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pauvreté - Page 2

  • Le bal des espoirs

    Anna Hope ouvre son roman La salle de bal (traduit de l’anglais par Elodie Leplat) sur un bref prologue situé en Irlande en 1934. Par « une belle et douce journée », une femme marche vers une maison, aperçoit un homme en haut d’une échelle, l’observe en hésitant, puis marche vers lui en disant son nom.

    Hope Asile de Menston.jpg
    High Royds Hospital - Menston Asylum (YouTube), qui a inspiré l'asile de Sharston dans le roman

    Retour en 1911 : le récit commence à l’opposé de cette douceur. Ella Fay, une jeune Irlandaise, se retrouve dans un endroit inconnu qui n’est pas la prison à laquelle elle s’attendait. Des femmes en uniforme, un dortoir, d’autres femmes qui radotent ou geignent, personne à qui parler vraiment, sauf cette « grande fille pâle » qui s’assied près d’elle au petit déjeuner : Clem lui explique ce qui se passe autour d’elle à l’asile de Sharston.

    Ella sait que c’est un endroit pour les aliénés, pour les pauvres. Elle n’est pas folle : elle a juste cassé une fenêtre à la filature où elle travaille depuis ses huit ans. Le Dr Charles Fuller la convoque pour compléter son dossier d’admission. Ella vivait avec son père, sa mère est morte. Ella se dit prête à rembourser les dégâts, frappe la table en le voyant écrire sans lui répondre – il note « pulsions violentes » et appelle les infirmières. La jeune femme leur échappe et s’encourt dehors où elle aperçoit deux hommes « debout dans un trou » avant de glisser dans la boue et d’être emmenée de force. L’un des deux lui avait tendu la main : « Hé, ça va ? »

    La romancière alterne trois points de vue : celui d’Ella, celui de John (la main secourable), celui de Charles, un des médecins. John Mulligan travaille avec Dan Riley, qui l’a pris sous son aile, à creuser des tombes sous la surveillance de Brandt, un Anglais brutal. Dan, ancien marin, n’est jamais à court d’histoires ou de chansons. Les hommes et les femmes vivent séparément à l’asile, sans se voir. Aussi les deux amis se sont réjouis de la cavale d’Ella : « Une sauvagerie en elle. Une liberté. Qui vint se planter dans le ventre de John et lui vriller les tripes. » Il lui a tendu la main, avant que Brandt l’attrape et lui tire les bras dans le dos.

    Le Dr Charles Fuller est aussi musicien. Il défend auprès du directeur le rôle thérapeutique de la musique pour les patients – « Mozart pour les épileptiques. Ou Bach. Les patients semblent apprécier l’ordre que cette musique leur procure (…) ». Lui préfère entre toutes la musique pour piano seul, dirige l’orchestre. Le directeur l’interroge sur la fille qui a tenté de fuir ; il ne veut plus d’évadés, cela nuit à la réputation de l’asile. Quand Fuller annonce qu’il aimerait préparer une allocution pour le Congrès international de la Société d’éducation eugénique, il le rabroue et le renvoie à ses fonctions.

    Charles travaille à l’asile depuis cinq ans, cet emploi lui a permis d’échapper à ses parents, indifférents à son amour de la musique. En faisant le tour des patientes, il interpelle Clem, toujours à lire dans ses moments libres, ce qu’il juge nuisible, puis s’installe au piano. Chez les hommes, en jouant un Impromptu de Schubert, il voit que John Mulligan est sensible à la musique. Le vendredi soir, il y a un bal réservé à ceux et celles qui se sont bien tenus durant la semaine et tiennent encore debout, mais John décline d’abord l’invitation.

    Aux propositions (des textes non fictifs) des eugénistes (dont Churchill), favorables à la stérilisation des aliénés indigents, le Dr Fuller voudrait opposer son programme d’amélioration par la musique, la culture, et l’appuyer sur son expérience à Sharston, « un rapport sur les bénéfices de la musique et de la ségrégation à l’asile ». Frustré dans ses ambitions, il révélera un caractère ambivalent.

    Clem explique les choses à Ella, les deux femmes travaillent à la blanchisserie. Tout le monde craint d’être envoyé au pavillon des chroniques d’où on ne sort pas, sinon pour le cimetière. Mieux vaut « être sage ». Clem, Clemency Church, aime citer Emily Dickinson ; de bonne famille, elle a échoué à l’asile après une grève de la faim pour échapper à un mariage imposé. Son père lui apporte régulièrement des livres. Clem aime la musique et apprécie que le Dr Fuller leur en joue. Elle rêve d’aller un jour à l’université.

    La magnifique salle de bal deviendra l’endroit des retrouvailles entre Ella et John. Quand celui-ci se décide à lui écrire, elle peut compter sur Clem pour répondre – Ella ne sait pas écrire. Anna Hope raconte avec beaucoup de pudeur la manière dont ces personnages, malgré l’asile, trouvent l’un chez l’autre de quoi nourrir leur espoir d’une autre vie, de liberté. Ils en sont loin. Le règlement, le travail, les surveillants, les infirmières se mettent souvent en travers de leurs désirs. Et leur sort est entre les mains du Dr Fuller, aux humeurs changeantes. Aucun d’eux n’est à l’abri de grosses déceptions.

    Dans une note en fin de volume, la romancière décrit l’asile de Menston dans le Yorkshire, où son arrière-arrière-grand-père a été patient à partir de 1909. La salle de bal est un beau roman qui voit émerger une improbable histoire d’amour dans cet endroit de misère sociale ou mentale, de promiscuité et de solitude.

  • Pacte

    « Car l’amour n’est pas le pacte d’épargne et d’assistance que s’imaginent les gens, mais la faculté ou le talent de deux êtres à partager la tension électrique, érotique et spirituelle d’une seule petite minute d’intuition magique, un résumé d’existence concentré en ce seul instant qui fait croire cette fusion possible. Pourtant une vie entière ne nous permet pas de l’accomplir, en réalité elle s’est accomplie en ce seul instant, et tout le reste de la vie n’est que la longue nostalgie de notre intuition magique. »

    Anne-Marie Garat, Les mal famées

    Paris 1945 Couple sur les quais de la Seine (Roger-Viollet).jpg
    © Albert Harlingue / Roger-Viollet
  • Mal famées

    Les commentaires d’Anne-Marie Garat sur un vieil appareil photographique m’ont incitée à la lire : parmi les titres proposés à la bibliothèque Sésame, Les mal famées, moins connu que son passionnant Dans la main du diable. Ce roman publié en 2000 commence avec la découverte d’une petite maison d’angle, dans une impasse abandonnée : « Une maison comme celle-là, nous n’en voulions pas. Marie disait : sache-le, une maison, c’est le poison. Le toit et les caves sont sources de contrariétés. Il nous faut un appartement. » Marie Chassagne, la cinquantaine, est cordon-bleu ; pour Lise, couturière repasseuse, « sa nouvelle mère ». Mais le gérant les a bientôt mises dans sa poche. En voyant Lise tout émue par cette ébauche de nouveau foyer, Marie loue la maison de l’impasse, elle qui a
    déjà trop longtemps vécu seule.
     

    Paris sous la neige par Roger-Viollet (1944).jpg
    © LAPI / Roger-Viollet sur http://www.parisenimages.fr/fr/

     

    A quatre ans déjà, ses parents paysans l’envoyaient garder des chèvres ou gaver des canards. Puis ils l’avaient placée comme bonne chez des bourgeois de Biarritz, « la chance de sa vie ». Là, pour la première fois, Marie avait vu la mer. Et un cuisinier hongrois, Jozsef Babits, avait pris en affection cette petite « idiote des montagnes » venue du Béarn. Au grand étonnement de Marie, le militaire qui les emploie, aux yeux et aux oreilles très sensibles, et qui aime trousser les filles, se métamorphose lors de ses réceptions en « homme de grande vie ». Quant à Babits, véritable artiste de la cuisine, « sous ses dehors de personne déplacée, c’était une crème d’homme, une sauce à la malvoisie, un baba au rhum. » Il a perdu une petite fille de dix ans et Marie lui ressemble. Il l’initie par amitié à l’art de cuisiner, dont elle fera son métier.

     

    Emmenée un jour à Paris, avenue de Wagram, par M. Reutlinger, elle s’adonne à cet « art ingrat, toujours à recommencer pour régaler les gens. » La voilà bientôt
    chef de petites souillons. La deuxième guerre éclate, son patron se cache. Elle va travailler chez les Johnston. C’est là qu’elle adopte spontanément la jeune Lise toujours aux aguets du courrier d’un fiancé « caché dans les bois » pour échapper au STO. Et quand la mère de Marie s’éteint, elles vont ensemble chercher ses meubles : « rien de plus beau et de plus utile que le ménage d’une vieille du Béarn. »

     

    Lise, dix-huit ans, prend tout de ce que lui donne Marie, y compris ses souvenirs. Cette maison devient leur premier « chez soi » : « nous nous tenions chaud par nécessité, en cet hiver de grand faim et froid », c’est l’hiver 1942. Elle croit lui
    faire plaisir en achetant d’occasion une cuisinière à charbon en échange de ses économies, cause de leur première dispute. Pour Marie, c’est une mauvaise affaire, elles n’ont pas les moyens de se procurer du charbon, mais Lise retourne chez le revendeur, obtient de sa femme un tuyau de rechange et, après lui avoir recousu un vieil édredon, de quoi se chauffer un peu.

     

    Les « mal famées » sont deux pauvres femmes qui ont servi toute leur vie sans rien avoir à elles. Dévouées : quand Reutlinger leur apporte une valise à cacher dans leur cave, elles acceptent sans aller y regarder ; lorsque la fille de Johnston fait une fausse couche la veille de Noël, elles nettoient tout sans rechigner, en plus de la charge du dîner raffiné à préparer. Ce soir-là pourtant, le maître a un mot de trop : Marie, excédée par son mépris, rend son tablier. Commence alors une vie étrange, inoccupée, à la maison de l’impasse. Dans le quartier en ruine qui semblait déserté par ses habitants, les apparences se révèlent mensongères. Un volet toujours baissé, une nuit, se lève brièvement. Autour d’elles, on se cache sans doute. Bientôt au bout de leurs maigres réserves, elles crient famine et finissent par sortir dans le grand froid à la recherche de Dieu sait quoi. Lise, voyant Marie au bord de la crise d’inanition, l’emmène chez Fréhel, la femme du marchand d’occasions, qui les accueille comme des anges providentiels : il y a un cadavre chez elle, et une petite fille cachée dans un placard, dont elle ne sait que faire. Et de la soupe chaude.

    C’est un film noir et blanc qu’Anne-Marie Garat fait défiler devant nos yeux dans Les mal famées, aux heures sombres de la guerre et de la pauvreté, aux taches claires des tabliers de bonne et de Paris sous la neige. « Sous la pellicule des choses, la vie est un chaos risible du oui et du non tirés au hasard de leurs dés par les dieux féroces. » Féroces, oui, les mal famées le seront aussi, si on les pousse à bout.