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littérature française - Page 138

  • Nous ne savons pas

    « Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes ni de quoi dépend leur existence. Quelque part dans l’univers est peut-être inscrite la loi mystérieuse qui préside à leur genèse, à leur croissance et à leur fin. Mais nous savons ceci : pour qu’un monde nouveau surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien. »

    Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome 

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  • Les mondes passent

    Goncourt 2012, Le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari emporte par une écriture superbe : elles sont rares aujourd’hui, ces phrases longues, ces pages sans alinéas, et plus encore la présence d’un sous-texte signé saint Augustin, dont un sermon prononcé en 410 donne son titre au roman. 

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    Ruines d'Hippone, basilique de Saint Augustin (Photo Oris / Wikipedia)

    L’intrigue est contemporaine. L’ouverture, très belle, commente une photo de l’été 1918 prise dans une cour d’école, image que Marcel Antonetti « s’est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l’énigme de l’absence » : sa mère et ses cinq frères et sœurs y posent devant un photographe ambulant, mais pas le père ni lui-même, né l’année suivante, au retour du soldat fait prisonnier dans les Ardennes. Enfant fragile, il se relèvera toujours et vivra vieux, « car telle devait être la vie qui lui avait été donnée, constamment menacée et constamment triomphante. »

    Sans transition, nous regardons Hayet quitter au milieu de la nuit son petit appartement au-dessus du bar où elle a travaillé huit ans comme serveuse. Désemparés devant la porte close, Virgile et Vincent, de retour de la chasse, vont prévenir la propriétaire. Quand Marie-Angèle Susini ouvre, tout est en ordre, le ménage soigneusement fait, il est clair qu’Hayet est partie pour de bon. Voilà Marie-Angèle dans l’embarras, il est hors de question qu’elle reprenne ce métier pris en horreur à la longue, et elle ne peut même pas compter, en attendant de trouver quelqu’un, sur sa fille Virginie – « elle avait toujours exploré le domaine infini de l’inaction et de la nonchalance et elle semblait bien décidée à aller jusqu’au bout de sa vocation ».

    Les protagonistes du récit font alors leur entrée : Libero, le plus jeune fils de Gavina Pintus, le Sarde, et Matthieu Antonetti, petit-fils de Marcel, le Corse. Ils sont les meilleurs amis du monde depuis que Matthieu, huit ans, a été envoyé en vacances au village par sa mère, « inquiète de son caractère solitaire et méditatif ». Les années passant, le garçon ne vit plus que dans l’attente de ses séjours sur l’île. Ses parents, qui travaillent à Paris, ont eu d’abord une fille, Aurélie, à qui le grand-père Marcel a fini par s’attacher, malgré sa fureur de voir son fils épouser sa cousine germaine, mais envers Matthieu, il ne cache pas sa malveillance. Pour le protéger du « vieux con », sa mère accepte la proposition de Gavina Pintus d’accueillir Matthieu chez elle « à chaque fois qu’il le souhaiterait. »

    Celui-ci se sent comme un poisson dans l’eau « dans l’inextricable fratrie des Pintus ». On l’emmène voir comment Virgile châtre au couteau les jeunes verrats, on le régale de « couilles de porc grillées au feu de bois », on tire ensemble avec des pistolets-mitrailleurs parachutés dans le maquis pendant la guerre. Le bar de Marie-Angèle, d’abord repris par un escroc qui veut en faire un endroit à la mode, est confié à Bernard Gratas qui inspire confiance, s’y installe avec sa famille et permet aux clients d’y reprendre leurs habitudes.

    Vient le temps des études. Les amis choisissent tous deux la philosophie. Libero, brillant élève, a convaincu ses parents de l’inscrire à Bastia ; Matthieu aurait voulu l’y accompagner mais ses résultats scolaires ne sont pas à la hauteur et ce sera Paris IV où il se sent « dans un monde étranger », où les autres lui semblent arrogants « comme si le fait d’étudier la philosophie leur conférait le privilège de comprendre l’essence d’un monde dans lequel le commun des mortels se contentait bêtement de vivre. »  Matthieu se lie avec Judith Haller, étudiante intelligente et gaie, mais sans vraiment plonger dans une relation amoureuse, bien qu’elle y soit disposée.

    La mère de Matthieu propose à Libero de loger chez eux pendant sa licence à Paris, à la grande joie des deux amis. Mais Libero va détester la capitale à son tour, déçu par un professeur d’éthique ambitieux et cynique. Il choisit de consacrer son mémoire à Augustin ; la lecture des quatre Sermons sur la chute de Rome lui semble « un acte de haute résistance ». Matthieu travaille sur Leibniz.

    Tandis qu’ils terminent leur mémoire, ils apprennent que la gérance de Bernard Gratas tourne court en raison de ses pertes au poker, et Libero y voit une « opportunité unique » à saisir : les deux amis décident de reprendre le bar et réussissent à réunir l’argent nécessaire grâce à la famille Pintus et surtout grâce au grand-père Antonetti qui offre de payer la gérance des deux premières années, contre l’avis de sa belle-fille furieuse de le voir saboter l’avenir de Matthieu. Un retour sur le passé de Marcel éclairera le lecteur sur ses raisons profondes.

    Aurélie juge aussi cette entreprise imbécile et se reproche d’avoir « le cœur mauvais » devant le bonheur visible de son frère et de Libero au service des « relations humaines ». L’attitude de Matthieu lui semble forcée, calquée sur celle de son ami, il manque d’envergure. Son propre mariage l’intéresse moins que le projet de coopération internationale pour lequel elle est engagée : un an de cours et de fouilles en Algérie sur le site d’Hippone – mais ni Matthieu ni Libero ne semblent encore se soucier d’Augustin qui en fut l’évêque.

    On suivra donc d’un côté les péripéties du bar corse, les états d’âme de ses jeunes gérants, des serveuses engagées pour encourager la clientèle, et de l’autre l’expérience algérienne qui ouvre Aurélie à un autre monde et à un autre amour. Sur les rêves qui s’effondrent, de Marcel à ses petits-enfants, Le sermon sur la ruine de Rome, dernier chapitre éponyme, apporte un éclairage qui se veut d’espérance, mais fait la part belle, comme le roman dans son ensemble, à la puissance des ténèbres.

  • Artiste

    « Il l’a mise en garde ; il ne faut pas chercher la gloire, car si ce sentiment devient le principal moteur d’un artiste, il cesse d’être un artiste, il perd l’essentiel de son instinct artistique. Il lui avait dit aussi : Polia, être simplement « douée » ne sert à rien si tu n’as pas les autres traits de caractère indispensables pour réussir : le courage, l’ambition, la persévérance, ceux-là sont indissociables des débuts d’un artiste. Et encore : Polia, il faut être infatigable. »  

    Capucine Motte, Apollinaria, une passion russe  

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    Apollinaria Suslova en 1967
    (photo Alexander F. Eyhenvald, Wikipedia)


  • Apollinaria la muse

    Ecrire, aimer : Apollinaria, une passion russe, tourne autour de ces deux obsessions de l’aînée des filles Souslova. Capucine Motte a placé son roman sous l’égide de Dostoïevski : « Nous ne savons pas où aller, à qui nous adresser, ce qu’il faut aimer ou haïr, respecter ou mépriser. » C’est lui, « l’Ecrivain », comme elle l’appelle en elle-même, qu’Apollinaria va écouter à l’université de Pétersbourg, avec Nadia, sa sœur cadette. Certains étudiants chuchotent au passage de ces filles connues pour être nées en servage autant que pour les résultats brillants de Nadejda.  

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    Peinture de Vassili Koltzinski en bandeau de couverture

    En lisant Humiliés et offensés, Apollinaria s’est identifiée à Natacha Nikolaïevna qui quitte sa famille pour devenir la maîtresse d’Alexeï, le fils du prince Valkovski. Et la voilà en train d’observer Dostoïevski, qu’elle trouve laid et plus vieux que ses quarante ans, mais peu importe, il est « son frère d’âme – élevé loin de la vie, comme elle, éternellement blessé, comme elle. » Sa conférence la bouleverse. Elle le suit hors de l’amphithéâtre et ose fendre la foule qui l’entoure pour solliciter un rendez-vous, elle voudrait lui parler seul à seul. De quoi ? « Je voudrais vous montrer ce que j’écris. » 

    Devenir une femme de lettres ou, selon ce que sa nourrice a lu dans le marc de café, une muse célèbre, voilà son destin. Le grand-père d’Apollinaria, moujik devenu domestique, a fait instruire ses fils. Prokov, le père d’Apollinaria, et son frère, intendant et régisseur, sont ainsi devenus « les véritables maîtres du domaine » de Panino : le seigneur a accepté de les affranchir à condition qu’ils restent à son service. Prokov épouse alors la belle Alexandra, et après Apollinaria, née en 1840, ils ont eu quatre autres enfants. 

    L’aînée, une fille « pensive et rêveuse », est la plus compliquée. « Apollinaria était rétive à la musique, Apollinaria aimait les mots ». Elle écrit des poèmes, lit de jour et de nuit les livres empruntés à la bibliothèque seigneuriale. Lermontov est son auteur préféré : elle est « la Tamara du Démon et la Bella d’Un héros de notre temps ». Quant à Nadia, « pasionaria des amphithéâtres », elle prône la liberté morale et sexuelle, mais sa sœur ne croit pas que Tchernychevski et elle soient amants ; le rédacteur en chef du Contemporain est trop occupé par « l’avènement de la Raison » et Nadia par ses études de sciences – elle suit en auditrice libre les cours de médecine interdits aux filles. 

    Depuis leur installation à « La Cité des Brumes », leur mère est obsédée par l’idée de recevoir et d’être reçue, ainsi que par le désir de bien marier ses filles, qui n’en ont cure. Apollinaria est souvent malade, refuse de manger, se fait gronder par ses parents. Elle croit en une espèce de transmission de la capacité d’écrire d’un auteur expérimenté vers un plus jeune et, en ce mois de janvier 1861, tous ses espoirs sont dans ce rendez-vous accordé par Dostoïevski. 

    Elle demande à Nadia de l’accompagner au Temps, la revue qu’il a créée à son retour d’exil, et là, celle-ci le bombarde de questions, avant qu’Apollinaria lui remette son manuscrit. « Apollinaria Prokovna, je sais, je sens d’ores et déjà quelque chose de bon et de beau vibrer dans ces pages », dit alors l’écrivain, et elle comprend qu’il va la publier, sans savoir si c’est pour sa beauté ou pour son talent. Dès lors, les deux sœurs vont être invitées régulièrement chez Michel, le frère de Dostoïevski, qui habite « à deux pas de chez elles ».

    Alternant avec le récit, le journal d’Apollinaria dévoile l’évolution de ses sentiments. Elle aime la façon qu’a l’Ecrivain de discuter avec elle, tantôt abrupte, tantôt pudique. Elle s’était promis en pension de ne jamais ressembler « à ces jeunes filles qui essaient de dire quelque chose de gracieux, prennent conscience de leur nullité et finissent par se taire dans une confusion gênante ». Le 19 février 1861, Alexandre II signe le décret affranchissant tous les serfs russes, « un coup de tonnerre ». Des troubles s’ensuivent, et Dostoïevski, comblé par cette nouvelle, lui conseille de se mettre à l’abri quelque temps. Prokov, du même avis, envoie ses filles au domaine de Panino.

    Quand Apollinaria rentre, ses retrouvailles avec l’Ecrivain sont marquées par la correspondance passionnée qu’ils ont échangée. Ils se voient souvent. Pour lui, les gens du peuple « sont simples, ils sont préservés de la culture, des conventions sociales, du mensonge. Ils ont le sens de la fraternité, ils ne craignent pas de montrer leurs sentiments, leur humilité, et même leur férocité. » Elle ne se reconnaît pas dans ce portrait, mais ses confidences sur son enfance, les crises d’épilepsie, son attachement envers sa femme l’émeuvent. 

    Le départ de Dostoïevski pour l’Europe, qu’il critique sans y avoir jamais mis les pieds, un départ sans promesse ni serment, plonge la jeune fille dans le désarroi. Des lettres la réconfortent bientôt : il se réjouit de ses gains à Wiesbaden, déplore la tristesse de Paris s’il n’y avait ses monuments admirables, relate sa rencontre à Londres avec Alexandre Herzen. A son retour, au premier rendez-vous, il se jette sur elle : Apollinaria subit l’assaut, la douleur, s’évanouit, puis s’étonne d’être encore en apparence la même « que la vierge qu’elle a été pendant vingt-trois ans ».

    Apollinaria, une passion russe (ce second roman de Capucine Motte, née en Belgique, a obtenu le prix Roger Nimier cette année) est l’histoire de cette fascination pour l’Ecrivain mise à l’épreuve par la violence de l’homme. Quand il sent la jeune femme prête à rompre, Dostoïevski lui propose de l’emmener avec lui en Europe, son rêve depuis longtemps. A Paris, seule et libre d’aimer, d’écrire ! Apollinaria espère s’y accomplir, la réalité va la mettre à l’épreuve. 

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    Apollinaria Souslova a écrit son journal intimeMes années d’intimité avec Dostoïevski, pendant les années 1863-1865.  (Nadia Souslova, sa sœur, a été la première femme médecin russe.) Dans un entretien, Capucine Motte dit avoir ressenti en lisant ces mémoires, où la jeune Russe décrit sa liaison passionnelle avec l’écrivain, le désir d'écrire une biographie romancée de celle qui a inspiré les traits de Pauline dans Le Joueur de Dostoïevski et sans doute plusieurs de ses héroïnes.

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    Trois jours d'absence, mais je serai heureuse de lire
    vos réactions et d'y répondre à mon retour. A bientôt !

    Tania