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autobiographie - Page 18

  • Dorrit, bad girl

    On n’a pas d’âge avant de naître. Dans Bad Girl. Classes de littérature, Nancy Huston s’adresse à son « moi, fœtus » dans un témoignage intime sur les sources de soi, une « autobiographie utérine ». Première page :
    « Toi, c’est toi, Dorrit. Celle qui écrit. Toi à tous les âges, et même avant d’avoir un âge, avant d’écrire, avant d’être un soi. Celle qui écrit et donc aussi, parfois, on espère, celui/celle qui lit.
    Un personnage. »

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    Nancy Huston / Photo Fanny Dion (Elle Québec)

    D’abord voici Kenneth et Alison, ses parents, qui l’ont conçue un jour de « Boxing Day » (le jour où on met les cadeaux de Noël dans des boîtes). Quand sa mère se découvre enceinte, son cœur cesse de battre. Avant d’en parler à Kenneth, « elle saute et saute et saute et saute et saute ». Dorrit, la « mauvaise nouvelle », s’accroche. Bébé Stephen, son frère, fait des siennes dans la petite maison de Calgary (Canada).

    Sans se limiter à l’histoire familiale, Nancy Huston convoque sur le thème du désir ou du rejet d’enfant, de l’avortement, d’autres époques, d’autres cultures, d’autres témoignages féminins. « Plus tard, Dorrit, dans ta vie française, tu écriras un article recommandant que l’on érige un monument à l’Avortée inconnue, martyre de la société au même titre que le Soldat inconnu. »

    Quand le désir sexuel conduit à une vie nouvelle, écrit Huston, celle-ci inévitablement se relie « à travers sa famille et son peuple, au passé et à l’avenir ». Autrement dit, « nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique ». Dorrit aura tendance à se réfugier « dans l’identité juive » qui n’est pas la sienne – elle aurait aimé « une mère juive », envahissante mais aimante, au lieu d’une mère qui l’ignore et, pire encore, va les abandonner.

    L’empreinte du père, elle la reconnaît en elle-même, sa philosophie mi-chrétienne mi-pragmatique inspirée de ses insuccès financiers : la non-importance de l’argent, la priorité de l’amour et du partage, l’éducation permanente. Lui a été un père « merveilleux », « proche et attentif avec tous ses enfants ». La découverte de sa confusion mentale n’en sera que plus troublante.

    Propos d’écrivains sur le terreau familial, pratiques d’artistes, citations alternent avec l’enquête familiale sur les ancêtres des deux côtés, maternel et paternel. Leurs parents ne pouvaient prévoir que Kenneth et Alison « redégringolent la pente pour se trouver aux prises avec la pauvreté, la difficulté et la violence, la boue et la folie. »

    Un passage entre parenthèses : « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème romanesque de prédilection, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? (…) De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? » Me voilà perplexe, à mon tour.

    « Pour Beckett, la bio n’est rien ; seule compte la graphie. « Je n’aurais pu, écrit-il, traverser cet affreux et lamentable gâchis qu’est la vie sans laisser une tache sur le silence. » Comme lui, tu seras graphomane. Comme lui, tu abandonneras ta langue maternelle, la traiteras comme une langue morte, n’y reviendras que des années plus tard, essentiellement dans l’écrit. Comme Beckett aussi, tu auras des élans meurtriers à l’égard de tes propres idées naissantes. On conçoit… ? Mais non, voyons. On zigouille. »

    La mère de Dorrit, « prototype de la Femme moderne », échoue dans son rôle de mère, pas certaine que ce soit « cela qui confère du sens à la vie d’une femme. » – « Alors accroche-toi, Dorrit, parce que cette maman-magicienne superperformante va exécuter quelques tours de passe-passe avant de prendre la clef des champs. »

    Il est aussi beaucoup question de lecture (dès quatre ans et demi) et d’écriture dans Bad Girl. De musique et de piano, de chansons. « Tu t’accrocheras au son des voix humaines comme à une drogue, à une perfusion intraveineuse. Oui, c’est de la compagnie, au sens beckettien du mot. Jusqu’à ta mort, des personnages jacasseront dans ta tête. » « Classes de littérature », on l’aura compris, ce sont les souvenirs, les expériences, les ressentis – tout vécu nourrit celle qui écrit. Bad Girl creuse la question de l’origine, des influences, de la construction de soi.

    Sans être un méli-mélo, ce récit souffre à mon avis du morcèlement, de redites, comme s’il fallait toujours insister pour être bien comprise. Nancy Huston avait certes besoin d’écrire ce texte pour elle-même, elle s’y adresse à elle-même, Dorrit, dans le ventre de sa mère. Quant aux lecteurs, s’ils trouveront là une foule de clés personnelles pour lire ou relire son œuvre, ils se sentent – c’est mon impression – pris à témoin de sa frustration et tenus à distance.

    « Il serait hasardeux de raconter davantage ce livre fait de très courts chapitres agencés comme autant de touches impressionnistes qui peu à peu dessinent une femme, un écrivain, un personnage. Soutenu par un rythme rapide, la narration est dense, lucide, frémissante d’une douleur contenue. Essentielle sûrement pour celle qui en a écrit et pour ceux qui voudront la rejoindre au plus près. Et au plus vrai. » (Monique Verdussen, Une blessure d’enfance récurrente, La Libre Belgique, 17/11/2014)

  • Dire non

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    « Vivre face à l’urgence des périls, vivre dans la vérité parce qu’on refuse la vie dans le mensonge, vivre de la liberté sans céder aux sirènes de la servitude, autant de méthodes pour vivre sans mourir idiot, dire non à la destruction et à la dépression. »

    André Glucksmann, Une rage d’enfant

     

  • Glucksmann, une rage

    Qui était André Glucksmann (1937-2015), derrière le personnage rebelle, adversaire du politiquement correct ? Une rage d’enfant (2006) commence justement par cette question : « Qui suis-je ? » De trois à sept ans, il a vécu entre deux noms, deux prénoms – « pas de foyer, seulement des domiciles, tous incertains » – dans une famille autrichienne émigrée, juive et résistante, venue se réfugier en France.

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    Le philosophe André Glucksmann devant la bibliothèque de son appartement
    dans le Xème arrondissement de Paris.
    Photo
    © Hubert Fanthomme (Archives de Paris-Match, 10/11/2015)

    Quatre femmes : Martha sa mère – son amour et son admiration pour elle revient tout au long du récit –, sa grand-mère, ses deux sœurs. Seul point fixe en cette période de valises et de déménagements, le gramophone à manivelle et les symphonies de Beethoven en 78 tours. Le père, Rubin Glucksmann, meurt dans un naufrage en 1940. Une enfance donc entre Rivière et Glucksmann (« homme-bonheur »), Joseph (pas Staline, assure sa mère, mais Thomas Mann) et André (à cause d’Edgar André, militant communiste décapité par les nazis).

    Le garçon est le premier Français de la famille. Ses parents, qui se sont rencontrés à Jérusalem puis sont revenus en Allemagne avec leurs filles dans les années trente pour contrer l’ascension d’Hitler, se sont sauvés à Paris en 1937, année de sa naissance. En France, Martha continue dans la Résistance. Lui grandit choyé par ses « fées familiales » : « je n’entrevis que par raccrocs, souvent après coup, le bazar sanglant où j’étais plongé ».

    Pris dans une rafle à domicile, ils échappent aux wagons de la mort grâce à l’audace de sa mère qui crie haut et fort aux prisonniers du camp de Bourg-Lastic ce qui les attend tous à Dachau, malgré les menaces des gendarmes pour la faire taire, et clame la nationalité française de son petit garçon de quatre ans. Ce qui leur vaut d’être finalement rangés parmi les « non-juifs ». « Sauvé par le courage de dire et d’apostropher les bourreaux, le gamin écopait, sans le savoir, d’un cours inaugural de philosophie socratique. Il était moins une, Martha avait parié sur l’insolence, elle eût pu en crever comme Socrate. »

    L’optimisme après la chute du mur de Berlin en 1989 inquiète Glucksmann, lui rappelle celui de la Libération. Il avait déjà la révolte chevillée au corps, lorsque, furieux de voir sourire les Rothschild en visite au château de Ferrières devenu foyer pour enfants rescapés (où sa mère travaillait) après la guerre, il a lancé son soulier « sur les autorités bienfaitrices », la « cérémonie charitable » lui étant insupportable, cette façon de faire comme si rien d’horrible n’avait eu lieu.

    Après coup, était-ce le premier signe de sa « colère philosophique » ? de son « refus d’occulter, vite fait bien fait, les cadavres accumulés dans les placards de l’univers » ? Glucksmann est un « déraciné » comme l’était son père, marchand ambulant de vieux habits quittant le ghetto pour Vienne, puis l’Europe pour la Palestine, militant communiste et sioniste. Il apprendra plus tard qu’il travaillait pour le Komintern.

    Veuve à la Libération, sa mère décide de repartir à Vienne mais le laisse libre. Son fils de dix ans choisit alors de rester pour s’inventer « des racines et une histoire françaises ». A treize ans, il entre au parti communiste, le quitte à dix-huit ans. Son héritage ? Trois révélations : Auschwitz, la chute d’Hitler, Hiroshima. La question du Mal est essentielle.

    Au quatrième chapitre intitulé « Bonjour, Révolution ! », Une rage d’enfant change de tonalité. Aux souvenirs personnels succèdent le débat et l’analyse, un parcours philosophique. Glucksmann compare la Révolution française et la Révolution américaine, qu’il juge plus réussie. Il dénonce la posture napoléonienne des « ambitieux du moment », à la recherche d’un accomplissement hors de l’anonymat du troupeau.

    Lui-même a été tenté par cette voie, comme Julien Sorel, et avec le recul, il regrette, il a honte d’avoir été « anarcho-maoïste » en 1968, aveuglé par la « Révolution culturelle ». Son engagement véritable, c’est dire et faire, joindre une parole juste à une action efficace. Plutôt que décréter ce qui est bien (l’opposé du mal), il part de ce qui ne va pas : « l’incongru, l’erreur et l’horreur ».

    L’anticommunisme est son cheval de bataille : au Goulag, « la révolution russe massacre par millions et invente un esclavage moderne qu’elle exporte aux quatre coins de l’univers. » Il rappelle l’apostrophe de Cohn-Bendit en 68 à Louis Aragon venu se mêler aux étudiants : « Aragon ! Tu as du sang sur tes cheveux blancs ». Glucksmann est fier d’avoir participé à la « démarxisation des esprits ».

    Les philosophes et les écrivains sont ses repères, les poètes le guident dans sa réflexion : Hugo, Baudelaire, Mallarmé… Le succès inattendu de son essai La cuisinière et le mangeur d’hommes – Réflexions sur l’Etat, le marxisme et les camps de concentration (1975) le classe parmi les « nouveaux philosophes ». Qu’un juif mette à égalité le nazisme et le communisme fait alors scandale.

    « Qu’est-ce alors que la connaissance philosophique de soi ? Rien d’autre que l’injonction première de se définir dans le plus complet dénuement, face à l’adversité la plus radicale. » Non, écrit Glucksmann, il n’est pas un « prophète d’apocalypse », mais « tout juste un penseur en colère ». Il appelle au devoir de responsabilité et de lucidité, sans détourner les yeux. Il décrit le triomphe du nihilisme jusque dans ses avatars terroristes actuels.

    Glucksmann rapporte ses principaux combats, dont celui pour la Tchetchénie, « détail du monde » : cent à trois cent mille victimes depuis 1995, pour moins d’un million d’habitants ! Sa capitale Grozny réduite en poussière, « Guernica puissance X », dans l’indifférence générale. Il dénonce l’aveuglement européen devant le despotisme de Poutine.

    A la mort d’André Glucksmann il y a quelques mois, les hommages ont été nombreux pour cet indigné et ce défenseur infatigable des droits de l’homme. A la fin d’Une rage d’enfant, il commence son « au revoir » par ces mots : « Ma vie n’est pas un roman. Surtout pas. »

  • Sôseki se souvient

    En 1910, Sôseki a 44 ans quand on l’hospitalise au printemps pour un ulcère à l’estomac. Le 31 juillet, il quitte l’hôpital pour aller se reposer à Shuzenji, petite station thermale de la péninsule d’Izu. Mais le 24 août, une grave hémorragie le laisse inconscient pendant une demi-heure. Revenu à lui en clinique, malgré son extrême faiblesse, il se remet à écrire à partir du 8 septembre – c’est ainsi qu’il a commencé Choses dont je me souviens (Omoidasu koto nado, traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu en 2000), un titre qui rappelle les Notes de chevet de Sei Shônagon.

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    Sôseki se souvient d’abord de la chaleur estivale à Tôkyô lors de son premier séjour à l’hôpital, de l’érable nain que lui avait apporté un ami et qu’on avait posé à l’ombre d’un treillis de roseaux. Mais il pleuvait quand on l’a ramené de Shuzenji à Tôkyô sur une civière le 11 octobre – « Ce soir-là, j’ai décidé de faire de cette clinique ma seconde demeure, pour longtemps. ».

    Sa femme lui avait caché la mort du médecin-chef, dont l’état commençait à se dégrader lors de sa première hospitalisation, un homme très bienveillant à son égard, s’inquiétant de son traitement alors que lui-même « s’acheminait pas à pas vers la mort ». Il avait l’intention de le remercier dès son rétablissement, mais entre-temps « les fleurs posées sur la tombe du médecin s’étaient fanées nombre de fois, avaient été renouvelées autant de fois, lespédèzes, campanules et valériane d’abord, chrysanthèmes blancs et jaunes ensuite. »

    « Les hommes meurent
    Les hommes vivent
    Passent les oies sauvages »

    Haïkus et poèmes ponctuent le récit de Sôseki, frappé d’être en vie alors que cet homme de bien a disparu, ainsi que le « professeur James » (frère de l’écrivain) dont il lisait dernièrement la Philosophie de l’expérience, avec enthousiasme : « notamment le passage où l’auteur expose la théorie du philosophe français Bergson, que j’ai lu d’un trait, entraîné par un élan semblable à celui qui permet à une voiture de se hisser au sommet d’une côte, et qui a fait bouillonner les idées dans mon cerveau (…) et je me suis senti heureux à un point indicible. »

    Dans la période la plus critique, Sôseki vivait au jour le jour, conscient que ses sentiments, ses sensations s’écoulaient comme de l’eau, éphémères comme des nuages. Il veut les noter dès qu’il en sera capable, même s’il sait que « rien n’est aussi incertain que la mémoire ». Le rédacteur en chef du journal Asahi est contrarié de son désir d’écrire, craignant pour sa santé, mais les médecins le rassurent et l’écrivain écrit alors un poème à son intention – un texte merveilleux que je reprendrai dans le billet suivant – qu’il commente ainsi :

    « En fin de compte, je crois que l’homme est malheureux s’il ne se maintient pas dans la paix intérieure, et c’est la joie d’avoir éprouvé, l’espace d’un instant, cette sérénité du cœur qui a éveillé en moi l’envie de la faire tenir dans ces cinquante-six caractères » (poème en chinois classique (kanshi) à l’aide d’idéogrammes (kanji), chaque vers en comportant sept, précise une note en bas de page).

    Que vous dire de plus à propos de ce livre sinon ce que Sôseki écrit lui-même à la fin du chapitre 4 (sur 32, 180 pages en format de poche) ? Au rythme quotidien de sa convalescence, ses pensées vont à la lecture et à l’écriture, la poésie  – l’écrivain continuera à publier chaque année jusqu’à sa mort en 1916 –, mais il décrit aussi des choses très simples du corps, de la terre et du ciel, la gentillesse à son égard, tout ce qui nourrit sa vie spirituelle. Cette lecture est pour vous si vous y êtes sensible.

    « Choses dont je me souviens n’est rien de plus qu’un ensemble feutré, reposant sur les réflexions et le quotidien banal d’un homme aux prises avec la maladie, mais mon intention est d’introduire tout au long du texte un ton qui, bien que passé de mode, a le charme de la rareté, et je souhaite ardemment éveiller mes souvenirs sans attendre, les écrire de suite et pouvoir ainsi respirer dans la nostalgie ce parfum suranné avec mes nouveaux lecteurs, avec tous ceux qui sont dans la peine. »

  • Don du verbe

    Lanoye couverture.jpg« Ma Pit Germaine possède le don du verbe, enrichi par la puissance d’une mémoire infaillible. Elle n’arrête pas de parler une seule seconde. Calme, imperturbable et dans les moindres détails, elle relate sa journée : qui elle a vu, à quelle autre personne ça lui a fait penser et ce qui est arrivé jadis à cette dernière, récit qu’elle tient d’une troisième qui était mariée à un quatrième, mais ces deux-là sont maintenant en bagarre à cause d’une cinquième personne, qui est justement le fils ou la fille d’une sixième, à qui, tiens, elle a parlé la semaine dernière quand elle était en route pour… Etcetera. Un flot irrépressible de récits, dont chacun a un centre bigarré et pittoresque, un début peu clair caché dans un récit précédent et une fin tout aussi indécise faisant déjà entièrement partie du récit suivant.
    Elle est l’inventrice de ce que j’appelle le racontage automatique. »

    Tom Lanoye, Les boîtes en carton