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Littérature française - Page 110

  • Poétique Fraudeur

    Poétique : le mot s’impose à la lecture de Fraudeur (2015), de la prose magique d’Eugène Savitzkaya. Dans ce dernier roman de l’écrivain liégeois, les séquences dépassent rarement deux, trois pages. C’est l’été, un « fou », un « très jeune homme, quatorze ou quinze ans – qui peut le savoir ? – un peu trop long, de longs cheveux tombant sur les épaules, s’ennuie dans sa chambre. » Bientôt, il va « s’égayer dans les champs ».

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    Août. Sans réveiller « la dormeuse » dans la chambre maternelle, le garçon va à la rencontre des lieux familiers, basse-cour, potager, verger. Avant de gagner les bois, il s’attarde à la cabane à lapins – « L’odeur l’y retient toujours un bon quart d’heure dans la douce compagnie. » La haie franchie, le voilà dans « la clarté d’août dans son voilage doux ».

    Chemin, herbe, ciel, il y a tant à regarder, à reconnaître. Le pic se fait entendre dans le bois – « Pas si vite. Le temps coule et nous marchons par lentes foulées. » Souvenir de l’arrivée dans la maison, dix ans plus tôt, en automne. Images des chambres, du frère aîné.

    « Et s’il était né, le fou, au bord d’un fleuve russe ? » Voici un bateau descendant la Volga, la mère du fou regardant le vol des mouettes. « Le grand-père de cette femme était fils de serfs affranchis devenus petits propriétaires terriens. Il était cultivateur dans un des innombrables replis de la grande plaine qui s’étend des Carpates à l’Oural. »

    Puis on revient au verger où son frère et lui étaient « les gardiens attentifs et féroces des noisetiers pourpres », guettant la chute des noisettes dès le début du mois de septembre. « Les ennemis des noisetiers étaient toujours les mêmes. Par ordre décroissant de détestation : les soi-disant passants en pantalon de velours, les enfants nés au village, les forficules et les geais. »

    Page après page, Savitzkaya se fait le conteur des lieux et des rites familiers de son adolescence, des émerveillements devant bêtes et arbres, lumières et parfums : botte de foin, brouillard, coulée d’un ruisseau, poires et pommes déposées dans la cave pour l’hiver... Pour taire le pire, en train de se faire, à peine dit – sa mère qui va mourir –, pour l’évoquer vivante, et lui, jeune. « Fraudeur doit se lire comme une autobiographie mentie » (Johan Faerber, « Ainsi parlait Savitzkaya », Médiapart).

    « Mère dormant et père au charbon, le fou n’en est pas mort, ni ses frères non plus. » Le « frère cadet du fou » est le maître des oies, qu’il conduit entre les arbres fruitiers. Le jars se laisse parfois chevaucher par lui. Conversations du « fou » avec le fermier, heures blotties contre le tronc du bouleau « nommé la Sorcière », marches, envolées imaginaires en Russie, nourritures, souvenirs : un univers s’égrène, volé au temps qui passe. « Le fraudeur n’a foi en rien sauf en la forme des nuages dont il absorbe goulûment la vapeur. »

    Eugène Savitzkaya : « L’enfance en soi ne m’intéresse pas tellement, mais c’est la ferveur propre à l’enfance qui a une importance capitale. » (Universalis) Un tel roman ne se résume pas, ne se lit pas non plus comme un roman. « Caméra sur l’épaule », comme dit justement Marine Landrot dans Télérama, l’écrivain nous offre des images de poète, des instants, des sensations. Dans cet « été dilaté » (extrait Marque-pages) éclate « la poésie du monde sensible » (Philippe Le Guillou, Libération). Prix Rossel 2015.

  • Plusieurs vies

    Desarthe-mangez-moi points.gif« Comment se fait-il que l’on ait plusieurs vies ? Peut-être ai-je tendance à généraliser. Peut-être suis-je la seule à éprouver ce sentiment. Je ne mourrai qu’une fois et pourtant, au cours du temps qui m’aura été imparti, j’aurai vécu une série d’existences contiguës et distinctes.

    Je n’étais pas la même personne à trente ans. J’étais un être tout à fait particulier à huit ans. Je considère mon adolescence comme autonome en regard de la suite. La femme que je suis aujourd’hui est déracinée, détachée, incompréhensiblement solitaire. Je fus très entourée. Je fus très sociable. Je fus timide. Je fus réservée. Je fus raisonnable. Je fus folle. »

    Agnès Desarthe, Mangez-moi

  • Le resto de Myriam

    Mangez-moi est un titre insolite pour un roman (il me rappelle Regardez-moi d’Anita Brookner, sur ma liste de relecture). Agnès Desarthe y raconte l’histoire d’un restaurant ou plutôt celle de Myriam qui a décidé de l’ouvrir, toute seule, parce qu’elle aime cuisiner pour les autres : « Mon restaurant sera petit et pas cher. Je n’aime pas les chichis. Il s’appellera Chez moi, car j’y dormirai aussi ; je n’ai pas assez d’argent pour payer le bail et un loyer. »

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    © Albert Gleizes (1881-1953)

    Elle n’a prévenu personne de l’ouverture et personne ne pousse la porte le premier jour, mais à l’inauguration, « le vrai premier jour », ses amis « trouvent la nourriture délicieuse », ses parents désapprouvent les chaises « pas assez confortables ». Pour ses deux premières clientes véritables, des lycéennes qui n’ont commandé qu’une entrée vu les prix, elle divise ceux-ci par deux et décide de les considérer désormais comme ses « clientes fétiches ».

    Jour après jour, la restauratrice se montre côté pile (à ses clients) et côté face (aux lecteurs qui découvrent ses obsessions, ses nuits, ses rêves, son passé douloureux), fait le bilan de ses journées et de sa vie – « Il faut croire que j’avais un bon entraînement à survivre. Oui, c’est ça. C’est mon savoir-faire, ou bien c’est un don. »

    Bientôt, en plus des lycéennes, elle reçoit régulièrement Vincent, le fleuriste d’en face, qui vient prendre un café avant d’ouvrir,  et s’intéresse aux trente-trois livres alignés sur une étagère, en face d’une banquette en moleskine. Puis Myriam revoit son frère. On apprend qu’elle a un fils, qu’elle ne l’a plus vu depuis six ans.

    « Pour qu’un plat soit réussi, il faut que le rapport entre le tendre et le croquant, entre l’amer et le doux, entre le sucré et le piquant, entre l’humide et le sec existe et soit soumis à la tension de ces couples adverses. »

    Seule en cuisine et en salle, la cuisinière se fatigue. L’arrivée de Ben, qui se propose comme serveur bénévole (ce sont les lycéennes qui l’envoient), tombe à point : l’étudiant en sciences politiques a plein de bonnes idées pour le restaurant, il comprend ce que Myriam veut faire du Chez moi et l’aide bientôt aussi pour la paperasse. Un stage de marketing, en quelque sorte.

    Mangez-moi, aux mille saveurs de cuisine, conte l’histoire d’un resto de quartier dévolu aussi aux relations humaines – c’est celle d’une femme qui se lance un nouveau défi. Mais il y a tant de portes au rêve et au désir, à plus de quarante ans on peut encore changer de vie ! Si Myriam la solitaire aime à nourrir son prochain, elle a davantage encore à donner – il lui faudrait juste (façon de parler) la bonne rencontre. C’est ce qu’on lui souhaite.

  • Des noms d'animaux

    ovaldé,véronique,des vies d'oiseaux,roman,littérature française,culture« Vida l’appelait généralement sa mésange, sa gazelle, sa girafe des steppes, son otarie bleue, son boa constrictor, sa baleine, sa springbok, son ragondin de la brousse, sa crevette rose, son caribou et son abeille. C’était peut-être une manie irigoyenne, quelque chose qui ne se fait que dans ces contrées : tant que l’enfant n’a pas atteint la puberté il est encore un animal et puis la fille a ses règles, le garçon commence à voir pousser du poil dru et noir au-dessus de ses lèvres tandis que la voix s’éraille, et le spécimen mâle ou femelle se transforme en un pur produit irigoyen. Vida n’osait pas raconter à Paloma les légendes qui couraient sur cette partie du monde mais Paloma savait bien qu’on appelait (ou avait appelé) ses habitants les hommes chiens. Ces histoires de coyotes croisés avec des humains empêchaient sans doute Gustavo de prendre avec la décontraction nécessaire la liste des noms d’animaux dont Vida affublait leur fille. »

    Véronique Ovaldé, Des vies d’oiseaux

     

     

  • Vies d'oiseaux

    Ils portent des noms d’ailleurs, les personnages de Véronique Ovaldé dans Des vies d’oiseaux (2011) : Taïbo, Vida, Paloma… Le lieutenant de police Taïbo reçoit en octobre 1997 un appel de Monsieur Izarra : il se plaint d’avoir été cambriolé, même si rien n’a été volé, et exige qu’on vienne constater l’intrusion. Le lieutenant se rend très tôt, le lendemain matin, dans la somptueuse villa face à la mer, sur la colline de Villanueva ; Mme Izarra l’accueille, cheveux blonds, « visage lisse et très pâle ». Son mari est déjà parti.

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    © Walasse Ting (source)

    Elle offre un café au policier et décrit la situation : quelqu’un a dormi dans leur lit, on a porté leurs vêtements, dévoré le contenu du congélateur, utilisé le sauna… Les six chambres ont été visitées, seule une chambre bleu ciel d’adolescente a été relativement épargnée. L’alarme n’a pas fonctionné, la société de maintenance n’était pas venue la remettre en état à temps.

    Des vies d’oiseaux est un roman construit en brèves séquences, chacune porte un titre. « La roseraie de Vida » change de point de vue : Vida (Mme Izarra) s’est assise à la cuisine dont elle aime la « très belle vue sur la baie », luxueuse pour une native du village d’Irigoy. Dans la maison « tout en pierre, en bois et en verre », les fenêtres ont des angles mais ne s’ouvrent pas (inutile avec la climatisation, a estimé Gustavo, son mari), des fissures se forment déjà.

    Aussi Vida sort-elle dans le jardin « écouter la rumeur lointaine et fastueuse du monde, fastueuse parce que lointaine, si peu dérangeante, une rumeur qui vous dit juste que le monde existe mais qu’il ne peut en rien contrarier la perfection de ce petit matin ». A la roseraie, Adolfo le jardinier a parfaitement suivi ses instructions – il parle avec l’accent d’Irigoy. Vida pense à la façon dont Gustavo réagit quand elle prend la parole devant des invités – « Et qui t’a dit ça ? » – et au départ de Paloma qui a fini par ne plus supporter ce mépris.

    D’autres gens signalent à la police des intrusions en leur absence, puis un bijoutier chez qui tout a été déplacé, les vitrines brisées, sans qu’il soit encore possible de dire si quelque chose a été volé, Taïbo est intrigué par la remarque du commis lorsqu’ils regardent les images prises par la caméra de surveillance : juste avant d’être obstruée par de la chantilly, elle montre deux silhouettes, dont une fille aux cheveux longs qui a « la silhouette de Paloma Izarra ». Or Mme Izarra a déclaré ne pas avoir d’enfants.

    Taïbo vit seul dans un mobil-home, parfois il téléphone à Teresa, son ex-femme, et ils se parlent « prudemment ». Elle lui manque, même s’il y a déjà dix ans qu’elle est partie. Mme Izarra l’intrigue. Il ne connaît pas encore son prénom, Vida, et ne se doute pas qu’elle se couche le soir « infiniment triste » avec l’impression d’être « vivante dans une tombe ».

    Il y aura donc une enquête. Mme Izarra reconnaîtra qu’ils ont une fille, à présent majeure, qui a décidé « de ne plus voir son père pour le moment ». Elle n’a plus vu Paloma depuis un an. Vida invitera Taïbo à l’appeler par son prénom, ce qui ne lui paraît pas possible. Peu à peu, le lecteur entre dans la vie de ces personnages : l’épouse qui n’en peut plus de sa cage dorée, les jeunes qui s’amusent à vivre chez les autres quand ils sont absents, l’enquêteur solitaire, les souvenirs et les rêves des uns et des autres.

    Véronique Ovaldé, dont je découvre l’écriture avec Des vies d’oiseaux, crée par petites touches un univers, un milieu, une intrigue avec beaucoup de sensibilité et sans grands effets, en choisissant des détails significatifs : un décor, qu’on situe vaguement en Amérique latine, un vêtement, une façon de parler. Une ambiance à la Supervielle, une mélancolie qu’évoquent certains titres de séquences : « Mais qui saura d’où je viens ? », « Les recoins secrets du cœur », « La beauté révolue de nos mères » ou encore « Un endroit où aller ».

    Que se passe-t-il au juste entre ces personnages, dans cette famille ? entre Villanueva et Irigoy, d’un point de vue social opposés ? Faut-il toujours partir pour se sentir libre ?