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assouline - Page 2

  • Un arbre généalogique

    L’homme qui observe ses semblables dans le métro, un soir d’automne, le narrateur du roman Etat limite de Pierre Assouline, est généalogiste. Tanneguy de Chemillé l’a invité à la soirée qu’il donne pour fêter l’établissement de son arbre généalogique. François-Marie Samson, l’œil curieux, est attentif aux moindres détails en pénétrant dans leur immeuble du square Albinoni, préférant l’escalier à l’ascenseur pour se rendre au cinquième étage où il est attendu.

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    Le viaduc de Passy et le métro aérien, où débute Etat limite (source YouTube)

    Avec l’impression de marcher dans une page du Figaro, celle du « Carnet du jour », il découvre cette famille française fière de son ascendance. Le fils de Tanneguy et Inès de Chemillé, un adolescent, reste à l’écart de ces réjouissances, le regard plongé dans la contemplation d’un splendide tapis d’Aubusson. Sixte s’avère assez excentrique aussi dans la conversation, brillant élève, souligne sa mère, pour qu’on le laisse tranquille, expliquera le jeune homme.

    De la porte-fenêtre, la vue sur la station de Passy, le pont de Bir-Hakeim, le métro aérien va jusqu’à l’autre côté de la Seine où Samson loue un deux-pièces depuis sa séparation d’avec Agathe. La ligne 6 qu’il vient d’emprunter, sa ligne, relie le XVe où il habite et le XVIe des Chemillé dont il envie un peu « la durée, la pérennité, la continuité ». Son regard revient sur les invités et surtout sur la gracieuse Inès, en passant par le décor où ils se tiennent : « Rien qui sentît l’effort, chez les personnes non plus que dans les lieux. »

    Invité à rester après le départ des autres, Samson fait la connaissance de son hôte, 51 ans, « grand serviteur de l’Etat » au Quai d’Orsay, en attente d’une ambassade européenne, et de sa femme, études d’HEC, soucieuse de la scolarité de sa fille Pauline. Inès de Chémillé le surprend par la simplicité troublante avec laquelle elle enlève ses chaussures et se masse les pieds sur le canapé en sa présence, tandis que son mari sort les labradors.

    François-Marie Samson s’occupe de généalogie familiale et successorale, depuis qu’il travaille à son compte. Quand Tanneguy de Chemillé lui commande en secret l’arbre généalogique de son épouse, les Créanges de Vantoux, pour son anniversaire, il est ravi d’en apprendre davantage sur elle. Il la découvre très efficace dans le cadre de sa profession, à la conférence de presse au Ritz du grand groupe pharmaceutique où elle est directrice de la communication. Il est question de recherches génétiques à partir de l’ADN de tous les Islandais, ce qui suscite questions et protestations parmi les journalistes. Après leur départ, Inès s’approche de lui et avoue que leur rencontre l’a troublée aussi, l’autre soir. Il ne lui en faut pas plus pour passer une nuit blanche.

    Ainsi commence une certaine intimité entre Inès et lui, qu’elle lui demande bientôt d’oublier, par un petit mot. Les recherches sur les Créanges de Vantoux ne sont pas faciles, en particulier pour la branche alsacienne où Samson rencontre des difficultés imprévues. Ne pouvant interroger Inès, Samson en fait part au commanditaire tout en le rassurant : « un arbre est possible ». Tanneguy, satisfait de ses travaux, lâche un « j’ai ce que je voulais » qui l’intrigue et lui fait éprouver quelque culpabilité à l’égard d’Inès.

    Pour ce généalogiste toujours à l’affût d’une faille, d’une fêlure dans les belles apparences, cette famille devient une obsession. Une manière aussi de ne plus penser à Agathe, qui le harcèle de demandes. Quand il emmène sa mère à la Comédie française et qu’il y croise Inès avec son fils, celle-ci lui confie son inquiétude : Sixte ne parle plus du tout. Il lui laissera l’adresse d’un ami psy qui pourrait l’aider, même si son mari n’en veut pas.

    Etat limite, qui s’ouvre sur une visite mondaine, s’emplit peu à peu de mystère. Chacun des Chemillé en porte une part, Sixte d’abord, puis Inès, si belle, si proche de Samson par moments. Déstabilisée par l’attitude de son époux et inquiète du renfermement de son fils, elle n’a que cet homme suspendu à son bon vouloir avec qui en parler ouvertement. La peinture d’un milieu social – la noblesse, comme souvent chez Assouline – se double d’un suspense psychologique. Etat limite porte bien son titre.

    Dans le style classique qu’on lui connaît, Pierre Assouline nous embarque agréablement dans ce récit où affleurent ses centres d’intérêt, à en croire son portrait dans l’Express, comme le goût de la discrétion et des bonnes manières, ou encore ces pages sur la Société sportive du jeu de paume. Dans chacun de ses romans et de ses biographies, au fond, ce qui mène le jeu, c’est la curiosité, le goût des autres et de leur histoire.

  • Voix du texte

    Lemmen G. Dame lisant.jpg« On reconnaît un écrivain à sa voix. Il n’est que de le lire pour l’identifier. Un livre d’où elle ne se dégage pas, quand bien même d’autres l’appelleraient style, ton ou petite musique, n’est pas d’un écrivain mais d’un auteur. Une page, un paragraphe, parfois même une seule phrase suffisent à mettre un nom sur un texte, dès lors qu’on prête l’oreille au son qu’il émet. S’il est d’un inconnu qui signe là son premier roman, la voix suffit à flairer un nouvel écrivain. Ou pas. Elle permet de savoir à qui on a affaire, et qu’un tri s’opère. Qu’il s’agisse de Modiano, de Proust ou de Duras, la voix qui émane du livre ne trompe pas. Avec les étrangers, c’est plus délicat car la voix peut varier selon le traducteur, celui-ci superposant la sienne propre au romancier qu’il interprète en français. Mais des écrivains que l’on a eu le privilège de côtoyer et d’aimer, on retient au fond davantage la voix de la personne que celle de ses écrits. »

    Pierre Assouline, Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature

    Georges Lemmen (1865-1916), Dame lisant

  • Ecrivains de A à Z

    « Je hais les livres », annonce Pierre Assouline à l’entame de son Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature, las de ceux qui l’encombrent. « Quant à leurs auteurs, c’est autre chose. » Son plaisir à visiter des écrivains « est aussi une manière de dire qu’on a autant le goût des autres que celui des livres. » Sans prétendre à l’exhaustivité, son dictionnaire sera donc « subjectif, arbitraire, injuste ».

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    C’est une sorte d’autoportrait (comme il l’écrit à propos du Dictionnaire amoureux de Venise de Sollers) : un lecteur-journaliste-romancier-biographe livre ses admirations, ses rencontres, ses classiques et ses « classiques modernes », comme il dit. On n’est pas étonné d’apprendre que Pierre Assouline aime « les petites histoires sur les coulisses des élections » à l’Académie française, on l’est davantage en tombant ici sur des entrées comme « Bible » ou « Lecture numérique » – rien de ce qui touche au monde littéraire ne lui est étranger. 

    En découvrant ce dictionnaire, j’ai commencé deux listes. La première, bien sûr, est une liste de titres qu’il donne envie de lire. La seconde, abandonnée en cours de route, est celle de ses contacts personnels : Assouline a été l’ami de Blondin dans ses dernières années, il s’est rendu sur la tombe de Borges, il est tombé sous le charme de Nicolas Bouvier, il s’enorgueillit d’une lettre de réponse où Simenon, son grand maître, l’appelle « Cher confrère », il raconte un verre bu à Antibes avec Graham Greene, etc.

    Sur les écrivains qu’on a beaucoup lus, on est curieux de l’angle sous lequel il choisit d’en parler. Parfois on acquiesce – « J’aurais tant aimé être étudiante à l’école privée de Hayes Court dans le Kent en 1926 : j’aurais eu le privilège d’écouter Virginia Woolf expliquer comment on lit un livre. » (Lecture gratuite et désintéressée). Parfois pas. Assouline avertit : « Rien ne vaut l’écriture d’un Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature pour se faire de nouveaux ennemis. Il est vrai que tous ne gagnent pas à être connus, et que certains y gagnent surtout en mystère. »

    Il a pris « un doux plaisir à resserrer la focale sur un détail, quitte à exclure la vue d’ensemble, qu’il s’agisse de la vie d’un écrivain, de tel incident de l’histoire littéraire, d’un aspect très particulier d’une œuvre ». Ainsi, à propos de Bartleby le scribe, il consacre deux pages à la traduction française de « I would prefer not to ». 

    « Biographie : Meurt de son succès. » En France comme ailleurs, son âge d’or semble terminé. « Ce n’est pas tant le genre que l’époque qui a trop tiré sur la corde. En « peoplisant » à outrance la vie politique, artistique et culturelle, les médias ont tué le goût du public pour la biographie, longtemps terre d’élection du « misérable petit tas de secrets » cher à Malraux. » Assouline y voit un au revoir plutôt qu’un adieu, confiant dans le renouvellement du genre. De l’activité biographique, une des siennes, il explique avec humour pourquoi elle figure « au rang des pathologies littéraires », née non du goût des autres mais « du goût de la vie des autres ». (Vie de Samuel Johnson) 

    Dans un Dictionnaire amoureux, on récolte forcément des citations, comme celle-ci, magnifique : « Que d’autres se targuent des pages qu’ils ont écrites ; moi, je suis fier de celles que j’ai lues. » (Borges lecteur) Amusant, cet aveu d’un écrivain voyageur : « On part pour ne pas s’appeler Médor. » (Bouvier, Nicolas) Inattendue, cette formule d’un procureur lors du procès de Jérôme Kerviel chez qui il décèle « une variante financière du bovarysme, qui consiste à se voir autrement que l’on est, à se donner des sensations fortes » (Bovarysme)

    Assouline sait joliment condenser une personnalité : « Il avait l’élégance de parler de soi sans parler de lui. » (Bove, Emmanuel) « Rien n’exprime mieux cet homme-là que ses silences. » (Le Clezio) Parfois, il n’hésite pas à amuser la galerie : « « Citer, c’est ressusciter. » Ça sonne bien et ce n’est pas faux. Quelqu’un a dit cela un jour mais j’ai oublié qui. Donc c’est moi désormais. » (Citation)  

    A l’entrée « Blog », juste une définition : « Blog : Journal extime ». La république des livres de Pierre Assouline est un des blogs littéraires les plus suivis. C’est en connaissance de cause qu’il écrit : « En ligne, le goût des autres côtoie le dégoût de son prochain » ou encore « Poster un commentaire sous le billet d’un blog, c’est l’assurance de parler sans être interrompu. Un luxe de nos jours. » (Conversation en ligne)

    Composer un Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature semble une gageure, tant le sujet est vaste. Celui-ci se montre fidèle à l’esprit de la collection, une approche personnelle, moderne et non encyclopédique. On y découvre des préférences, des agacements, des souvenirs, des anecdotes et certaines expressions favorites comme « pour peu qu’on soit du bâtiment » ou « Mitteleuropa », « tellement plus chantant à nos oreilles que « germanosphère ! »

  • Chantre invisible

    assouline,pierre,sigmaringen,roman,littérature française,histoire,1944,1945,pétain,vichy,guerre,culture,extrait« La curiosité de Mlle Wolfermann était piquée au vif, plus encore qu’à l’accoutumée. En vain : ce chantre se faufilait dans l’église bien avant l’arrivée de la foule ; il se postait aux côtés de l’orgue de manière à n’être vu par personne, pas même par les occupants de la loge princière, mais dans un angle étudié et choisi pour le faire bénéficier de la meilleure acoustique ; seul l’organiste savait son identité, mais il demeurait d’une discrétion absolue à ce sujet. Celui-ci ne prenait même plus ombrage de ce que l’aura du chantre invisible éclipsait sa propre virtuosité, l’éclat de son jeu d’anches ou la sonorité distinguée de ses flûtes et hautbois ; de toute façon il n’était pas ingénieur, jamais sa technique n’étouffait l’art. »

    Pierre Assouline, Sigmaringen

    Entrée principale du château de Sigmaringen, photo Berthold Werner (Wikipedia)  

  • Hôtes de Sigmaringen

    A la première des six pages que Pierre Assouline, à la fin de son roman Sigmaringen, intitule « Reconnaissance de dettes », des noms de personnes, des titres de films et même de séries télévisées dont Les Vestiges du jour de James Ivory et Downton Abbey de Julian Fellowes. Le séjour du gouvernement de Vichy au château des princes de Hohenzollern, en 1944-1945, est raconté par Julius Stein, un « majordome » hors pair, le dévoué serviteur du prince qui lui a confié les lieux quand le château a été réquisitionné par le ministre des affaires étrangères de Hitler.

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    « Forcée d’abandonner une maison qui était la sienne depuis quatre siècles, la famille Hohenzollern, treize personnes, s’en allait entre les rangs de leurs serviteurs alignés en une haie d’honneur. » Seules deux parentes ont décidé de rester au château de Sigmaringen, les princesses Aldegonde de Bavière et Louise von Thurn und Taxis, la doyenne de la famille.

    C’est toute une organisation, spécialité allemande tant qu’il ne s’y glisse pas de grain de sable, de répartir les Français aux différents étages, le maréchal Pétain tout en haut, le président Laval et ses fidèles « juste en dessous », puis le reste du gouvernement, en ménageant les susceptibilités nombreuses entre deux clans, « ceux qui entendaient bien rester les bras croisés, rangés derrière Pierre Laval ; et ceux qui croyaient encore diriger la France dans l’intention avouée de rentrer bientôt au pays ».

    Julius Stein réunit le personnel du château et le présente à l’intendante du maréchal, Mlle Wolfermann, une femme à l’allure décidée qui maîtrise comme lui le français et l’allemand, et avec qui une certaine entente s’établit d’emblée. Mais elle tient à garder l’autorité sur le personnel français. Environ quatre-vingts personnes sont les hôtes de Sigmaringen, qu’il faudra nourrir dans quatre salles à manger trois fois par jour, donc douze services.

    Problèmes d’intendance, querelles politiques et personnelles, lectures à la bibliothèque du château, promenades, vols indélicats (Julius Stein est chargé de veiller sur les biens des Hohenzollern), réactions aux nouvelles de France et d’Allemagne, arrivée d’autres Français au village dont le Dr Destouches, rumeur de l’existence d’une taupe, il y a de la matière pour évoquer les hôtes de Sigmaringen, qu’il s’agisse des « invités » français ou de ceux qui les accueillent bon gré mal gré.

    Les conversations entre Julius Stein et Mlle Wolfermann, qui apprennent à se connaître et à s’apprécier, font contrepoint à la chronique de guerre en trois parties : L’organisation, L’illusion, La désagrégation. L’auteur de Lutetia, qui s’est soigneusement documenté, fait suivre son récit de brèves notices sur ce que sont devenus les protagonistes historiques du roman.

    Avec empathie, Assouline s’est glissé dans une sensibilité allemande à travers le personnage du majordome, qui a existé mais qu’il a ici « réinventé ». « Venant d’un romancier qui a tout lu sur le sujet, l’artifice est habile. Il permet d’être nulle part et partout, sans rien négliger de la topographie du lieu. Il nous offre aussi le regard distancié d’un Allemand « miné par l’obéissance » sur cette farce tragique. » (Grégoire Leménager, BibliObs)

    Sigmaringen est une rencontre réussie entre fiction et histoire. En refermant le livre, et même si le romancier montre les mesquineries à l’œuvre au sein de ce gouvernement fantoche dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, j’ai pensé aux mots d’Ulysse à Hector, à la fin de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux : « Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. »