A la première des six pages que Pierre Assouline, à la fin de son roman Sigmaringen, intitule « Reconnaissance de dettes », des noms de personnes, des titres de films et même de séries télévisées dont Les Vestiges du jour de James Ivory et Downton Abbey de Julian Fellowes. Le séjour du gouvernement de Vichy au château des princes de Hohenzollern, en 1944-1945, est raconté par Julius Stein, un « majordome » hors pair, le dévoué serviteur du prince qui lui a confié les lieux quand le château a été réquisitionné par le ministre des affaires étrangères de Hitler.
« Forcée d’abandonner une maison qui était la sienne depuis quatre siècles, la famille Hohenzollern, treize personnes, s’en allait entre les rangs de leurs serviteurs alignés en une haie d’honneur. » Seules deux parentes ont décidé de rester au château de Sigmaringen, les princesses Aldegonde de Bavière et Louise von Thurn und Taxis, la doyenne de la famille.
C’est toute une organisation, spécialité allemande tant qu’il ne s’y glisse pas de grain de sable, de répartir les Français aux différents étages, le maréchal Pétain tout en haut, le président Laval et ses fidèles « juste en dessous », puis le reste du gouvernement, en ménageant les susceptibilités nombreuses entre deux clans, « ceux qui entendaient bien rester les bras croisés, rangés derrière Pierre Laval ; et ceux qui croyaient encore diriger la France dans l’intention avouée de rentrer bientôt au pays ».
Julius Stein réunit le personnel du château et le présente à l’intendante du maréchal, Mlle Wolfermann, une femme à l’allure décidée qui maîtrise comme lui le français et l’allemand, et avec qui une certaine entente s’établit d’emblée. Mais elle tient à garder l’autorité sur le personnel français. Environ quatre-vingts personnes sont les hôtes de Sigmaringen, qu’il faudra nourrir dans quatre salles à manger trois fois par jour, donc douze services.
Problèmes d’intendance, querelles politiques et personnelles, lectures à la bibliothèque du château, promenades, vols indélicats (Julius Stein est chargé de veiller sur les biens des Hohenzollern), réactions aux nouvelles de France et d’Allemagne, arrivée d’autres Français au village dont le Dr Destouches, rumeur de l’existence d’une taupe, il y a de la matière pour évoquer les hôtes de Sigmaringen, qu’il s’agisse des « invités » français ou de ceux qui les accueillent bon gré mal gré.
Les conversations entre Julius Stein et Mlle Wolfermann, qui apprennent à se connaître et à s’apprécier, font contrepoint à la chronique de guerre en trois parties : L’organisation, L’illusion, La désagrégation. L’auteur de Lutetia, qui s’est soigneusement documenté, fait suivre son récit de brèves notices sur ce que sont devenus les protagonistes historiques du roman.
Avec empathie, Assouline s’est glissé dans une sensibilité allemande à travers le personnage du majordome, qui a existé mais qu’il a ici « réinventé ». « Venant d’un romancier qui a tout lu sur le sujet, l’artifice est habile. Il permet d’être nulle part et partout, sans rien négliger de la topographie du lieu. Il nous offre aussi le regard distancié d’un Allemand « miné par l’obéissance » sur cette farce tragique. » (Grégoire Leménager, BibliObs)
Sigmaringen est une rencontre réussie entre fiction et histoire. En refermant le livre, et même si le romancier montre les mesquineries à l’œuvre au sein de ce gouvernement fantoche dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, j’ai pensé aux mots d’Ulysse à Hector, à la fin de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux : « Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. »
Commentaires
Ah voilà un livre que j'envisage de lire depuis longtemps. Le récit – rencontre réussie de l'histoire et de la fiction dites-vous – vu par le majordome est tentant et je maintiens ce projet de lecture après votre compte-rendu. L'Assouline de "Golem" m'avait semblé s'enliser en mêlant suspense et réflexions.
extra! faut que je lise ce livre :-)
Un point de vue généralement silencieux, moi aussi je le lirai!!
merci, bonne journée.
Je note aussi d'autant que le livre d'Ishiguro fait partie des grands livre de ma vie.
Quelle conclusion magnifique, tous ces puissants qui jouent à la guerre depuis leurs salons est toujours révoltant ! Merci Tania, bises et douce soirée. brigitte
Je n'ai pas trouvé Le Turquetto à la biblio., j'en ai pris un autre de Metin Arditi "Prince d'orchestre", deux trois petites choses m'ont déplu mais j'ai vraiment été portée par cette tragique histoire, merci pour la découverte de cet auteur.
@ Christw : N'ayant pas lu "Golem", je vous souhaite bonne lecture de "Sigmaringen".
@ Adrienne : Le roman est disponible en Folio.
@ Colo : J'ai aimé ce point de vue, le majordome créé par Assouline est un beau personnage.
@ Nicole 86 : Cet univers-ci est très différent, j'espère qu'il te plaira.
@ Plumes d'Anges : Même si ce n'est pas le sujet du roman, on ne peut s'empêcher de penser à tous ceux qui mouraient pendant ce temps-là.
("Le Turquetto" est disponible en Babel, c'est le seul que j'aie lu de cet auteur jusqu'à présent.)
Je l'avais noté à sa sortie, le sujet est intéressant et si tu dis que le mélange est réussi, je peux me lancer. Je redoute en général le mélange fiction-histoire. L'écriture de Pierre Assouline est agréable en général.
A toi de voir. C'est un bon roman, agréable à lire, comme tu l'écris.
Un livre que j'ai beaucoup aimé et sur une période qui laisse beaucoup d'incompréhension face à l'attitude des dirigeants.
En général, j'aime lire Pierre Assouline.
Assouline est un excellent conteur, je suis d'accord, et il éclaire l'histoire du XXe siècle, livre après livre, jusque dans ses zones d'ombre. Bonne après-midi, Maïté.
J'avais beaucoup aimé ce roman " entre fiction et histoire". Ca m'a donné envie d'en lire d'autres du même auteur. Tu en as lu d'autres ?
Je viens juste de publier un billet sur les "Vestiges du jour" et je retrouve James Stevens, ici, version allemande... Une double raison pour trouver ce livre bien intéressant. Quant à la conclusion, lapidaire, je n'ai rien à y ajouter. Les choses ont-elles vraiment changé ?
j'aime bien Pierre Assouline mais là le sujet ne me tente pas, Sigmaringen ça résonne de façon trop sinistre pour moi
@ Maggie : Avant de lire les titres dont j'ai parlé ici, j'ai particulièrement aimé "Lutetia". Je suis allée lire ton billet dont j'ajoute le lien : http://1001classiques.canalblog.com/archives/2016/01/16/33218101.html
@ Annie : Formule universelle, sans doute. A bientôt pour découvrir ta dernière lecture.
@ Dominique : Je le comprends, Dominique.
Je n'ai jamais rien lu de Pierre Assouline ! Peut-être pourrais-je commencer par celui-ci ? La période m'intéresse et l'allusion à Vestiges des jours aussi !
Bonne idée, Claudialucia, je t'en souhaite déjà bonne lecture.
Notre famille royale descend de cette famille, via la princesse Marie de Hohenzollern (mère du roi Albert Ier) qui avait épousé le prince Philippe de Belgique, comte de Flandre et frère du roi Léopold II. Ils habitaient à la rue de la Régence dans l'actuelle Cour des Comptes. Si mes souvenirs sont bons, lors des Journées du Patrimoine, j'avais visité ce palais. Et dans l'ancienne salle à manger, il y avait des châteaux allemands peints sur les murs. Je ne suis pas certain à 100% mais il me semble que Sigmaringen en faisait partie.
Bonne semaine Tania.
Oh, merci beaucoup pour ces explications. Le nom des Hohenzollern me disait vaguement quelque chose, mais je ne le raccrochais pas à notre famille royale.
Je n'ai jamais visité la Cour des Comptes, mais j'admire toujours ses grilles et sa façade, en face des Musées royaux des Beaux-Arts, quand je passe rue de la Régence.
Cet hôtel particulier a été acheté par le prince Philipe de Belgique, comte de Flandre (fils cadet du roi Léopold Ier et frère du roi Léopold II). Cet homme peu ambitieux voulait une vie calme et tranquille, se consacrant surtout à ses passions pour les livres et les antiquités. Il ne partageait pas les grands projets et les rêves coloniaux de son frère, avec qui les rapports n'étaient pas toujours faciles. Afin d'avoir son indépendance et de n'avoir pas de comptes à lui rendre, le prince Philippe s'est acheté cet hôtel de la rue de la Régence : proche du pouvoir royal tout en étant indépendant. C'est là que son fils le roi Albert Ier est né. Le prince Philippe et son épouse la princesse Marie de Hohenzollern sont décédés au début du 20ème siècle. Après la première guerre mondiale, leurs enfants ont décidé de vendre cet hôtel de la rue de la Régence. Voilà pour la petite histoire.
La Cour des Comptes est ouverte quelques fois par an, notamment lors de la fête nationale et des Journées du Patrimoine. Non loin de là, dans l'église Saint-Jacques sur Coudenberg (place Royale), tu peux voir les obiits de nos rois, ainsi que ceux du prince Philippe et de la princesse Marie qui assistaient à la messe dans cette église.
Bonne fin de semaine Tania.
Un prince passionné de livres et d'antiquités, voilà qui m'est sympathique. Merci pour l'histoire de ce bel hôtel particulier, j'irai le visiter à l'occasion, et aussi Saint-Jacques où je ne suis plus entrée depuis trop longtemps. Bonne fin de semaine sous ce soleil royal de février.
Si ce prince Philippe t'intéresse, il existe une excellente biographie à son sujet de Damien Bilteryst, publiée il y a quelques années par les éditions Racine. Cet auteur a également écrit une biographie du prince Baudouin (fils du prince Philippe et donc frère du roi Albert Ier).
Merci pour ces références, petit Belge & excellent week-end.
Bon livre, Assouline est toujours très documenté. Et votre blog est très intéressant.
Bienvenue, Eeguab & merci. Que ce soit pour une biographie ou un roman, Assouline s'appuie sur une enquête sérieuse.