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roman - Page 184

  • Implacable Atwood

    « Immense romancière mais aussi poète et essayiste », c’est ainsi que l’éditeur présente Margaret Atwood pour Œil-de-chat (Cat’s Eye, 1988), traduit de l’anglais (Canada) par Hélène Fillon. Je referme ce gros livre (plus de six cents pages) le cœur serré. Admirative. L’enfance sans mièvrerie, l’âge mûr sans complaisance. Ce roman d’Atwood, implacable, ressemble à une autobiographie, mais c’est une fiction, rappelle-t-elle en préambule. Elaine Risley, peintre, y explore sa vie : « Le temps n’est pas une ligne, mais une dimension ; comme les dimensions de l’espace » (première phrase). 

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    Au milieu de sa vie, celle-ci revient à Toronto pour la première rétrospective de son œuvre. Son ex-mari, le père de sa fille aînée, lui a prêté son studio pour l’occasion. Mais ni lui ni Ben, son second mari, ne sont à ses côtés, elle le regrette, elle a « perdu le goût des étrangers ». En survêtement bleu pastel, son « déguisement de non-artiste », elle se rend à la galerie avec un peu d’appréhension.

    « Avant Toronto, j’étais heureuse. » Dans la Studebaker du père, zoologiste, la famille se déplaçait au gré de ses missions de recherche en forêt, jusqu’au jour où l’on annonce à Elaine et à son frère Stephen qu’ils auront désormais une maison à eux. Leur père va enseigner à l’université. Le bungalow carré entouré de boue, sans aucune finition à l’intérieur, déçoit d’abord Elaine. Mais elle aime observer les croquis des insectes en coupe, et aussi se rendre à l’Institut de zoologie.

    A l’école, pour la première fois, elle fréquente des filles. « Je connais les règles non écrites des garçons, mais avec les filles j’éprouve toujours le sentiment d’être sur le point de commettre une gaffe inimaginable, épouvantable. » D’abord Carol, la seule à prendre l’autobus avec elle, qui s’étonne de tout dans la vie d’Elaine : la maison non finie, leur mode de vie, les vêtements inadéquats. Puis la belle amie de Carol, Grace, dont la mère, Mrs Smeath, a le cœur malade et fait la sieste chaque après-midi. Une femme pleine de principes. Elaine la déteste.

    Dans la cour de l’école, on joue aux billes, Elaine adore celles qu’on appelle « œils-de-chat », qui « ressemblent vraiment à des yeux ; mais pas à des yeux de chats. » Son favori, un œil-de-chat bleu, elle le garde toujours dans son sac à main. Au retour de vacances, à la mi-septembre, les écolières se retrouvent, plus grandes, différentes. Il y a une troisième fille près de Carol et Grace, la très sûre d’elle Cordelia. Elaine est subjuguée. Cordelia dirige bientôt leur petit groupe. Elle fait des remarques inattendues sur les gens, commente tout, juge.

    Cordelia est obsédée par les corps des femmes, des hommes. Mrs Smeath par le manque de religion : elle persuade Elaine de les accompagner à l’Ecole du dimanche, aux offices. Tandis que son frère abandonne ses jeux de chimiste en herbe pour s’intéresser aux étoiles, Elaine subit chaque jour davantage la pression des filles, dont elle devient la victime préférée. Pour elles, elle devient Mary, reine d’Ecosse, décapitée, enterrée dans un trou qu’elles referment avec des planches. Elles ont neuf ans.

    « Tout ira bien à la condition que je ne bouge pas, que je ne dise rien, que je ne révèle rien. Je serai alors épargnée, acceptable encore une fois. Je souris, frémissante de soulagement et de reconnaissance. » Les petites filles ne sont pas si mignonnes, elles sont « grandeur nature ». Terrorisée à l’idée de perdre ses amies, Elaine veut plaire. « Avec la haine, j’aurais su comment me comporter. Elle est transparente, froide comme le métal, directe, inébranlable, contrairement à l’amour. »

    La fillette tombe malade de plus en plus souvent. Comment sa mère ne réagit-elle pas à ses silences, ses lèvres mordues, ses peaux arrachées ? Quand elle la questionne, l’encourage à ne pas être « une chiffe molle », Elaine se tait. Un jour, à l’Institut de zoologie, elle s’évanouit pour la première fois. Après avoir découvert cette échappatoire, elle devient à l’école « la fille qui s’évanouit ». Les jeux secrets s’aggravent, Elaine manque y laisser sa peau.

    Après cela, une limite a été franchie. Bien que craintive et lâche, d’un seul coup, elle n’a plus peur de ses « amies », elle se sent libre, prend des distances. Pourtant, ce que lui a fait Cordelia la hante : « Tu m’as fait croire que je n’étais rien. » A leur nouvelle école, Elaine se montre une bonne élève, attentive, silencieuse. Cordelia s’amuse à piquer dans les magasins et n’étudie pas. C’est maintenant Elaine la plus forte, « une langue de vipère ». Excellente en biologie, elle peut dessiner n’importe quoi. En plein examen, elle sait soudain qu’elle ne sera pas biologiste, mais peintre.

    Margaret Atwood réussit dans ce roman éclaté un portrait de femme, d’artiste, hors des conventions. Décrit sans fioritures ce qu’on peut ressentir, endurer, souffrir, dans le sous-sol d’une vie ordinaire. Comment quelqu’un devient ce qu’il est. Bien plus tard, de retour chez sa mère très âgée, Elaine Risley retrouve dans une malle son œil-de-chat, sa bille fétiche : « Je la regarde et j’y vois ma vie entière. » Œil-de-chat, ce sera aussi le titre d’un autoportrait. A l’exposition de Toronto – une ville « comme un miroir qui ne renverrait que la moitié dévastée du visage »   elle parcourt du regard son œuvre et sa vie, mais n’attend en réalité qu’une chose, l’arrivée de Cordelia.

  • Baby-sitter

    La Passerelle de Lorrie Moore (A Gate at the Stairs, 2009), c’est d’abord ce contact facile entre Tassie Keltjin et Sarah Brink dès leur première rencontre. La jeune Américaine, étudiante à Troie, « l’Athènes du Midwest », propose ses services comme garde d’enfants et le courant passe avec cette femme un peu plus petite qu’elle, gentille, d’apparence soignée, quarante-cinq ans, qui tient un restaurant chic et va bientôt adopter un bébé. Sarah connaît et apprécie les pommes de terre « Keltjin », spécialité du père de Tassie, un fermier un peu « étrange » aux yeux de ses voisins, plutôt écolo, l’excentrique local.

     

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    Engagée, Tassie accompagne Sarah à un premier rendez-vous avec la mère biologique : une responsable de l’agence d’adoption accompagne une jeune fille, Ambre, qui porte un bracelet électronique au poignet. Celle-ci s’étonne de l’absence du père adoptif, retenu par son travail. Sarah ne peut s’empêcher, en partant, de faire la morale à la jeune délinquante, bref, le rendez-vous est « un désastre absolu ».

     

    Noël en famille : Tassie retrouve son frère, Robert, avec qui elle s’entend très bien, et que sa vie de garçon de ferme déçoit. Leur père s’étonne du programme éclectique de Tassie à l'université : littérature britannique, introduction au soufisme, à la dégustation de vin, musique de films, géologie… Robert, lui, s’est inscrit à un cours de yoga et parle d’un agent recruteur venu au lycée de Dellacrosse proposer deux ans de service dans l’armée à ceux qui cherchent leur voie. Tassie et sa mère le mettent en garde, la guerre en Afghanistan n’est pas terminée.

     

    « Quand je revenais à Dellacrosse, ma place dans le monde universitaire, dans celui de Troie et l’univers adulte se dissolvait, et je me transformais en un improbable ramassis de moi antérieurs qui se télescopaient les uns les autres. » Tout ici lui paraît à présent étranger, ses anciens amis, des « extraterrestres ». Et puis Sarah l’appelle : elle voudrait que Tassie rentre et l’accompagne en avion à Packers City, pour un autre rendez-vous. Edward, son mari, les y rejoindra.

     

    Là, Bonnie, presque trente ans, propose son enfant d’un an ou deux à l’adoption, un bébé métis déjà placé dans une famille d’accueil. Sur le père, aucune information : l’enfant d’un flirt ? d’un viol ? Bonnie insiste pour que Mary soit élevée dans la religion catholique et qu’on lui envoie des photos chaque année, à Noël. La petite a un sourire magnifique, Sarah l’appellera bientôt Mary-Emma ou Emmie, d’après ses initiales.

     

    Tassie, qui joue de la guitare basse, fait la connaissance à l’université d’un étudiant brésilien un peu cachottier, Reynaldo, qui devient bientôt son petit ami. Brave fille, elle prend à cœur son rôle de baby-sitter tandis que Sarah rassemble chaque semaine chez elle d’autres parents adoptifs en butte aux mêmes problèmes qu'eux : remarques racistes à cause de leur enfant de couleur différente, questions d’éducation quant à la meilleure façon de les préparer à la mixité sociale… Mary-Emma est une petite fille charmante, éveillée, elle adore sa baby-sitter.

     

    Tout semble aller pour le mieux, qu’est-ce qui cloche ? De terribles non-dits. Entre les hommes se construisent des passerelles, mais aussi des barrières, ou pire. Dans ce premier roman, par les yeux de Tassie, Lorre Moore décrit les mœurs américaines ordinaires avec une ironie que rend bien la traductrice, Laetitia Devaux. Curieuse de tout et de tous, l’étudiante va peu à peu découvrir ce qui se cache derrière de douces apparences.

     

    « Chaque personne, dans cette maisonnée, moi y compris, semblait issue d’un horrible conte de fées. Mais de contes différents. Nous étions tous grotesques et égocentriques, chacun dans sa propre histoire, si bien que nos échanges étaient incompréhensibles et dépourvus de sens, comme les personnages dans une pièce de Tennessee Williams qui déclament une tirade futile mais envoûtante de folie. » La petite Mary-Emma échappera-t-elle à cette dérive chaotique ? La vie est parfois drôle, souvent elle ne l’est pas. Au bout du compte, leur histoire à tous n’est pas du tout ce qu’elle promettait. Surtout connue comme nouvelliste, Lorrie Moore intitule ses  recueils Des histoires pour rien, Vies cruellesDéroutes.

  • Scandale

    « Il y a tout simplement trop peu de syllabes bien sonnantes pour maudire le scandale de sa déchéance, de son combat inégal. De son destin. Et dans son destin, celui de tout un chacun.

    La langue de ma mère Couverture.png

    C’est pourquoi ceci ne pouvait rien avoir de commun avec l’art littéraire mais en même temps il fallait que cela devienne une Bible en mieux, un immortel poème comme il n’en a jamais été composé. Un hymne belliqueux, enthousiaste et entraînant et impitoyable, comme pour l’été le plus fertile et le plus torride de tous les étés. Et pourtant, en même temps, je le soutiens mordicus : un témoignage sec, une addition de scènes et de tableaux dépouillés de toutes fioritures et prétentions, rien de plus : « la vie comme elle est », imparfaite, fragmentaire et chaotique. »

    Tom Lanoye, La Langue de ma mère