Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

maison - Page 5

  • Près de Vienne

    Arno Geiger, dans Tout va bien (Es geht uns gut, 2005, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay), nous entraîne au cœur d’une famille autrichienne à travers l’histoire d’une maison ou plutôt de ses habitants, sur trois générations. Un roman devenu un best-seller, couronné par le Deutscher Buchpreis 2005. 

    geiger,arno,tout va bien,roman,littérature allemande,autriche,vienne,maison,famille,générations,culture

    En 2001, l’année de référence – en alternance avec de nombreuses incursions dans le passé, jusqu’en 1938, une série de journées particulières –, Philipp découvre que dans la villa de sa grand-mère Alma dont il vient d’hériter près de Vienne, le grenier est dévasté par les pigeons qui l’ont envahi. Il fait visiter la maison à Johanna, son amante, qui aimerait savoir d’où vient le boulet de canon à l’extrémité de la rampe d’escalier et n’en revient pas qu’il n’en sache rien – « Toi et ta maudite indifférence. »

     

    Pourtant l’écrivain y a séjourné avec sa sœur Sissi dans les années soixante-dix, l’été après la mort de leur mère, quand leur grand-père « n’était déjà plus ministre depuis très longtemps et passait ses journées à donner le change, un pauvre vieux qui remontait ses pendules tous les samedis soir et faisait de ce rituel un spectacle auquel ses petits-enfants avaient le privilège d’assister. »

     

    Johanna l’interroge aussi sur des photos, découvre le visage de l’oncle Otto, des parents de Philipp, « pas précisément ce qu’on appelle un mariage heureux », dit-il mais il ne tient pas à parler d’eux : « Je me préoccupe de ma famille dans l’exacte mesure où cela m’est profitable. – Autant dire pas du tout. – Autant dire ce que tu veux. »

     

    Quand elle repart en vélo (Johanna ne se résout pas à se séparer de son mari), il rêvasse assis sur le perron, pense à ses grands-parents dont le premier enfant est mort au combat en 1945, et la seconde, sa mère, s’est brouillée avec eux en épousant très jeune un jeune homme de six ans son aîné, « pas précisément un parti idéal ». Un des jeux de société que son père avait inventés dans sa jeunesse avait connu le succès, « Connaissez-vous l’Autriche ? »

     

    Première remontée dans le temps avec Alma en mai 1982, inquiète dès le réveil pour Richard : son mari perd la tête et elle doit le surveiller tout le temps. Elle aime commencer sa journée très tôt, « avoir la maison et le jardin pour elle pendant quatre heures », s’enquérir de la météo avant de s’occuper des abeilles dans le rucher. « Le mieux, c’est de vous forger peu à peu une carapace » lui a conseillé le Dr Wenzel. (Dans Le vieux roi en son exil (2012), Arno Geiger raconte la maladie d’Alzheimer de son père.)

     

    En 1938, « Monsieur l’ingénieur Richard Sterk, directeur adjoint des centrales électriques, Vienne » veillait à ce que son épouse ne remarque pas sa liaison avec la bonne d’enfants, qu’il se reprochait de poursuivre. Un jour, la police l’avait emmené au commissariat pour plusieurs heures de garde à vue, on l’avait interrogé puis sommé de signer un engagement à renoncer à toute activité politique. Son fils Otto, lui, trouvait ça bien d’être devenu allemand, et que des avions lâchent de petites croix gammées en aluminium.

     

    Alma est en train de consoler leur fille, Ingrid, tombée en jouant, quand un camarade d’université, plus vu depuis des années, débarque chez Richard, en uniforme impeccable. Il lui demande de retirer sa plainte contre une société de gardiennage et de surveillance, vu « les changements considérables qui attendent le pays ».  Richard n’est pas d’accord, et se voit alors menacé à mots couverts, il en tiendra compte.

     

    En 1945, Peter, un garçon de quinze ans, rôde avec sa section des Jeunesses hitlériennes dans Vienne en ruine, le jour où les bolchevistes y entrent. Leur chef de section les défie stupidement et Peter, blessé dans l’aventure, voit l’un des jeunes y perdre la moitié de la tête, l’autre ses entrailles. Quand il se réfugie chez un oncle, on lui donne à manger et à boire mais on ne veut pas qu’il reste, à cause des Russes – « mieux vaut être neutre désormais ». C’est de ce Peter qu’Ingrid, la fille de Richard et d’Alma, la future mère de Philipp, va tomber amoureuse plus tard, c’est lui qu’elle épousera au grand dam de ses parents qui n’obtiendront d’elle qu’une chose, qu’elle termine ses études de médecine.

     

    Tandis que les deux ouvriers envoyés par Johanna nettoient le grenier, Philipp débarrasse peu à peu la maison de ce qui l’encombre, conteneur après conteneur,  les laisse récupérer ce qui les intéresse, les laisse s’incruster, tout en rêvassant beaucoup sur le passé, le présent, le cours du temps, et sur cette femme qui n’apparaît dans sa vie que pour en repartir.

     

    Hésitations politiques, années de guerre, histoires de famille, de couple, Tout va bien nous révèle peu à peu les destinées des différents protagonistes de cette famille autrichienne. Philipp, qui veut avant tout se débarrasser des vieilleries, leur survit dans une singulière passivité. C’est un roman sur la mémoire et avant tout sur l’oubli, selon son auteur.

     

    Arno Geiger, né en 1968, ranime un siècle de vie quotidienne, ordinaire au premier abord, mais derrière les murs d’une maison, au sein d’un pays, tant de choses se passent – qu’on n’arrive pas toujours à partager, à dire, qui font partie bon gré mal gré de ceux qui les habitent.

  • Pénombre

    Pamuk Old_house_in_Çengelköy_2.JPG« J’ai fait entrer la voiture dans le jardin et j’ai contemplé avec mélancolie la maison qui, chaque fois, me semble plus vieille, encore plus vide. La peinture des revêtements de bois s’était écaillée, la vigne vierge du mur de gauche envahissait la façade, l’ombre du figuier atteignait les volets clos de la chambre de grand-mère. Au rez-de-chaussée, les grilles des fenêtres étaient couvertes de rouille. Un sentiment bizarre m’a envahi : il me semblait deviner, avec surprise et crainte, qu’il y avait des choses effrayantes dans cette maison, des choses que l’accoutumance m’avait empêché jusque-là de remarquer. Je ne quittais pas des yeux, entre les lourds battants de la grande porte, ouverte à l’occasion de notre arrivée, la pénombre dans laquelle vivaient grand-mère et Rédjep, et qui sentait la moisissure et la mort. »

    Orhan Pamuk, La maison du silence

     Photo İhsan Deniz Kılıçoğlu (Wikimedia commons) : Une vieille maison en bois à Çengelköy (Istanbul, Turquie) 

  • La maison du silence

    Premier roman d’Orhan Pamuk traduit en français, La maison du silence (Sessiz Ev, 1983, traduit du turc par Munevver Andac) raconte les retrouvailles à Uskudar, au bord du Bosphore, des petits-enfants de Dame Fatma dans sa vieille maison. « Dame », comme l’appelle Rédjep qui est à son service, n’est pas commode. Rien n’est jamais à son goût dans ce qu’il lui prépare et, à 90 ans, elle pèse de tout son poids sur lui pour monter les dix-neuf marches qui mènent à sa chambre. 

    pamuk,la maison du silence,roman,littérature turque,turquie,xxe,famille,secrets de famille,culture

    Quand Rédjep sort le soir, c’est dans l’espoir de rencontrer quelqu’un à qui parler à l’heure où la plupart sont devant la télévision. Dans un café du bord de mer, des garçons se moquent de lui – la faute à un article dans le journal sur « la maison des nains à Uskudar », lui explique le garçon : l’épouse du sultan Mehmet II y avait fait construire, « parce qu’elle adorait les nains », une maison construite à la taille de ses favoris, détruite dans un incendie au XVIIe siècle. A 55 ans, Rédjep est triste de devoir encore subir de telles moqueries à cause de sa petite taille.

    A chaque chapitre de La maison du silence, le romancier turc change de narrateur, ce qui permet de varier les points de vue et de révéler les préoccupations de chacun. Dans l’attente de ses petits-enfants qui vont arriver le lendemain, Fatma, insomniaque, se souvient de Sélahattine, son mari médecin. Banni d’Istanbul en raison de ses opinions politiques pro-occidentales, il avait consacré le plus clair de son temps à écrire son « Encyclopédie » pour éclairer les ignorants. 

    pamuk,la maison du silence,roman,littérature turque,turquie,xxe,famille,secrets de famille,culture

    Hassan, le neveu de Rédjep (le fils de son frère infirme, qui vend des billets de loterie), fréquente de jeunes « Idéalistes » (des fascistes) et les accompagne quand ils rackettent les commerçants. Le coiffeur, dégoûté, le traite de « cancrelat ». (Sans les aborder de front, Orhan Pamuk suggère les tensions politiques qui ont traversé la Turquie au XXe siècle.) Toujours à épier les autres, Hassan remarque l’Anadol blanche de Farouk qui arrive chez sa grand-mère avec sa sœur Nilgune.

    C’est Rédjep qui les accueille. La vieille dame questionne ses petits-enfants sur ce qu’ils font : Nilgune étudie la sociologie, Métine termine le lycée et rêve de partir aux Etats-Unis. Farouk, l’aîné, chargé de cours et divorcé, bouffi par l’alcool, s’intéresse aux objets de son grand-père conservés dans la buanderie, « poussière du passé ». 

    pamuk,la maison du silence,roman,littérature turque,turquie,xxe,famille,secrets de famille,culture

    Deux mondes se côtoient à Uskudar : les jeunes riches et bronzés qui se retrouvent chez la fantasque Djeylane, et ceux que la pauvreté rend envieux et frustrés. Parmi ceux-ci, Hassan, amoureux de Nilgune, ose à peine lui adresser la parole mais suit de loin ses faits et gestes quand elle se rend au cimetière avec toute la famille ou à la plage avec ses amis.

    Comme sa grand-mère hantée par les discours obsessionnels de son mari contre l’ignorance et contre la religion (son athéisme militant avait éloigné peu à peu tous ses patients), Farouk est tourné surtout vers le passé. A Guebzé, il dépouille les archives locales. Ce travail d’archiviste lui plaît, le contact avec les vieux papiers jaunis, loin des jalousies entre collègues historiens : « derrière ces paperasses, il y avait suffisamment d’histoires pour y consacrer toute une vie ». 

    pamuk,la maison du silence,roman,littérature turque,turquie,xxe,famille,secrets de famille,culture

    La présence des jeunes fait plaisir à leur grand-mère mais l’inquiète aussi : elle craint sans cesse que Rédjep ne leur parle, ne trahisse un secret – celui qui les lie, lui et son frère, à leur famille – qui pourrait les détourner d’elle. On suit donc en alternance le regard intérieur de Fatma sur sa vie passée et les préoccupations tout autres de ses petits-enfants, ainsi que l’évolution de la société turque sur plusieurs générations.

    Métine est lui aussi amoureux, de Djeylane. Il la rejoint dès que possible, se mêle à sa bande d’oisifs qui trompent leur ennui en voitures de sport, canots à moteur, discothèques – mais il se sent à part. Et quand l’alcool coule à flots, il n’est plus assez lucide pour bien interpréter l’attitude de Djeylane à son égard.  

    pamuk,la maison du silence,roman,littérature turque,turquie,xxe,famille,secrets de famille,culture

    La maison du silence est le roman des silences entre ses personnages, de la solitude et des pensées secrètes qui mènent parfois au drame. Les lecteurs familiers de lunivers romanesque dOrhan Pamuk y verront bien des thèmes développés dans ses romans ultérieurs. L'écrivain y fait même une brève apparition, cité parmi d’anciens copains évoqués par Farouk : « Chevket s’est marié, Orhan écrit un roman. » Ces jours d’été à Fort-Paradis, l’ancien nom du port turc, révèlent davantage ce qui sépare tout ce petit monde que ce qui rassemble.

  • Histoires vraies

    « Les histoires que l’on me racontait étaient-elles plus vraies que celles que je fabriquais moi-même à partir de souvenirs épars, de suppositions et de choses apprises en écoutant aux portes ? Les histoires inventées devenaient parfois vraies au fur et à mesure, et nombre d’histoires inventaient la vérité. »

     

    Katharina Hagena, Le goût des pépins de pommes

    hagena,le goût des pépins de pomme,roman,littérature allemande,famille,maison,jardin,héritage,amour,culture

     

  • Un jardin enchanté

    Jolie couverture pour Le goût des pépins de pomme, un premier roman à succès de Katharina Hagena (2008, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss) : une gravure botanique de Friedrich Guimpel (XVIIIe) – Pomme (Pyrus Malus) – reprise aussi dans le format de poche. Les pommiers de cox orange ou de boscop tiennent une belle place dans cette histoire de famille, et le verger, le jardin, la maison dont Iris Berger, bibliothécaire à Fribourg, hérite de sa grand-mère.

    hagena,le goût des pépins de pomme,roman,littérature allemande,famille,maison,jardin,héritage,amour,culture
    Pissarro, La cueillette des pommes © Ohara Museum of Art (Japon) 

    « La mémoire ne nous servirait à rien si elle fût rigoureusement fidèle » (Paul Valéry) : l’épigraphe indique la trame profonde du récit, nourri des souvenirs de trois générations de femmes. La maison des grands-parents à Bootshaven, dans le nord de l’Allemagne, Iris la redécouvre aux obsèques de sa grand-mère Bertha. Elle y revoit sa tante Harriet qu’elle n’a plus revue depuis treize ans, depuis un autre enterrement, celui de sa fille Rosemarie, pendant lequel Iris s’était évanouie.

     

    Pourquoi Bertha n’a-t-elle pas légué sa maison à sa fille Christa ? En ouvrant les portes, de pièce en pièce, Iris se souvient de tant de choses. Veut-elle de cette maison pleine de livres et de robes d’antan ? Pas vraiment. Elle préfère enfourcher son vélo et pique-niquer à l’écluse. Là, pour la première fois mais pas la dernière, Iris se fait surprendre par Max, l’avoué, le frère de Mira, son amie d’enfance et surtout l’amie de Rosemarie.

     

    Dans la famille d’Iris, les femmes ont des dons particuliers. Sa tante Inga, née en plein orage, dégage de l’électricité au moindre contact. La belle Inga porte des bijoux d'ambre. La jeune bibiothécaire s’étonne de trouver la maison et le jardin de Bertha si bien en ordre, alors que sa grand-mère a terminé sa vie dans un home, mais l’arrivée de M. Lexow, l’ancien instituteur, éclaire la situation : il en a les clés, il a aimé Bertha, il prétend même être le père de sa tante Inga, sans en avoir jamais eu la confirmation, fruit d’une nuit d’amour sous le pommier.

     

    D’après la légende familiale, c’était pourtant Anna qui était amoureuse de lui, Anna qui mangeait tout des pommes, même les pépins qu’elle mâchonnait, Anna morte à seize ans d’une pneumonie. Sa sœur Bertha a épousé Hinnerk, le fils de l’aubergiste, qui deviendra notaire. Et c’est d’un pommier que Bertha est tombée, beaucoup plus tard. Alors elle a commencé à changer, à oublier, à fuguer.

     

    Iris a besoin de quelques jours pour prendre une décision, elle prolonge son congé. Chaque fois qu’elle prend son vélo pour aller se baigner quelque part, Max Ohmstedt surgit, mais lui prétend que c’est elle qui hante ses endroits préférés. Il lui apprend que Mira travaille comme juriste à Berlin, et que l’adolescente qui ne portait et ne mangeait que du noir n’en a plus jamais porté depuis la mort de Rosemarie. Max aide Iris à repeindre la maisonnette du jardin où elle a découvert sur un mur le mot « nazi » en lettres rouges. Son grand-père a été « dénazifié » après la guerre ; dans un tiroir de son bureau, elle découvre un carnet de poèmes. Que sait-elle vraiment de lui ?

     

    Iris porte tour à tour, selon l’inspiration du moment, les robes anciennes de sa mère et de ses tantes : la verte, la dorée, la vaporeuse… Elle se souvient de ses jeux, parfois cruels, avec Rosemarie et Mira, se remémore les tensions, les drames de leur jeunesse. « Quiconque oublie le temps cesse de vieillir. L’oubli triomphe du temps, ennemi de la mémoire. Car le temps, en définitive, ne guérit toutes les blessures qu’en s’alliant à l’oubli. » .

     

    Katharina Hagena convoque tous les sens dans Le goût des pépins de pommes, ce qui donne au récit sa texture particulière où le concret flirte avec l’imaginaire. Sous le pommier, l’herbe fauchée accueillera-t-elle d’autres amours ? Dans la maison de sa grand-mère, le passé et l’avenir d’Iris prennent la forme de questions dont les clés, sans doute, se cachent dans un jardin enchanté.