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Voyage - Page 2

  • Aveugle amour

    En épigraphe de L’amour est aveugle. Le ravissement de Brodie Moncur (traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Isabelle Perrin), William Boyd cite Olga Knipper-Tchekhova et Robert Louis Stevenson à propos de l’aventure amoureuse – voilà qui séduit déjà.

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    La première mention de son héros, Brodie Moncur, « un jeune Ecossais de belle taille, âgé d’environ trente-cinq ans », apparaît en post-scriptum d’une lettre de femme envoyée des îles Andaman en 1906, mais le récit commence à Edimbourg en 1894. Ce bon accordeur qui a déjà fait de judicieuses suggestions au patron de la fabrique de pianos, Ainsley Channon, est convoqué par celui-ci. Il voudrait que Brodie, vingt-quatre ans, qui parle un peu le français, rejoigne son fils Calder à Paris, où leur magasin ne donne pas les résultats espérés.

    L’offre enchante Brodie qui se réjouit de découvrir Paris, lui, le fils mal aimé du pasteur de Liethen Manor, où vivent encore sous sa tyrannie ses deux frères et ses six sœurs. Grâce à Lady Dalcastle, une amie de sa mère qui l’a pris sous sa protection, Brodie a pu recevoir de l’instruction et se former à l’Académie de musique, avant d’apprendre le métier chez Channon auprès d’un excellent accordeur de piano. En allant leur annoncer son départ, après avoir fait ses adieux à Senga, une des « filles » de la « maison » qu’il fréquente, il va prendre conscience de ce que désigne un « chez soi » : l’endroit que l’on se doit de quitter.

    Au village, il va pêcher avec son frère Callum dans un coin de nature sauvage près d’une petite rivière où ils allaient fréquemment et se dit « Rappelle-toi cet instant. Ce sera un baume quand ton âme aura besoin de réconfort. » Forcé d’assister au prêche accusateur de son père qui attire beaucoup de monde chaque dimanche, il se réjouit d’« avoir planifié et réussi son évasion. »

    A Paris, Brodie prend des cours pour améliorer son français. Comme à Edimbourg, faire jouer un pianiste sur un « nouveau modèle de demi-queue » en vitrine attire l’attention ; les clients se multiplient. Mais Calder Channon ne lui donne pas accès aux comptes quand Brodie s’étonne du peu de bénéfices déclarés. Le père Channon vient lui-même examiner la situation et finit par accepter la proposition de Brodie : offrir un contrat à un pianiste renommé qui jouera exclusivement sur un Channon accordé chaque fois par ses soins. Ce sera John Kilbarron.

    Lydia Blum, Lika, une grande et élégante soprano russe qui est la maîtresse du pianiste, plaît immédiatement à Brodie quand il la rencontre. C’est réciproque. Il leur faudra beaucoup de prudence pour se voir. Lorsque les Kilbarron, John le pianiste et son frère Malachi qui s’occupe de sa carrière, deviennent de plus en plus gourmands, Ansley Channon qui a pris d’autres interprètes sous contrat reste inflexible. C’est la rupture. Bouleversé à l’idée de ne plus rencontrer Lydia, Brodie vomit du sang – première manifestation de la tuberculose.

    On l’envoie se soigner dans une pension à Nice, d’où il écrit à Lika – un Russe lui a traduit dans sa langue « Tu me manques et je t’aime » – mais ne reçoit pas de réponse. Rétabli, il rentre à Paris mais se fait licencier injustement par Channon, Calder l’ayant accusé de ses propres malversations. Grâce à ses indemnités, Brodie reste à Paris pour Lika, avant d’accompagner comme « secrétaire » les frères Kilbarron et elle, engagés par une grande dame de Saint-Pétersbourg pour une série de concerts.

    Ils y vivent à ses frais, sur un grand pied. Brodie voit se réaliser mieux qu’il ne l’imaginait ses rêves de voyage, son aventure professionnelle, et surtout une aventure sentimentale risquée mais irrésistible. Il faut non seulement échapper à la vigilance de John, très occupé par la composition et les répétitions, mais aussi à celle de Malachi contre qui Kika l’a mise en garde ; c’est lui qu’elle craint le plus. Elle espère encore que les Kilbarron finiront par lui obtenir un rôle à l’opéra.

    Les lettres écrites et reçues ont leur place dans L’amour est aveugle, un roman divertissant, bien construit, riche en rebondissements, en scènes dignes d’un « roman russe » d’inspiration tchekhovienne. William Boyd nous fait voyager avec ses personnages dans les grandes villes européennes autour de 1900 : Biarritz, Genève, Vienne, Trieste… Il nous rend curieux de l’avenir du sympathique Brodie, prêt à aller très loin pour vivre le grand amour de sa vie. On finira par découvrir comment il fait la connaissance, aux Iles Andaman-et-Nicobar, d’une charmante ethnologue.

  • Descendre

    James Un portrait de femme Poche.jpeg« – Je m’étais fait une vision charmante de votre avenir, dit Ralph, sans répondre aux paroles de sa cousine ; je m’étais amusé à vous tisser une haute destinée où je ne prévoyais rien de ce que vous dites. Je ne vous voyais pas descendre si facilement ou si vite.
    – Descendre, dites-vous ?
    – Le mot répond au sentiment que je me fais de votre aventure. Vous me paraissiez planer très haut dans l’azur, voler dans la claire lumière, au-dessus des hommes. Tout à coup, un individu lance un bouton de rose fané, un projectile qui n’aurait jamais dû vous atteindre, et vous voilà abattue sur le sol. Cela me blesse, déclara Ralph avec audace, cela me blesse comme si je venais de tomber moi-même. »

    Henry James, Un portrait de femme

  • Portrait de femme

    D’abord j’ai aimé le film de Jane Campion, Portrait de femme (1996, avec Nicole Kidman et John Malkovich), dont je ne manque jamais les rediffusions télévisées : une adaptation magnifique du chef-d’œuvre de Henry James, The Portrait of a Lady (1881). C’est en lisant le billet de Christian Wéry sur Mme Osmond (2017) de John Banville, qui a prolongé l’histoire d’Isabel Archer, que j’ai eu envie d’enfin lire Un portrait de femme cet été (dans la traduction de Philippe Neel).

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    Portrait of a Lady de Jane Campion : Nicole Kidman dans le rôle d'Isabel Archer (AlloCiné)

    « Il y a, dans la vie, et sous certaines conditions, peu de moments plus aimables que l’heure consacrée à la cérémonie connue sous le nom de goûter. Que l’on participe ou non au repas, dont certains s’abstiennent toujours, il y a telles circonstances qui rendent le moment exquis en soi. Et celles que j’envisage au début de ce modeste récit formaient un cadre admirable pour un passe-temps innocent. Les éléments du petit festin étaient disposés sur la pelouse d’une vieille maison de campagne anglaise, à l’heure que l’on pourrait appeler le cœur véritable d’un magnifique après-midi d’été. » (Incipit)

    A Gardencourt, un « vieux gentleman », Mr Touchett, « venu d’Amérique trente ans auparavant », prend le thé en compagnie de Ralph, son fils, l’air intelligent et maladif à la fois, et de Lord Warburton, trente-cinq ans, au « visage remarquablement beau, coloré, clair et franc » qui contraste avec celui des « deux canards boiteux ». La conversation va bon train.

    Au début des années 1870, Lord Warburton est encore célibataire, faute d’avoir rencontré une femme « intéressante » – « Trouvez-en une, épousez-la, et votre vie en deviendra bien plus intéressante » lui dit le vieillard, bien que son propre mariage n’ait pas été des plus heureux. Mais il lui déconseille de s’éprendre de la nièce de sa femme, une jeune Américaine que Mrs Touchett (elle a passé l’hiver à Albany) amène en Angleterre. Isabel Archer fait alors son apparition, sans sa tante montée tout droit à sa chambre, comme à son habitude, sans saluer sa famille.

    Arriveront ensuite Henrietta Stackpole, une amie d’Isabel ; Caspar Goodwood, un prétendant américain qu’Isabel a repoussé ; Mme Merle, une amie de Mrs Touchett qui deviendra bientôt celle de sa nièce. Quand le riche et charmant Lord Warburton, amoureux à son tour, demande Isabel en mariage, la jeune femme l’éconduit : elle n’est pas sûre du tout de vouloir se marier, elle tient à sa liberté et veut d’abord découvrir le monde. Sa tante va l’emmener à Londres puis lui faire visiter l’Europe.

    Ralph et son père sont tous les deux enchantés d’Isabel, belle et spirituelle, spontanée. Quand Mr Touchett, malade, lui parle de son héritage, Ralph, secrètement amoureux de sa cousine mais miné par la tuberculose, lui suggère de léguer la moitié de sa propre part à Isabel qui n’a pas de fortune, pour « donner un peu de vent à ses voiles » – sans mentionner à qui elle le doit. Son père y consent. Quand il meurt, la jeune femme accède à une aisance financière qui lui donne un statut enviable dans le monde.

    Six mois plus tard, au début du mois de mai, Mme Merle retrouve à Florence Gilbert Osmond, un grand ami, qui a une fille, Pansy. Lettré, cultivé, philosophe, il a un goût parfait en art mais ne possède pas grand-chose. Mme Merle veut lui faire rencontrer la jeune Américaine « très intelligente, très aimable, et pourvue d’une belle fortune ». Sans ambiguïté, elle déclare à Osmond : « Je sais seulement ce que je veux en tirer. »

    Ralph séjourne aussi en Italie, pour sa santé et pour Isabel. Curieux de voir ce que sa cousine va devenir, il est devenu son grand confident. Elle aime discuter de tout avec lui. Quand elle lui demande son avis sur Mr Osmond, sa réponse est sage : « Ne vous arrêtez jamais à ce qu’une personne vous dit d’une autre. Jugez les êtres et les choses par vous-même. » En revanche, il ne cache pas sa méfiance pour Mme Merle qui « ne connaît que les gens du meilleur ton ». Elle est « trop tout » d’après lui, mais Isabel prend sa défense.

    Nous n’en sommes pas encore à la moitié du roman, qui compte près de mille pages. Comme Ralph, tout en goûtant les charmes du tour en Italie, nous nous demandons comment Isabel va se comporter en présence de Mr Osmond, comment elle va réagir quand ses autres amoureux vont réapparaître sur son chemin. Comme lui, nous souffrirons de la voir user de sa liberté pour faire un choix malheureux, sans s’en rendre compte.

    « Tous les romans de James sont des allégories de la déception », écrit Mona Ozouf  dans « L’été avec Henry James » (La Cause des livres). Ce qui fascine, en lisant Un portrait de femme, c’est l’art avec lequel James dépeint les situations, dit les dessus et les dessous des conversations, en explorant la psychologie des personnages à travers leurs perceptions, leurs réactions. Du grand art.

  • Diversité

    Mak Carte Europe.jpg« L’« Europe » est une notion politique encore neuve, le mot « européen » n’est en usage que depuis les grands voyages de découverte du XVIe siècle, avant lesquels prévalait l’opposition « chrétiens » / « reste du monde ». D’autres sons de cloche se font néanmoins entendre. On peut en effet avoir des doutes quant au sens de toute cette discussion sur « l’identité européenne », et même se demander si cette notion n’est pas en contradiction avec l’histoire même de « l’idée d’Europe ». Car s’il y a bien une caractéristique prégnante de la civilisation occidentale c’est la diversité, et non une identité unique. »

    Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle

  • Europe 1942-1999

    Commencé en janvier 1999, le voyage de Geert Mak à travers l’Europe du XXe siècle l’a conduit, d’août à décembre, de Stalingrad à Saint-Blimont, de Bénouville à Budapest, de Bruxelles à Dublin, de Berlin à Tchernobyl et enfin de Bucarest à Sarajevo (sans citer les nombreuses étapes intermédiaires).

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    Odessa, Primorsky Boulevard (photo Alex Levitsky & Dmitry Shamatazhi / Wikimedia Commons)

    Les treize pages du témoignage de Winrich Behr (1918-2011) présentent un double intérêt. Elles donnent la mesure des rapports compliqués entre l’armée allemande et Hitler : en janvier 1943,  jeune officier, Behr a été envoyé au quartier général du Führer pour lui faire rapport sur la situation désespérée de leurs troupes sur le front russe, ce qu’Hitler n’était pas très disposé à entendre. Après la guerre, Européen convaincu, Winrich Behr s’est engagé dans la CECA, puis il a été vice-secrétaire général de la Communauté européenne.

    Stalingrad-Volgograd s’étire en ruban le long de la Volga – « Seul le fleuve n’a pas changé. » Geert Mak y cherche les traces de la bataille de Stalingrad et fait le bilan des pertes de l’Armée rouge à la fin de la Seconde Guerre Mondiale : « huit à neuf millions de morts, et dix-huit millions de blessés. De plus, seize à dix-neuf millions de civils y ont laissé la vie. Les estimations du nombre total de morts tournent autour des vingt-cinq millions, soit cinq fois plus que le total des victimes allemandes. Ce sont là des chiffres qui dépassent l’intelligence. »

    A Kiev, un jour férié où les anciens combattants portent leurs décorations, Mak entend leur désarroi : ils ont reconstruit la ville, mais peinent avec leur pension de vingt euros par mois. « Le pays est infesté de bandits et de brigands ! » Les nostalgiques de l’époque soviétique sont furieux contre la corruption et l’abandon des classes laborieuses, se sentent trahis. Irina Trantina, interprète, l’emmène au « Ravin des femmes », de plus de 2 km de long, profond de 50 m. Après la prise de Kiev (1941), les 33771 juifs de la ville qui avaient reçu l’ordre « de se préparer à partir pour la Palestine » y ont été tués par balles – Kouznetsov a raconté ce massacre dans Babi Yar (nom du lieu en russe) – suivis de beaucoup d’autres.

    A Odessa, « sur le plus beau boulevard du monde », l’historien décrit la vue, les rues « d’allure XIXe », raconte le déclin du port. Il situe dans cette ville, dont il était déjà amoureux avant d’y aller, la frontière la plus nette du continent européen, la ligne de fracture entre peuples chrétiens d’Occident et cultures orientales. Odessa, mi-française, mi-italienne, si européenne.

    Sur le bateau qui l’emmène à Istanbul, l’auteur pense à Orhan Pamuk (je retire Le Livre noir de ma bibliothèque). A la tolérance de l’empire ottoman a succédé le nationalisme au XIXe siècle, « l’épuration ethnique contre les Grecs », le génocide arménien. La ville est devenue moins cosmopolite, plus provinciale. Voilà Geert Mak à Anógia (Crête), rasé en 1944, « village résistant ». Puis à  Argostoli où il rencontre la « Grande Dame » de l’île de Céphalonie et consulte les archives du musée sur le massacre massif d’Italiens par les Allemands. Encore une histoire oubliée par l’Histoire officielle.

    Puis il remonte l’Italie dans le sillage des troupes alliées. On oublie parfois que le premier débarquement a eu lieu en Sicile, suivi d’autres dans le Sud. Sortant du tunnel de Fréjus, Mak constate : «  Mais de ce côté des Alpes, la lumière a elle aussi disparu, l’éblouissante lumière de l’Italie. Je me prends à penser que l’Europe connaît encore une ligne de partage primordiale, celle de la lumière. » Vichy – Pétain – la Résistance – le serment des chemises noires de la Milice française : « Je jure de combattre la démocratie, la dissidence gaulliste et la lèpre juive. » Oradour-sur-Glane...

    Il y a tant de pages auxquelles on voudrait faire écho, sur le Débarquement en Normandie et un autre, moins connu, en Hollande. Villes bombardées par les Allemands, puis par représailles, Cologne, Berlin, « toutes les vieilles cités rhénanes en cendres », Dresde. La raison des bombardements de masse est toujours la même : démoraliser l’ennemi. 41 millions d’Européens sont morts durant la Seconde Guerre. Partout, Mak rencontre des gens et les écoute.

    En 1951, la prospérité revient en Europe occidentale, l’Etat-Providence s’ébauche, les empires coloniaux se terminent, sauf en France (Indochine, Algérie). En riposte à la fondation de l’OTAN en 1955, le Pacte de Varsovie et la guerre froide font passer l’URSS dans le camp ennemi. De 1948 à 1989, ce sont des années « lugubres » pour l’Europe centrale et orientale.

    Geert Mak n’est pas tendre pour Bruxelles, une ville qui « ne dévore pas ses habitants mais se dévore elle-même ». Il la rapproche d’Odessa, on s’y sent « près des grandes lignes de faille entre le Nord et le Sud de l’Europe ». A Sint-Joris-Weert (Brabant flamand) et, de l’autre côté du viaduc, à Nethen (Brabant wallon), après la scission de la province de Brabant, il constate que les Belges mènent la même vie, mais que leur univers mental se nourrit à un système culturel différent.

    Les années soixante voient la jeunesse européenne se rebeller, des groupes terroristes émerger. Les soixante-huitards ne recherchaient pas vraiment le pouvoir, « mais le pouvoir de la critique, le pouvoir « d’avoir raison », mais pas le pouvoir lié à la gestion quotidienne des affaires, où l’on se salit les mains. » En 1972 (il y a cinquante ans), le Club de Rome appelait à imposer des limites à la croissance : « La planète n’est pas assez vaste et ses ressources ne sont pas suffisantes pour tolérer plus longtemps le comportement égocentrique et agressif de ses habitants. »

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    La suite (1999-2022)

    Sur les dernières décennies, Voyage d’un Européen dans le XXe siècle offre des rappels et points de vue qui incitent à la réflexion. Geert Mark souligne les réussites de l’Union européenne, ses manques aussi. Bien sûr, « L’Europe ne peut tenir tout entière dans un seul livre », écrit-il. Deux index – de noms, de lieux – sont précieux pour retrouver ses chats dans cet ouvrage phénoménal.