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Roman - Page 96

  • Geste

    baricco,alessandro,la jeune epouse,roman,littérature italienne,mariage,famille,sensualité,écriture,culture,extrait« La Mère fit un geste imperceptible : Dolores arrêta alors le peigne et recula de deux pas. Si, auparavant, elle avait été proche de l’invisibilité, à cet instant elle sembla disparaître tout à fait. La Mère poussa un petit soupir puis, avec naturel, elle releva ses cheveux et les enroula lentement sur sa nuque, et le temps que dura ce geste parut à la Jeune Epouse incroyablement dilaté. Elle eut la déraisonnable impression que la Mère s’était dévêtue pour elle et qu’elle l’avait fait durant un laps de temps mystérieux, assez long pour provoquer le désir, mais assez court pour ne pas lui rester en mémoire. C’était comme de l’avoir vue nue pour l’éternité et de ne l’avoir jamais vue.
    Bien sûr, l’effet est encore plus dévastateur si, en exécutant l’opération, on a la bonne idée de parler de sujets futiles, ajouta la Mère. L’affinage d’un saucisson, par exemple, le décès d’un parent ou l’état des routes de campagne. Il ne faut pas donner le sentiment de faire un effort, tu comprends ?
    Oui.
    Bien. A toi. »

    Alessandro Baricco, La Jeune Epouse

    Photo de couverture : Gideon Rubin, Sans titre, 2015 (détail).

  • Jeune Epouse ou non

    D’une jeune épouse dont le mari s’écarte après les épousailles (Miniaturiste de Jessie Burton) à La Jeune Epouse d’Alessandro Baricco (2015, traduit de l’italien par Vincent Raynaud), il y a bien quelques ressemblances : au début du roman, celle-ci aussi, dix-huit ans, entre dans sa nouvelle et riche demeure sans mari pour l’y accueillir. Il est à l’étranger. Diverses livraisons inattendues sont ressenties comme des annonces.

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    Pour le reste, les romans sont très différents. Les personnages de Miniaturiste ont un nom, ceux de Baricco un rôle : « Le Père, la Mère, la Fille, l’Oncle. » « Temporairement à l’étranger, le Fils. Sur l’Ile. » Modesto porte un prénom (symbolique), lui qui « officie » dans cette grande maison depuis cinquante-neuf ans (Baricco aime les nombres premiers) et évalue chaque matin la couleur du jour avant d’ouvrir les portes de ses maîtres pour la leur annoncer : « Bonjour. Soleil voilé, brise légère. »

    Une grande tablée se rassemble au somptueux petit déjeuner (on est loin du petit déjeuner frugal des Brandt à Amsterdam, on y sert même du champagne) par lequel cette famille bourgeoise italienne fête chaque jour sa renaissance. Depuis cent treize ans, « tous dans notre famille sont morts nuitamment, faut-il préciser. »

    Alessandro Baricco aime les jeux du langage. Il passe de la troisième personne à la première, décrit et raconte, fait soudain intervenir un narrateur qui nous attire dans un autre temps : « Puisque j’ai désormais commencé à raconter cette histoire (et ce malgré la troublante suite de péripéties qui m’ont affecté et qui décourageraient quiconque de se lancer dans pareille entreprise) (…) ».

    On découvre peu à peu les us et coutumes de « la Maison », les façons d’être de chacun des membres de la famille. La jeune fille, « là où elle avait imaginé entrer comme épouse », se retrouve « sœur, fille, invitée, présence appréciée et objet décoratif ». Modesto l’initie aux règles des lieux, qui découragent la lecture : « Chacun dans la Famille se fie entièrement aux choses, aux personnes et à soi-même. Nul ne voit la nécessité de recourir à des palliatifs. »

    Un jeudi sur deux, le Père se rend à la ville, passe à la banque et chez ses fournisseurs, déjeune, s’offre « une promenade élégante » et conclut sa journée au bordel. La sensualité, le sexe, dans cet autre roman sans nuit de noces, s’imposent dans la vie de la jeune épouse ou non par l’intermédiaire des autres personnages, tour à tour. De façon obsessionnelle, comme le fait remarquer un jour au narrateur une visiteuse, L., effrayée de sa solitude, de l’ordre maniaque qui règne chez lui. A la lecture de son manuscrit, elle s’étonne : « Pourquoi tant de sexe ? / Que veux-tu dire ? / Il y en a presque toujours, du sexe, dans mes histoires. / Oui, mais là, c’est une obsession. / Tu trouves ? »

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    Alessandro Baricco n’atteint pas dans La Jeune Epouse, à mon avis, l’unité de ton et la justesse du tempo qui enchantent dans Novecento : pianiste, Soie ou Mr Gwyn. On reconnaît bien sa manière, son goût de surprendre, son écriture jouissive, mais j’ai l’impression que le récit lui a échappé, que lui-même s’en éloignait puis le reprenait, sans trouver vraiment la forme qu’il voulait lui donner. « Metaletteratura », commente un lecteur italien.

    * * *

    Nafissatou Thiam nous avait épatés l’an dernier
    en remportant l’or aux JO de Rio.

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    Photo La Libre.be

    Hier, à Londres, elle a de nouveau été la meilleure à l’heptathlon :
    la première Belge championne du monde d’athlétisme.

    Bravo, Nafi, tu es For-mi-da-ble !

  • Murmures

    burton,jessie,miniaturiste,roman,littérature anglaise,amsterdam,xviie,marchands,mariage,maison de poupée,culture,extrait« La salle des fêtes de la guilde des argentiers est vaste et pleine de monde. Les visages se fondent en un mélange d’yeux, de bouches et de plumes rebondissant sur des chapeaux. Autour d’eux enfle la cacophonie des tasses en argent et des rires gras des hommes qui répondent aux bavardages des femmes. Il y a une quantité presque monstrueuse de nourriture. De longues tables sur tréteaux, nappées de damas blanc, ont été mises bout à bout et garnies de plats de poulets, de dindes, de fruits confits, de tourtes à la viande et de chandeliers en argent tordus. Johannes tient fermement le bras de Nella alors qu’ils avancent le long des lambris en acajou. On dirait que murmures et ricanements les suivent. »

    Jessie Burton, Miniaturiste

  • Un étrange mariage

    Miniaturiste de Jessie Burton (son premier roman traduit de l’anglais par Dominique Letellier) nous entraîne dans les ruelles d’Amsterdam où arrive en octobre 1686 Nella Oortman, une jeune femme de la campagne que sa mère a été soulagée de donner en mariage, un an après la mort de son père couvert de dettes, à un marchand en vue, Johannes Brandt.

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    Précédant le récit, une photo de la luxueuse maison miniature de Petronella Oortman exposée au Rijksmuseum et une notice sur la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui a enrichi bien des commerçants au XVIIe siècle, montrent la volonté de la romancière de restituer fidèlement le milieu où évoluent les personnages principaux. Des mises en garde bibliques contre l’orgueil des riches et un récit de funérailles en guise de prologue donnent le ton.

    L’accueil de Nella, dix-huit ans, au Herengracht, le canal d’Amsterdam où Brandt possède une maison sur la « Courbe d’Or », est littéralement glacial : elle s’y présente seule avec son perroquet Peebo dans une cage, on tarde à lui ouvrir. Une grande femme vêtue de noir s’inquiète d’abord du volatile – « Est-ce que nous allons avoir une ménagerie ? » – avant de l’informer de l’absence de son frère Johannes, qui a signé le contrat de mariage deux mois plus tôt, sans avoir encore partagé la couche nuptiale.

    Les Brandt vivent là, servis par Otto, un noir, le premier que Nella voit de sa vie, et Cornelia, une vingtaine d’années, qui la conduit à sa chambre, somptueuse. Deux serviteurs, c’est assez, dit Marin : « Nous sommes des marchands, pas des fainéants. » Conformément à la Bible qui recommande de ne pas étaler ses richesses, la belle-sœur de Nella affiche une austérité de bon aloi, refuse les sucreries.

    Johannes Brandt, trente-neuf ans, l’a écoutée jouer du luth avant de l’épouser, puis est parti aussitôt s’occuper d’une cargaison pour Venise. Quand il revient de Londres, l’air épuisé, il se préoccupe d’abord de ses chiens, Rezeki et Dhana, puis va se coucher, repoussant son épouse qui a frappé à la porte de sa chambre – « Nous parlerons au matin, Nella. » N’est-ce pas ce que lui avait dit sa mère, quand elle l’avait questionnée sur l’amour ? « Elle veut de l’amour ! Elle veut les fraises et la crème. »

    C’est donc au petit déjeuner, « frugal » par humilité, que Nella découvre de plus près l’homme qu’elle a épousé. Pas un mot d’excuse de sa part, il parle surtout à sa sœur des dernières ventes « de tabac, de soie, de café, de cannelle, de sel ». Marin semble bien s’y connaître en affaires. « Nella se sent invisible, ignorée. C’est son premier jour chez eux, et ni l’un ni l’autre ne lui a posé la moindre question. »

    Il est question du sucre d’Agnès Meerman que Brandt devrait vendre, son mari s’impatiente. De trois hommes noyés la veille, des poids accrochés à leur cou. Puis Johannes sort. Marin : « Mon frère part. Il revient. Il repart. Vous verrez. Ce n’est pas difficile. N’importe qui peut le faire. » Nella n’a donc rien d’autre à faire que de s’inquiéter de son perroquet, gardé dans la cuisine alors qu’elle le voudrait dans sa chambre, de faire connaissance avec Otto et Cornelia pendant qu’ils travaillent, de découvrir la maison, ses peintures, ses objets. La nuit, elle attend Johannes en vain.

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    Maison miniature de Petronella Oortman au Rijksmuseum, à Amsterdam

    Quand elle lève la main vers un des deux luths conservés dans l’office, Marin l’empêche de les prendre : « ce sont des chefs-d’œuvre d’artisanat que vos doigts abîmeraient. » Et quand la jeune épouse s’inquiète de son époux : « Petronella, il doit travailler, et vous, vous deviez vous marier. » Quelle vie va-t-elle mener dans cette demeure où elle seule n’a aucun rôle ?

    Johannes « qui parle toutes les langues sauf celle de l’amour » rentre un jour avec un énorme cabinet en chêne et orme « avec un placage d’écaille de tortue et des incrustations d’étain », « soutenu par huit pieds incurvés et solides, deux rideaux en velours moutarde tirés sur sa façade » : son cadeau de mariage. Marin lui reproche aussitôt la dépense. Johannes offre à sa femme de quoi se distraire : l’intérieur du meuble est divisé en neuf pièces, tapissées ou lambrissées, c’est une réplique de leur maison.

    Alors Nella se décide à explorer toutes les pièces de sa nouvelle demeure, et entre même dans la chambre de Marin, étonnée d’y découvrir une richesse et une fantaisie à l’opposé de son apparence personnelle. Jamais mariée, la sœur de Johannes garde dans sa chambre une lettre d’amour, qui tombe d’un des livres que Nella a pris en main quand sa belle-sœur fait irruption, furieuse. Cette nuit-là, Nella descend à l’office et monte le perroquet dans sa chambre. Elle apprendra de Cornelia que les robes noires de Marin sont toutes doublées de zibeline et de velours.

    Dans La Liste de Smit, un registre des artisans et entreprises de la ville, elle va trouver, à « M pour Miniaturiste », quelqu’un à qui commander de quoi décorer sa maison vide. Sa première commande d’un luth avec ses cordes, d’une coupe de fiançailles et d’une boîte de pâtes d’amande, lui est livrée par un jeune Anglais, Jack Philips, ce qui semble irriter Johannes quand il l’aperçoit.

    Mais c’est surtout le contenu du paquet qui étonne Nella et fait surgir le fantastique dans ce récit réaliste : un message – « Toute femme est l’architecte de son propre destin » – accompagne les miniatures : de la pâte d’amandes dans une petite boite en argent avec ses initiales, un luth « plus petit qu’un doigt », une minuscule coupe en étain. On y a ajouté plusieurs choses non commandées : deux fauteuils en bois, répliques exactes de ceux de leur salon, un berceau, deux chiens miniatures et leur os – les whippets de Johannes.

    Jessie Burton construit peu à peu l’atmosphère mystérieuse de son roman : pourquoi Johannes tarde-t-il à toucher sa femme ? que cache Marin ? qui est ce miniaturiste qui a l’air de savoir mieux que personne ce qui se passe dans la maison des Brandt ? Nella va le découvrir avec curiosité et angoisse.

  • Porte dérobée

    lessing,doris,le carnet d'or,roman,littérature anglaise,liberté,communisme,féminisme,création littéraire,amitié,culture« Et en y réfléchissant, ce que j’ai fait si souvent, je découvre que j’arrive par une porte dérobée à l’une des autres questions qui m’obsèdent. Je veux dire la question de la « personnalité ». Dieu sait si l’on nous empêche d’oublier que la « personnalité » n’existe plus. C’est le sujet d’un roman sur deux, c’est celui des sociologues et de tous les autres –ologues. On nous a tellement rabâché que la personnalité humaine s’est désintégrée sous la pression de toutes nos connaissances que je l’ai même cru. Pourtant, quand je revois ce groupe sous les arbres et que je le recrée dans ma mémoire, je comprends soudain que c’est absurde. […]

    lessing,doris,le carnet d'or,roman,littérature anglaise,liberté,communisme,féminisme,création littéraire,amitié,cultureLes moments que je me rappelle ont tous cette assurance absolue d’un sourire, d’un regard, d’un geste sur un tableau ou dans un film. Suis-je alors en train de dire que la certitude à laquelle je m’accroche appartient à l’art visuel et non au roman – pas du tout au roman, conquis par la désintégration et l’effondrement ? Quel intérêt un romancier éprouverait-il à s’accrocher au souvenir d’un sourire ou d’un regard, alors qu’il connaît bien les complexités qui s’y dissimulent ? Et pourtant, si je ne le faisais pas je serais à jamais incapable de tracer un seul mot sur le papier : de même que je me retenais au bord de la folie, dans cette froide ville du nord, en me remémorant délibérément la sensation du soleil chaud sur ma peau. »

    Doris Lessing, Le carnet d’or

    Photo de Doris Lessing en 1962 (The Guardian - Photograph Stuart Heydinger/Observer)