêtir. Puis, avec l’université, ce sont les rencontres qui deviennent les temps forts, les amitiés, les amours. Elles découvrent la vie dans les années d’ébullition de Mai 68, vont au festival d’Avignon, font de petits boulots, voyagent. Leurs trajectoires n’ont rien de lisse ni de prévisible. Elles racontent une époque.

    Laure Adler, née en 1950, a attendu la soixantaine pour parler d’un temps qu’elle a vécu intensément. On y croise Vilar, Béjart, Deleuze, Kristeva, Lacan, Jankélévitch… Même si son roman n’est pas autobiographique, cette époque-là, avec sa grande liberté, les changements de la société, est vécue avec passion. Laure Adler restitue bien les hasards et les accrocs de la vie pour chacune de ses héroïnes « et la manière qu’elles ont eue de devenir femme : sans facilité » (Anne Diatkine, dans Elle).

    Immortelles est un roman de souvenirs. Ces trois femmes ont disparu de la vie de la narratrice, mais tout au long du récit, on les sent présentes, indissociables de sa propre trajectoire. Et la fin insiste là-dessus : « Pour moi, elles sont immortelles. »

  • Pulsation

    didion,joan,un livre de raison,littérature anglaise,etats-unis,roman,traduction,culture« Et qu’avait fait Charlotte dans Boca Grande ? Marine Bogart voulait-elle savoir ce que Charlotte avait fait de sa vie ou comment elle avait bien pu se faire tuer ? Dans un cas comme dans l’autre la réponse est obscure. Dans la mesure où je suis incapable de tirer des conclusions définitives. Je sais comment établir le schéma moléculaire de la vie, représenter les hélices simples, doubles des acides aminés, mais lorsque je m’efforce de définir le modèle du « caractère » de Charlotte Douglas je ne vois qu’une pulsation lumineuse. Je songe à ces arcs-en-ciel sur les taches d’huile des boulevards de Progreso après la pluie. Il me faut tenter de percevoir ce modèle. »

    Joan Didion, Un livre de raison

  • Je serai le témoin

    Le premier roman de Joan Didion traduit en français, si je ne me trompe, date de 1977 : Un livre de raison. Quel est le sens du titre original, A Book of Common Prayer (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand) ? Le TLF définit le « livre de raison » comme un « Journal tenu par le chef de famille qui inscrivait, avec ses comptes, les événements tels que naissances, mariages, etc., et ses propres réflexions ». Le rapport avec Le livre de la prière commune des anglicans reste plus mystérieux au premier abord.

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    Le roman se présente sous la forme de six cahiers, le premier commençant par cette phrase : « Je serai le témoin de cette femme. » Point, à la ligne. Voici la suite : « Traduire ainsi seré su testigo, une expression qui n’apparaît pas dans les lexiques à l’usage des touristes, de quelle utilité serait-elle au voyageur prudent ? Cela s’est passé ainsi : elle a quitté un homme, puis un deuxième ; elle a retrouvé le premier pour voyager avec lui ; elle l’a laissé mourir seul. Elle a perdu un enfant par la faute de l’« Histoire » et un autre à la suite de « complications » (je me contente de reproduire certains commentaires). Elle s’est crue capable de se débarrasser de ces fardeaux et, un jour, elle a débarqué à Boca Grande – en touriste. Una turista. Comme elle l’a dit, elle-même. »

    Reconnaissez qu’il y a de quoi intriguer dans cet incipit. Qui parle ? de qui ? Grace Strasser-Mendana, née Tabor, se présente comme une anthropologue – « j’ai consacré cinquante de mes soixante années à étudier des illusions » – installée depuis 1935 en Amérique équatoriale où elle a épousé un planteur de cocotiers « ici, dans Boca Grande » et étudié la biochimie « en amateur ». Charlotte Douglas est la femme dont elle raconte l’arrivée, la vie et la mort à Boca Grande, ville et pays sans histoire (une fiction) que Charlotte considérait « comme le point central de l’économie des deux Amériques », une escale de ravitaillement pour certaines lignes aériennes.

    Pour son « rapport de témoin », elle rassemble d’abord des faits, décrit la ville où elle vit et la province où ils récoltent le coprah, nommée « Millonario », comme son beau-père, Victor Strasser, « l’homme riche ». Edgar, le fils aîné, a fait entrer Grace en l’épousant dans « l’une des trois ou quatre grandes familles » au pouvoir à Boca Grande, où les rivalités politiques et financières vont bon train. Elle dit continuer à vivre là parce qu’elle aime la lumière, « la seule raison ».

    Même si elle reçoit de ses nouvelles, son fils Gerardo lui est devenu « étranger » – machiste, susceptible, « une façon d’être que je n’admire pas. » Grace, qui va mourir bientôt d’un cancer du pancréas, ne s’intéresse qu’à Charlotte, elle n’arrive pas à comprendre le sens de son séjour à Boca Grande. Née en Californie, la quarantaine, Charlotte Douglas, « La Norteamericana », a beaucoup voyagé, son passeport l’atteste.

    A l’hôtel Caribe, on l’entendait taper à la machine dans sa chambre toute la nuit. Elle n’apparaissait que le soir au casino, sans y jouer, puis allait manger seule à une terrasse ou au Jockey Club. Partout, on la remarquait : extrêmement mince, des cheveux bouclés d’un roux clair, une grosse émeraude carrée à la place de l’alliance. Des vêtements de prix, avec « une sorte de délabrement ». Cherchant parfois à attirer l’attention, faisant preuve d’esprit « jusqu’à lasser ses interlocuteurs ». A la réception de l’hôtel, elle s’inquiétait des messages, n’en recevait pas. Elle se rendait fréquemment à l’aéroport sans raison apparente, y traînait au bar, y lisait le journal.

    La liste du Département d’Etat précisait qu’il fallait prévenir l’ambassade des Etats-Unis en cas d’incident, sans qu’on sache pourquoi. Quand les proches de Grace la rencontrent, Charlotte se montre très séduisante avec les hommes, avec Victor, le beau-frère de Grace, et leur raconte toutes sortes d’histoires à propos de Léonard, de Warren et de Marine. Interrogée, elle précise que Léonard, son second mari, un juriste, « s’occupe d’armes ». Sinon, elle reste dans les généralités, « comme si elle n’avait aucune vie personnelle ». A Grace, elle parle parfois de Marine, sa fille et elle seraient « inséparables ».

    Le deuxième cahier débute un peu plus d’un an après la mort de Charlotte, alors que Grace, très malade, devient indifférente à ce que disent ses proches ou son fils. La « turista » lui avait donné quelques informations sur la disparition de Marine, Grace en a reçu d’autres de Léonard Douglas – « mais l’essentiel de mon savoir, la part en laquelle je puis avoir le plus de confiance, me vient de ma formation en matière de comportement humain. » Le FBI s’était présenté chez Charlotte pour enquêter sur Marine, dix-huit ans, qui avait participé à un attentat à la bombe – c’était un an avant que sa mère se réfugie à Boca Grande.

    Un livre de raison est le récit d’une fascination, axé sur le désir de Grace de comprendre cette femme, cette épouse, cette mère, « en politique innocente », aux connaissances lacunaires, sensuelle, secrète, très fine dans ses reparties. Grace s’intéresse de moins en moins à sa propre vie, mais le spectacle, le comportement, les confidences de Charlotte, son attente désespérée de Marine, le puzzle de sa vie, dont elle a été témoin, la concernent, elle cherche à en résoudre l’énigme. Cette « enquête psychologique » se déroule sur un fond de corruption et de violence sociale.

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    Joan Didion en 1977 (Image via AP, source Pictorial)

    « Chez la Californienne Joan Didion, l’intelligence est un instinct sauvage. Son regard sur les choses, d’une acuité qui confine à l’effet spécial, agit sur le lecteur comme la détente d’un grand fauve. Son rapport au réel – et à la phrase – est animal : distant, juste, impitoyable, foudroyant plus souvent qu’à son tour », écrivait Judith Steiner dans le Magazine littéraire en 2009. Les retours à la ligne sont nombreux, les dialogues aussi, parfois coupés au couteau, parfois drôles (dans le genre vache).

    Les personnages de ce roman participent à la vie mondaine, mais leur ressort intime reste le plus souvent caché et leur solitude, profonde. L’approche du sujet, par son détachement, m’a rappelé parfois l’univers du nouveau roman. On y trouve déjà cette grande lucidité qui frappe dans L’année de la pensée magique (2005).