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enfance - Page 16

  • Ecouter Yourcenar

    La voix de Marguerite Yourcenar à la radio ces jours-ci – sur Musiq3 dans « La pensée du jour » – m’a donné envie de relire les entretiens avec Matthieu Galey publiés en 1980 sous le titre Les yeux ouverts.

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    Marguerite (Antoinette Jeanne Marie Ghislaine) Cleenewerck de Crayencour au Mont-Noir (source)

    Sur l’enfance au Mont-Noir, « demeure d’été » où elle est arrivée vers l’âge de six semaines (sa mère est morte dix jours après sa naissance d’une « fièvre puerpérale », son père vend peu de temps après la maison de Bruxelles achetée selon son désir pour qu’elle puisse accoucher près de ses sœurs), elle garde des souvenirs forts. 

    Ecoutons : « j’ai appris là à aimer tout ce que j’aime encore : l’herbe et les fleurs sauvages mêlées à l’herbe ; les vergers, les arbres, les sapinières, les chevaux, et les vaches dans les grandes prairies ; ma chèvre, à qui mon père avait doré les cornes ; l’ânesse Martine et l’ânon Printemps, mes montures (…) ; mon mouton qui aimait se rouler dans l’herbe, les libres lapins jouant dans les sous-bois (…), le vieux chien dont j’ai entendu un matin la fin annoncée par un coup de feu, et ce fut mon premier et immense chagrin (j’avais huit ans). »

    De son père, Yourcenar fait le portrait d’un homme « infiniment libre » et « totalement insoucieux du lendemain ». Elle se souvient de sa formule si quelque chose allait mal, « probablement apprise à l’armée » : « Ça ne fait rien, on s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain ».

    C’est avec son père qu’elle jouait aux anagrammes de « Crayencour ». Quand ils sont tombés sur « Yourcenar », elle l’a adopté comme nom d’écrivain. « J’aime beaucoup l’Y, c’est une très belle lettre. Louis Pauwels ou Julius Evola vous diraient que cela signifie toutes espèces de choses, scandinaves ou celtiques, comme la croisée des chemins, ou un arbre, car c’est surtout un arbre, aux bras ouverts. Alors nous nous sommes dit : « Très bien. Va pour l’Y. » Un pseudonyme que j’ai toujours gardé, finalement, à travers beaucoup de vicissitudes. C’est même devenu mon nom légal. »

    Nous parlions il y a peu, sur ce blog, des pseudos et des noms des femmes. Marguerite Yourcenar n’a pas changé de prénom. « Non, parce que le prénom, c’est très moi. Je ne sais pourquoi ; on s’imagine mal avec un autre prénom. »

    « Marguerite me plaisait assez ; c’est un nom de fleur, et à travers le grec, qui l’a emprunté au vieil iranien, cela veut dire « perle ». C’est un prénom mystique. (…) C’est un nom qui me plaît, parce qu’il n’est d’aucune époque et d’aucune classe. C’était un nom de reine, c’est aussi un nom de paysanne. Cela m’ennuierait de m’appeler Chantal, par exemple ; c’est aussi un nom de sainte, mais il fait trop XVIe arrondissement. »

    (A suivre)

  • Copains

    Faye poche.jpg« On passait notre temps à se disputer, avec les copains, mais y a pas à dire, on s’aimait comme des frères. Les après-midi, après le déjeuner, on filait tous les cinq vers notre quartier général, l’épave abandonnée d’un Combi Volkswagen au milieu du terrain vague. Dans la voiture on discutait, on rigolait, on fumait des Supermatch en cachette, on écoutait les histoires incroyables de Gino, les blagues des jumeaux, et Armand nous révélait les trucs invraisemblables qu’il était capable de faire, comme montrer l’intérieur de ses paupières en les retournant, toucher son nez avec la langue, tordre son pouce en arrière jusqu’à ce qu’il atteigne son bras, décapsuler des bouteilles avec les dents du devant ou croquer du pili-pili et l’avaler sans ciller. Dans le Combi Volkswagen, on décidait nos projets, nos escapades, nos grandes vadrouilles. On rêvait beaucoup, on s’imaginait, le cœur impatient, les joies et les aventures que nous réservait la vie. En résumé, on était tranquilles et heureux, dans notre planque du terrain vague de l’impasse. »

    Gaël Faye, Petit pays

  • Petit pays perdu

    Prix Goncourt des lycéens (entre autres), Petit pays de Gaël Faye est un premier roman qui ne peut manquer de toucher : le récit d’une enfance au Burundi, celle de Gaby, « un enfant du monde emporté par la fureur du destin » (Maria Malagardis, Libération) à dix, onze ans.

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    Un jour, son père lui avait expliqué qu’au Burundi comme au Rwanda, il y avait les Hutu, les Tutsi comme sa mère et les Twa, les pygmées. Gabriel trouvait étranges ces distinctions entre des gens qui habitent le même territoire, parlent la même langue, ont le même dieu – elles semblaient finalement tenir à une forme de nez, à la taille – tout le monde se mettait à employer ces mots et même les enfants jouaient à deviner qui était ceci ou cela.

    A présent, le narrateur et sa sœur Ana vivent en région parisienne, mais « pas un jour sans que le pays ne se rappelle à (lui) ». Tant de choses lui ont échappé, notamment pourquoi ses parents – Yvonne, silhouette fuselée, peau ébène – et Michel, petit Français du Jura châtain clair – se sont séparés. « Mais au temps d’avant, avant tout ça, avant ce que je vais raconter et tout le reste, c’était le bonheur, la vie sans se l’expliquer. »

    Les choses s’étaient gâtées un jour de Saint-Nicolas, « sur la grande terrasse de Jacques, à Bukavu, au Zaïre », chez le vieil ami de son père à qui ils rendaient visite une fois par mois. Son jardin avec vue sur le lac dont l’autre rive était au Rwanda, le pays que sa mère avait dû quitter à quatre ans, une nuit de massacre, rendait toujours celle-ci mélancolique. Cette fois, ils s’étaient disputés à propos du Burundi, un pays qu’elle ne supportait plus, et de son rêve de vivre à Paris et d’y voir grandir ses enfants ; Jacques et Michel étaient attachés à l’Afrique, à une vie de luxe comparée à celle qu’ils auraient en Europe. Mais elle, privée de son pays natal, connaissait l’envers du décor et aspirait avant tout à la sécurité.

    Après un dernier dimanche en famille, à eux quatre, un déjeuner au restaurant près du lac puis une visite de l’usine d’huile de palme dont son père avait supervisé la construction à son arrivée au Burundi, en 1972, il y avait eu une dispute terrible entre les parents. La nuit, sa mère était partie.

    Avant Noël, elle avait emmené Ana chez tante Eusébie, à Kigali, au Rwanda, dont « la situation paraissait plus stable ». Gabriel était resté avec son père, il avait reçu le vélo rouge de ses rêves pour Noël. Puis ils s’étaient rendus « chez les pygmées du village de potiers » pour fêter l’arrivée de 1993, y avaient passé la nuit. Au retour, Calixte, leur employé, avait disparu avec quelques objets volés, le vélo de Gaby y compris.

    Ana revenue du Rwanda, le garçon retrouve ses amis de l’impasse où ils habitent, puis l’école. Il a désormais une correspondante à Orléans, Laure, des échanges organisés par l’instituteur. Les jumeaux qui se sont fait circoncire chez leur grand-mère par leur tonton, ce qui a fâché leur père, ont vu rouler quelqu’un avec le vélo neuf de Gaby dans ce village ! S’ensuit une équipée pour retrouver le vélo volé, qui a déjà changé de propriétaire plusieurs fois. Barrages militaires, surveillance policière, ce n’est pas simple de circuler. Calixte est arrêté, mis au cachot. Une famille très pauvre a acheté le vélo de bonne foi, Gaby le reprend et reçoit alors une leçon de morale de Donatien, le contremaître, qui a pitié de ces gens.

    Petit pays raconte la vie au quotidien sous le regard d’un enfant de dix ans et de sa bande de copains, leurs vadrouilles et leurs mauvais coups. Au cabaret où ils vont boire de la bière ensemble, « L’agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation », on discute de la démocratie, des partis, des blancs. Le jour des élections se déroule dans l’euphorie de mettre fin au parti unique et aux coups d’Etat.

    Gaby fête ses onze ans dans une atmosphère alourdie par la présence de Francis, l’ennemi de leur bande, qui s’impose peu à peu de façon menaçante. Mais autour des enfants, « la paix n’est qu’un intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons. »

    Gaël Faye fait ressentir le climat de tension toujours palpable – c’est la guerre au Rwanda, beaucoup de Rwandais se sont réfugiés au Burundi juste à côté, certains y retournent pour défendre leur pays. Le Burundi va s’enflammer à son tour. Le 21 octobre 1993, la radio diffuse Le crépuscule des dieux de Wagner. « C’était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d’Etat. » Leur père enferme Gaby et Ana dans la maison, met des matelas dans le couloir pour se protéger des balles perdues.

    Quand l’école rouvre une semaine plus tard, la vie semble reprendre comme avant, malgré le couvre-feu à dix-huit heures, les échos des combats dans les campagnes. Les relations entre les élèves se modifient, ils finissent par se séparer en deux groupes qui se traitent de « sales Hutu » ou « sales Tutsi ». « Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais. »

    Au Rwanda, où Gaby et sa sœur retrouvent leur mère pour le mariage de leur oncle Pacifique, ils découvrent plus de violence encore, présente et à venir. Pacifique implore sa sœur de repartir avec eux – « ici, ce sera bien pire qu’une guerre ». Le lendemain de la mort des présidents du Burundi et du Rwanda dans leur avion, leur mère arrive à la maison, pour vérifier qu’ils vont bien et demander à leur père de l’aider à évacuer la famille de tante Eusébie. Impossible. Tous les contacts avec les ambassades sont vains, on n’évacue que les Occidentaux. La mère de Gaby n’en dort plus. Le pire est à venir. 

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    Gaël Faye et un enfant (source non identifiée)

    Raconté de l’intérieur d’une famille, du point de vue d’un enfant, la vie « d’avant » et le génocide rwandais sont au cœur de Petit pays, un roman « déchirant et incandescent » (Yann Perreau, Les inrockuptibles). Gaël Faye, rappeur franco-rwandais qui a chanté une chanson du même titre, s’est inspiré de son enfance mais ce n’est pas son histoire : « Et c’est le paradis perdu qui m’intéressait avant tout, cette impasse, ce petit cocon dans lequel je me suis senti bien en tant qu’enfant et dans lequel tout adulte peut se remémorer son enfance aussi de cette manière-là. C’est surtout un roman qui aborde la question du paradis perdu. »

  • Tellement présents

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    « Comme je me promène aussi dans les galeries devenues claires et vastes du musée des Beaux-Arts, en saluant des tableaux comme on salue de vieux parents morts et qui nous suivent dans la vie, invisibles dans notre dos mais tellement présents. Car eux ne m’ont jamais fait de peine, et jamais ne m’ont déçu, à l’inverse de ces amis qui étaient tout pour moi tandis que, sans le savoir, je n’étais rien pour eux. »

    Philippe Claudel, Au revoir Monsieur Friant

     

    Emile Friant, Autoportrait en gris clair (détail), huile sur toile, 1887,
    Musée des beaux-arts de Nancy

  • Peindre, dépeindre

    Peindre, dépeindre, écrire comme on peint. Il est parfois difficile de donner un autre titre à un billet de lecture quand celui du livre sonne si juste : Au revoir Monsieur Friant. Ce texte court de Philippe Claudel, « paru pour la première fois, sous une autre forme, en 2001 », est à la fois intime et fraternel. Juste sous le titre, en bandeau, le regard d’Emile Friant nous fixe (Autoportrait de 1887). Une rétrospective vient de lui être consacrée au musée des Beaux-Arts de Nancy.

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    Emile Friant, Les Buveurs ou le travail du lundi, huile sur toile, 1884, Musée des beaux-arts de Nancy

    Philippe Claudel décrit le canal de Dombasle, le royaume de sa grand-mère, l’éclusière. « C’était une femme d’un temps où les gestes comptaient plus que les mots. Ses longs silences valaient de belles phrases. » Il la retrouvait dans sa maisonnette après l’école, ses parents venaient le reprendre après le travail. « Elle s’affairait toujours. « Il n’y a que les trimardeurs qui se reposent ! » » – l’enfant n’osait pas demander ce que c’était, un trimardeur.

    Emile Friant entre dans ce récit de souvenirs avec Les Buveurs, une toile où il semble au narrateur retrouver son arrière-grand-père, « mort fracassé à vingt-neuf ans par l’abus de fée verte et de picrate ». C’est le premier tableau que Philippe Claudel décrit du « plus convenu des romanceaux naturalistes ». Puis il raconte l’été des Canotiers de la Meurthe, une toile visible au musée de l’Ecole de Nancy.

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    Émile Friant, Les Canotiers de la Meurthe, 1887, Huile sur toile, Musée de l’Ecole de Nancy

    Des toiles du peintre aux souvenirs de l’écrivain, le chemin de l’enfance se trace sans peine. Le grand-père du Café de l’Excelsior, avoue Philippe Claudel, il l’a inventé « en pensant à Grand-Mère. » « Grand-Mère s’est installée dans les lignes tandis que j’écrivais, comme elle le faisait, dans son vieux fauteuil pour ravauder chaussettes et chemises, et que tout ainsi était pour le mieux. Ecrire est aussi un ravaudage, un ravaudage plus ou moins habile d’un vieux tissu troué de mensonges et de vérités que se passent les hommes entre eux depuis des millénaires. »

    Un amour de jeunesse se faufile dans Jeune Nancéienne dans un paysage de neige. Et puis sa mère, le curé, la Toussaint – « Bien des gens trouvent cela triste, mais les cimetières jamais ne sont aussi joyeux. » Et La Toussaint de Friant permet de retrouver tout cela, « comme si le tableau en plus de contenir un monde me délivrait du mien ».

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    Emile Friant, Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, huile sur toile, 1887, Musée des beaux-arts de Nancy

    Avançant ou revenant dans les pas d’antan, celui qui écrit, sentant grandir les malentendus – comme chez ce peintre de Nancy qui, après avoir donné le meilleur, n’exécutait plus que « des toiles gentilles », des portraits de commande – se dit qu’il finira par ne plus écrire. Il le pourrait, abandonner les mots, se contenter de musique et de vin.

    Philippe Claudel mêle ici heureusement paysages et personnages, choses vues et choses dont on se souvient, vécues ou rêvées, peinture et écriture, portraits et autoportraits. Il est vrai que dans la vie ont lieu toutes sortes de rencontres – « La rencontre », c’était le premier titre de Bonjour Monsieur Courbet, on n’a pas manqué d’y penser en lisant ce titre-ci.

    Merci à celle qui m’a envoyé ce petit livre de recueillement, pensant que je l’aimerais. Oui, Au revoir Monsieur Friant est de ces textes dont on n’oublie pas la petite musique, de jour ou de nuit. L’auteur, en quatrième de couverture, dit bien ce qu’il en est : « Dans ce roman, j’ai voulu parler de lui, et parler de moi à travers lui, lui mener en quelque sorte une conversation imaginaire et sincère. »