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essai - Page 24

  • Révélation

    Atlan Miroku-Bosatsu 2.jpg« Mais, curieusement, je ne me rappelle ni les traits de son visage, ni les circonstances dans lesquelles nous avions fait connaissance, alors que je me remémore avec une extrême précision cette première rencontre avec Miroku-bosatsu, l’une des trois statues bouddhiques les plus anciennes et les plus précieuses du Japon. Ce fut pour moi ni plus ni moins que la révélation de la Beauté. Plus encore que la statue réelle, peut-être est-ce aujourd’hui sa représentation mentale, le souvenir sublimé de sa stupéfiante beauté et de l’émotion intense que j’ai ressentie en la découvrant qui en font pour moi une sorte de « chef-d’œuvre absolu ». »

    Corinne Atlan, Un automne à Kyoto

    Miroku Bosatsu, Koryu-ji Temple, Nara (source)

     

    Au plaisir de lire vos commentaires à mon retour.
    Bonnes lectures & activités printanières.
    Bonne fête de Pâques !

    Tania

  • Un automne à Kyoto

    Corinne Atlan connaît Kyoto depuis quarante ans. Traductrice française d’écrivains japonais classiques et contemporains, elle offre dans Un automne à Kyoto (2018) bien davantage que la description d’une saison. C’est pour moi la troisième fois, après l’Eloge de l’ombre de Tanizaki et les Chroniques japonaises de Nicolas Bouvier, que j’effleure de si près l’atmosphère du Japon de l’intérieur – on peut dire cela de Corinne Atlan qui connaît la langue et la culture de son pays d’élection, qui s’y montre respectueuse des us et coutumes, des rituels. Un bijou.

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    « Nagatsuki : Septembre, le mois des longues nuits ». Après un été en France, elle retrouve à Kyoto son quartier aux ruelles en pente, sa maison au pied de la colline de Yoshida et se fixe pour objectif de « traduire en mots [sa] perception intime de Kyoto. » Au premier « Moment de la saison » qu’elle décrit, à la mi-septembre – « Les bergeronnettes se mettent à chanter » –, ce sont «  Mille nuances de vert, de la teinte fraîche des feuilles d’érable à la luminescence des mousses, de l’émeraude tendre des fougères à l’impérial des grandes feuilles d’aralia, tendues comme des mains fantomatiques. »

    Pour une aube pluvieuse, mieux vaudrait prendre « un bâton d’encre noire, frotté d’un peu d’eau transparente au creux d’une pierre grise ». Parfois un souvenir de voyage dans un autre pays lui revient, elle rapproche Kyoto et Katmandou, deux villes « habitées par le sacré », deux villes ordonnées autour d’un palais central, à l’abri de montagnes, mais c’est à Kyoto, dans sa maison de « murs sablés, nattes, plancher noirci, cloisons de papier » qu’elle a tissé son cocon : « je rencontre ici quelque chose qui m’accueille, me guérit. »

    En contrebas de la venelle où elle habite, « une avenue animée, avec arrêts de bus et supermarchés », mais l’arrière de la maison « donne sur l’enceinte peu fréquentée d’un temple de quartier ». Chaque jour, en empruntant cette direction, la joie l’envahit d’être aussi proche de ce « temple paisible entouré d’érables », son préféré « parmi les milliers que compte Kyoto ». Cela relève d’un « lien » de longue date avec le Japon, avec cette première ville japonaise qu’elle a visitée à vingt ans. Elle ressent une harmonie profonde dans ce quartier quasi « hors du monde, hors du temps ». « Ni ce lieu ni moi-même n’échapperons à l’impermanence. »

    « La modestie – qualité japonaise » : rien de voyant, « des teintes émoussées : gris, parme, ocre, jaune pâle. » Le gris japonais diffère de la pesante grisaille occidentale par sa « luminosité subtile » peut-être liée aux cloisons de papier. Une promenade sur la colline « déserte et silencieuse », vouée au culte shintô et classée « zone naturelle protégée », donne l’occasion d’évoquer les pratiques dans la ville ancienne, les chemins jalonnés de « torii » rouges, portiques des terres sacrées, les petits autels, les statues, les arbres. Puis c’est un pavillon de thé, avec sa pierre ronde ficelée de chanvre devant la porte – « un lieu réservé aux seuls initiés ».

    Corinne Atlan n’édulcore pas le tableau pour autant. Le « formalisme exacerbé » (courtoisie, sourires obligés) lui est parfois insupportable, revers d’un mode de vie agréable « dans un environnement pensé pour éliminer toute interrogation superflue ou situation conflictuelle ». C’est aussi parce que les Japonais n’aiment pas se promener dans les cimetières que son quartier est si peu fréquenté. « L’éternité ici n’est pas une ligne tracée vers l’infini, mais un cercle, auquel est soumis tout ce qui vit (…) ». Leçon de finitude et d’impermanence.

    Les quartiers sont divisés en îlots, ce qui signifie à la fois entraide et surveillance entre habitants de maisons voisines. Les formules polies sont à décrypter : ce qu’on dit, ce qu’il faut comprendre. Certains sujets sont tabous, comme la catastrophe de Fukushima. Dans Un automne à Kyoto, Corinne Atlan décrit et raconte, en même temps que ses journées ou ses promenades, un mode de vie marqué de plus en plus par une double culture, à la japonaise et à l’occidentale, même dans les pâtisseries.

    Ce qui rend son essai passionnant, ce sont les impressions personnelles mêlées au récit, aux descriptions de jardins, de sanctuaires, d’endroits divers. Observation et introspection y font bon ménage. Les écrivains japonais y sont invités – la première romancière du monde, Murasaki Shikibu (Le Dit du Gengi) et Sei Shônagon, Murakami, entre autres –, les Français aussi qui ont su capter l’âme du Japon (Bouvier, Butor – Michaux pas du tout, il l’a d’ailleurs reconnu). A la manière de Sei Shônagon (Notes de chevet), l’autrice dresse de temps à autre des listes :
    « Choses agréables » – « Se lever à cinq heures et voir le jour se lever », « Odeurs », « Choses lues », « Saveurs »…

    Rites religieux, rituels du thé, fêtes, symbolique des jardins, Corinne Atlan raconte et explique, décrit l’attitude qu’elle adopte au Japon à travers les mots d’Olivier Germain-Thomas : « Se soumettre à un rituel est un acte de modestie. Un esprit moderne se trompe en y voyant une atteinte à la liberté. » (Le Bénarès-Kyôto) Lisez ce « journal de bord poétique » (Arnaud Vaulerin, Libération) qui parle du Japon, à moins que ce soit de l’existence.

     

  • Dieu psychothérapeute

    En écoutant Boris Cyrulnik présenter son dernier livre à La Grande Librairie, je me suis dit que je préfère généralement l’écouter que le lire ; sa pensée me semble plus fulgurante quand il parle. Il n’est pas écrivain, mais neuropsychiatre, il est vrai. J’étais en pleine lecture de Psychothérapie de Dieu (2017), dont le sens du titre s’éclaire dans l’avant-propos : « Dieu psychothérapeute ou l’attachement à Dieu ».

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    © Taf Wallet, Lumière de Dieu

    « Six petits vieux âgés de 12 ans avaient été des enfants-soldats ». Un de ces enfants broyés par la guerre du Congo lui a demandé « pourquoi il ne se sentait bien qu’à l’église ». Elie Wiesel, plongé dans l’enfer d’Auschwitz à 14 ans, y a survécu « avec une déchirure intime » : pourquoi Dieu avait-il permis cela ? Cyrulnik, incapable de leur répondre, a mené une enquête – « ce livre voudrait bien éclairer ce qui, dans l’âme humaine, tisse l’attachement à Dieu. »

    Tout part du socle familial : « un enfant qui n’a jamais été aimé ne peut réactiver la mémoire d’un bonheur qu’il n’a jamais connu ». Une famille aimante ou un substitut affectif constitue une « base de sécurité ». Définissant l’extase, qui peut être « déclenchée par une substance chimique autant que par une représentation mentale », comme la sensation intense de « se sentir hors de soi, transporté », Cyrulnik tente de définir le profil neurophysiologique des « âmes troublées » qui s’apaisent en s’élevant vers Dieu.

    Selon lui, les athées ont le lobe gauche du cerveau dominant et plutôt euphorisant, un fait peut-être lié à un développement paisible, ce qui expliquerait qu’ils aient moins besoin de « la réaction spirituelle de défense ». Les croyants, face à la guerre ou à la précarité sociale, doivent s’entraîner pour développer un mécanisme de défense et, quand ils trouvent dans ce contexte « une spiritualité et une religiosité », arrivent à vaincre leur difficulté à vivre.

    « La religion est un phénomène humain majeur qui structure la vision du monde, sauve un grand nombre d’individus, organise presque toutes les cultures… et provoque d’immenses malheurs ! » D’où l’intérêt de « comprendre cette terrifiante merveille », d’étudier « l’attachement à Dieu » à l’aide de la psychologie « développementale », des expériences psychosociales et des découvertes récentes du fonctionnement cérébral.

    « La religion est un phénomène relationnel et social, alors que la spiritualité est un prodige intime. » Le premier attachement d’un être humain va, par imprégnation, à sa langue maternelle et au Dieu de sa famille ou bien à autre chose, par exemple une utopie sociale ou un « éden matérialiste ». « Les milieux qui n’offrent rien à leurs enfants les privent de tuteurs de développement, ils en font des errants sans rêves et sans projets dans un désert de sens où les gourous viennent faire leur marché. »

    On comprend rapidement pourquoi Cyrulnik considère Dieu comme un thérapeute, la religion fonctionnant comme une niche mentale affective sécurisante, « une aide paisible pour ceux qui avaient acquis un attachement sécure ». Ceux qui « aiment gaiement Dieu comme ils aiment les hommes » sont apaisés par la relation d’aide. La forme que Dieu prend diffère selon les religions. Le travail psychique modifie le fonctionnement et la structure de certaines zones du cerveau.

    « La tolérance parentale, en supprimant les cadres, désoriente les jeunes. » Cyrulnik observe que les parents « démocratiques » qui veulent laisser leurs enfants complètement libres les voient parfois se convertir à une religion totalitaire ou extrême, souvent à travers la rencontre d’un gourou. Le milieu social joue aussi un rôle important : au Danemark « où chacun est attentif à l’autre », l’athéisme règne, la religion est inutile. Dans un milieu rude, la religion sécurise.

    Psychothérapie de Dieu explore les situations diverses, les liens entre les croyances et les émotions, la manière d’affronter la souffrance, qu’on soit croyant ou non-croyant. Sur la terre, l’extension discrète de la minorité de 500 millions de non-croyants (pour 7 milliards de croyants) coexiste aujourd’hui avec l’affirmation voyante de toutes les religions.

    Certaines généralités font réagir. « La religion calme la peur de vivre », « Les sans-dieu acceptent volontiers l’incertitude »… Boris Cyrulnik aborde son sujet sous de nombreux angles, s’appuyant le plus souvent sur des études et sur l’observation : mariages arrangés ou non, bénéfices des rituels religieux, santé mentale… Son essai montre que la relation avec Dieu « aide à affronter les souffrances de l’existence et à mieux profiter du simple bonheur d’être ».

  • Bobo

    jablonka,ivan,récit,essai,littérature française,camping-car,combi vw,vacances,méditerranée,famille,liberté,jeu,bonheur,plein air,transmission,culture« Le camping-car est donc bourgeois et bohème – « bobo » pour ainsi dire – et ce terme attire des sarcasmes que je connais bien, puisque ce sont les mêmes qui visaient déjà les choix de mes parents, naturisme et camping. (…) On peut railler la « bobo-écolo-attitude », mais, à l’heure où le populisme et le fanatisme sévissent de tous côtés, elle est le bastion de valeurs dont nous avons désespérément besoin : la culture, le progrès social, l’ouverture à autrui, une certaine idée du vivre-ensemble. »

    Ivan Jablonka, En camping-car

    Photo Planet Ride

  • Vacances en combi

    Ivan Jablonka est historien et écrivain. En camping-car raconte ses vacances d’été dans un combi VW qu’il appelait « le bus ». De six à seize ans, c’était leur rituel familial : avec son frère, ses parents, des amis à eux et leurs enfants, ils ont sillonné « les Etats-Unis et une bonne partie du bassin méditerranéen, du Portugal à la Turquie et de la Grèce au Maroc. Le jardin d’Eden renaissait tous les ans. »

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    Le récit de leurs pérégrinations dans les années 1980, à une époque où le camping sauvage était encore autorisé, dépasse largement l’illustration d’un mode de déplacement et d’une certaine conception des loisirs. Il commence par l’étonnante injonction hurlée par son père – « Soyez heureux ! » – aux enfants occupés à jouer au tarot à l’arrière, un jour d’été 1986, au Maroc. « Notre camping-car domine une vallée biblique : une oasis serpente sur des kilomètres en suivant la rivière qui l’irrigue au pied de montagnes arides. » Son père leur avait dit de regarder par la fenêtre, un des enfants avait répondu « qu’on n’avait pas envie et que, de toute façon, on s’embête. »

    Pour aider à comprendre cette « crise de fureur » du père Jablonka, qui leur rappelle alors la chance qu’ils ont de voyager, l’auteur rappelle brièvement l’histoire de ses parents : son père, né en 1940 à Paris, caché en Bretagne avec sa sœur après l’arrestation et la déportation de ses parents à Auschwitz, a grandi dans une organisation juive communiste. Les parents de sa mère, née en 1944, ont échappé aux rafles. Après la guerre, ils ont tenu un petit magasin de meubles près de la Bastille.

    En camping-car est le récit d’un fils qui veut être à la hauteur de ce que son père attend de lui ; celui-ci ne peut être heureux que si ses enfants le sont. Fils d’un ingénieur et d’une prof de latin-grec, Ivan Jablonka est tantôt le petit garçon qui aime la vie en plein air, les bords de mer, le camping collectif, tantôt l’adulte qui mesure les enjeux de ces périples, les valeurs transmises – de quoi nourrir une vocation d’historien.

    De ces étés datent ses premières « archives » : « tickets de musée, cartes postales, plans de ville, billets de banque et photos que je collais avec soin dans mes albums de voyage. » Son journal lui rappelle son état d’esprit à l’époque, en commençant par l’année scolaire 1979-1980 en Californie où son père travaillait. Ils habitaient une maison avec jardin à Palo Alto. C’est là-bas que ses parents ont acheté leur premier camping-car, comme Michel et Nicole Parent, ces Français qui deviennent leurs amis ; ils ont une fille du même âge que lui et un garçon plus jeune.

    « Corse 1982, Portugal 1983, Grèce 1984, Sicile 1985, Maroc 1986, Italie 1987, Turquie 1988 » : Ivan Jablonka plante d’abord le décor en décrivant l’intérieur de « l’automobile familiale portée à son plus haut degré de perfection » grâce aux aménagements ingénieux. « Le génie allemand de l’organisation était mis au service non pas du crime de masse, mais de la vie, de la joie, de l’intimité, de l’intégration familiale, et il est facile de comprendre en quoi le camping-car a sauvé mon père, et nous avec. »

    Michel Parent était le spécialiste des bons « spots » (où passer la nuit), à savoir « un bel endroit tranquille » à l’écart des sentiers battus et où personne d’autre ne s’était encore installé. Après les heures de route, quel plaisir de s’égailler dans la nature pendant que les pères allumaient le barbecue et installaient leur campement, les mères s’occupant du repas, des choses à laver. En Grèce, « gamin-Poséidon », il vit « dans la Méditerranée ». Les visites de ruines n’intéressent pas les enfants, mais ce sont des « occasions de jeux ». « Nous passions notre vie à jouer. »

    L’historien cherche à tracer de lui-même un portrait « fidèle », mais ce n’est pas évident « de dire des choses vraies sur soi-même ». Aux formes traditionnelles de l’autobiographie (confession, vocation, bilan), il préfère une autre manière : « Débusquer ce qui, en nous, n’est pas à nous. Comprendre en quoi notre unicité est le produit d’un collectif, l’histoire et le social. Se penser soi-même comme les autres. » Il remonte aux sources du camping, du goût de la nature sauvage, du « plein air », note l’influence du mouvement hippie et de Mai 68 sur le « tourisme d’aventure ».

    « J’étais heureux parce que mon père n’était plus malheureux à l’idée que je n’étais pas heureux. » La grande liberté qu’il ressentait pendant ces vacances avec des copains faisait oublier à son père le reproche qu’il se faisait de faire vivre sa famille dans un appartement parisien sans jardin. Il se détendait. Souvent, ils étaient à trois familles, six adultes et huit enfants.

    « Ma mère est la plus élégante du groupe, la plus belle des trois mamans. » Elle cuisine, soigne, lit à l’ombre, elle incarne « l’exigence culturelle ». Grâce à elle, « le monde grec se met à exister », en Grèce et ailleurs. En grandissant, il prend goût à l’histoire méditerranéenne et à un certain mode de vie : « Se promener, lire, écrire : la vie idéale. L’historien est quelqu’un qui voyage dans l’espace autant que dans le temps. »

    Au lycée Buffon, le garçon parle peu de ses vacances en camping-car qui provoquent l’« étonnement goguenard » des fils de commerçants, le « dédain » des fils de bonne famille. « Les sourires de mes camarades révélaient une typologie des villégiatures, une hiérarchie des vacances. » Le camping-car « sentait le prof, avec son mélange de simplicité, de raffinement et de stratégie culturelle. »

    En camping-car est une belle réflexion sur le bonheur et sur la liberté (prix France Télévisions 2018). « Je savais donc, et pour le restant de mes jours, que le monde était beau, que je n’en avais presque rien vu, qu’il me restait une infinité de choses à découvrir, à lire, à contempler, à entendre ou à manger. » Le dernier chapitre, intitulé « A mes filles », résume la double intention du livre, portrait d’une époque et transmission familiale.