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Littérature anglaise - Page 28

  • Au café avec Patti S.

    Quelle excellente compagnie pour une fin d’année morose que M Train de Patti Smith (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard). La première phrase est parfaite : « Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien. » C’est ce que dit le cow-boy qui apparaît régulièrement dans ses rêves. « En ouvrant les yeux, je me suis levée, suis allée d’un pas chancelant dans la salle de bains où je me suis vivement aspergé le visage d’eau froide. J’ai enfilé mes bottes, nourri les chats, j’ai attrapé mon bonnet et mon vieux manteau noir, et j’ai pris le chemin si souvent emprunté, traversant la large avenue jusqu’au petit café de Bedford Street, dans Greenwich Village. »

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    Elle racontera, beaucoup plus loin, comment a été prise la photo de la jaquette du livre, la première et la dernière d’elle au Café ’Ino. « Ma table, flanquée de la machine à café et de la baie vitrée qui donne sur la rue, m’offre un sentiment d’intimité, je peux me retirer dans mon monde. » A neuf heures du matin, fin novembre, il est vide ; la phrase du rêve tourne dans sa tête et elle lui répond : « Je suis certaine que je pourrais écrire indéfiniment sur rien. Si seulement je n’avais rien à dire. »

    Zak, le gamin qui la sert, lui annonce que c’est son dernier jour. Il va ouvrir « un café de plage sur la promenade de Rockaway Beach ». Il ignore qu’elle avait rêvé de faire pareil (elle ignore encore ce qui va se passer un jour à cet endroit). Quand elle est arrivée à New York en 1965, « pour vagabonder », elle fréquentait le Caffè Dante – elle avait les moyens de boire du café, pas de se payer à manger – et puis s’était installée pas loin. C’est là qu’elle avait lu Le café de la plage de Mrabet et avait rêvé d’en ouvrir un, « le Café Nerval, un petit havre où poètes et voyageurs auraient trouvé la simplicité d’un refuge. »

    Si ce début vous plaît, M Train est fait pour vous. Patti Smith nous embarque dans ses rêves, ses rites et ses souvenirs. Son projet était tombé à l’eau après sa rencontre avec Fred « Sonic » Smith à Detroit, elle était partie vivre avec lui. Contre la promesse d’un enfant, il lui avait offert de l’emmener où elle voulait : ce fut Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane française, pour voir les vestiges de la colonie pénitentiaire et cette « terre sacrée » dont parle Genet dans Journal du voleur. Elle raconte leur voyage, l’illustre de quelques polaroïds (une cinquantaine dans M Train), avant de proposer à Zak d’investir dans son affaire – « Vous aurez du café gratuit pour le restant de vos jours. »

    Sa façon de faire l’impasse sur Thanksgiving, de passer Noël avec ses chats et une petite crèche flamande, puis la Saint-Sylvestre « sans résolution particulière », m’a plu, sereine et détachée. Elle termine un poème en hommage à Roberto Bolaño, reconnaissante qu’il ait passé la fin de sa courte vie à écrire 2666, « son chef-d’œuvre ». Patti S. parle avec ses objets familiers, aussi bien avec la télécommande qu’avec une photo, un bol, une chaise (celle de son père).

    Une invitation tombe à point pour la sortir de sa « léthargie apparemment incurable » : le Continental Drift Club (CDC) se réunira mi-janvier à Berlin. Un peu par hasard, elle est devenue membre de cette petite société formée dans les années 80 à la mémoire d’Alfred Wegener, « pionnier de la théorie de la dérive des continents ». Elle avait écrit à l’Institut A. Wegener pour obtenir l’autorisation de photographier les bottes de l’explorateur et, invitée à la conférence du Club à Brême, en 2005, avait été admise, vu son enthousiasme, parmi ce groupe de scientifiques. Lors de leur réunion à Reykjavík, deux ans plus tard, elle avait photographié la table de la fameuse partie d’échecs disputée en 1972 et même – une séquence loufoque – rencontré Bobby Fisscher en personne.

    Patti Smith adore les séries policières et en particulier The Killing, avec Sarah Linden, son enquêtrice préférée : « elle n’a beau être qu’un personnage dans une série télévisée, c’est un des êtres qui m’est le plus cher. Je l’attends chaque semaine, redoutant en silence le moment où The Killing s’achèvera et où je ne la reverrai plus jamais. » A Berlin, son hôtel n’est pas loin du Café Pasternak où elle a aussi sa table préférée, sous la photo de Boulgakov.

    Le titre de sa conférence a été mal traduit – « Les Moments perdus d’Alfred Wegener » au lieu de ses « derniers » moments –, par confusion entre « last » et « lost ». Son évocation de la mort de l’explorateur au Groenland – « Chemin blanc, ciel blanc, mer blanche » – et de ses dernières visions (discours griffonné sur des serviettes à l’hôtel) suscite des protestations, on ne sait rien de sa mort (il a été retrouvé gelé dans son sac de couchage) : « Ce n’est pas de la science, c’est de la poésie ! » Un désastre. Inspirée, elle trouve la formule magique pour conclure et dit d’une voix mesurée : « J’imagine que nous pourrions nous entendre sur le fait que les derniers moments d’Alfred Wegener ont été perdus. – Leur rire franc dépassait de beaucoup tout espoir que j’avais pu nourrir vis-à-vis de sympathique groupe un peu austère. »

    Patti Smith parle de ses rencontres, des écrivains qu’elle lit, qu’elle aime, de son chez-soi : « Ici règnent la joie et le laisser-aller. Un peu de mescal. Un peu de glandouille. Mais pour l’essentiel du travail. – Voici comment je vis, me dis-je. » A sa table au Café ’Ino, elle lit Murakami, titre après titre ; Chroniques de l'oiseau à ressort fait partie de ce qu’elle appelle « des livres dévastateurs ». On ne veut pas les quitter, à peine terminés on veut les relire. Combien de sortes de chefs-d’œuvre existe-t-il ? Deux, trois sortes ? Une seule ?

    Et ainsi de suite, régalez-vous. Pourquoi « M Train » ? J’ai d’abord pensé à son évocation de ce « jeu ancien, inventé depuis longtemps contre l’insomnie », entre autres usages, « une marelle intérieure qui se joue mentalement et non pas sur un pied » : « prononcer un flux ininterrompu de mots commençant par la lettre choisie, disons la lettre M. Madrigal menuet maître mère montre magnétophone maestro mirliton merci marshmallow meringue méfait marais mental etc., sans s’arrêter, en avançant mot par mot, case par case. »

    Mais au milieu de son récit, Patti Smith nous emmène à la Casa Azul, dernière demeure de Frida Kahlo, où elle va prononcer une conférence et chanter. Elle ne sent pas bien, la directrice insiste pour qu’elle se repose dans la chambre de Diego Rivera. La voilà allongée sur le lit de Diego, pensant à Frida. Elle pourra tout de même tenir son rôle le soir, devant deux cents personnes, dans le jardin. Ensuite elle ira au bar, boira une tequila « légère » : « J’ai fermé les yeux et vu un train vert avec un M à l’intérieur d’un cercle ; le même vert décoloré que le dos d’une mante religieuse. » Un train mental.

  • Silencieuse

    mansfield,katherine,l'aloès,récit,littérature anglaise,enfance,maison,jardin,famille,beauté,culture« La dernière à se coucher fut la Grand-Mère.
    « Quoi – pas encore endormie ? » « Non, je t’attendais », dit Kezia. La vieille dame soupira et s’allongea à côté d’elle. Kezia fourra sa tête sous le bras de la Grand-Mère. « Qui je suis ? » murmura-t-elle – c’était un solide vieux rite à honorer entre elles deux. « Tu es mon petit oiseau brun », dit la Grand-Mère. Kezia émit un petit gloussement confus. La Grand-Mère ôta ses dents, qu’elle déposa dans un verre d’eau à côté d’elle sur le plancher.
    Ensuite la maison fut silencieuse.


    mansfield,katherine,l'aloès,récit,littérature anglaise,enfance,maison,jardin,famille,beauté,cultureDans le jardin, de minuscules hiboux poussaient des cris – perchés sur les branches d’un rubanier. ‘Core du porc, ‘core du porc ; et de la brousse, là-bas au loin, surgissait un jacassement vif et criard – Ha Ha Ha
    Ha. Ha-Ha-Ha-Ha ! »

    Katherine Mansfield, L’Aloès

  • Maisonnée avec jardin

    Katherine Mansfield n’a vécu que trente-quatre ans. En retirant L’Aloès de ma bibliothèque, je m’attarde sur sa couverture qui m’a certainement poussée à l’acheter, une peinture de Bonnard avec une table à l’avant-plan et puis tous les verts, les bleus, du jaune et de l’orange sur la terre comme au ciel – il faut un moment pour remarquer, au pied de la terrasse, un couple qui s’affaire au jardin.

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    Portrait de Katherine Mansfield par Anne Estelle Rice (1918)

    Je l’ai relu en pensant à d’autres lectrices, l’une plongée dans la vie de Katherine Mansfield, pas très loin de Bandol où celle-ci l’écrivit en 1916, à la Villa Pauline, et l’autre qui m’a montré un jour dans son jardin un magnifique Aloé vera en fleurs. Cette longue nouvelle qu’est L’Aloès raconte d’abord un déménagement. On y fait connaissance avec les trois filles Burnell, leur mère, leur grand-mère avant de découvrir la maison spacieuse acquise par leur père.

    Le boghei est chargé au maximum : Pat a déjà aidé la mère, Linda, la grand-mère et la fille aînée à s’y installer, il ne reste plus de place pour les deux petites, Lottie et Kezia. On les confie à une voisine qui a proposé de les garder pour l’après-midi. Les petits voisins leur jouent des tours, Kezia a du répondant, puis elle retourne dans la chambre vide de ses parents, où elle est née.

    « En bas, dans la ravine, les arbres sauvages s’entre-cinglaient et de grosses mouettes tournoyaient en hurlant devant la fenêtre embrumée qu’elles effleuraient de leurs ailes. » La fillette reste à la fenêtre jusqu’à la tombée du soir qu’elle redoute, elle a peur du noir, mais le transporteur est là, pour les emmener, Lottie et elle, enveloppées dans un châle sur la charrette.

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    Aloe vera, Mallorca (Photo Colo, gracias)

    Kezia ne perd pas une miette du parcours, c’est une première pour sa sœur et elle d’être dehors si tard – « Tout avait l’air différent ». La nouvelle maison, « Tarana », est « une bâtisse longue et basse, avec une véranda à piliers et un balcon qui en faisait tout le tour – on accédait à la porte par de petites marches. Elle étalait sa douce masse blanche sur le jardin vert, tel un animal endormi – et tantôt l’une tantôt l’autre des fenêtres s’illuminait. »

    Stanley Burnell est content, persuadé d’avoir fait une bonne affaire. Les chambres et le repas du soir sont prêts, grâce à sa belle-soeur Beryl Fairfield, célibataire, qui s’est affairée toute la journée avec la bonne. Lottie dormira avec Isabelle, Kezia avec sa chère Bonne-Maman (sa grand-mère fut pour Katherine Mansfield aussi « le grand amour d’enfance » (La traductrice Magali Merle dans sa préface, Presses Pocket, 1987). Après la nuit vient l’aube, et aux premiers rayons du soleil, le chant des oiseaux.

    La grand-mère veille à tout dès le matin, on ne compte pas sur Linda, trop alanguie pour faire quoi que ce soit. Beryl aide à la décoration ; elle trouve la maison agréable, mais elle préférerait vivre en ville – qui viendra les voir ici ? Kezia explore le jardin, reconnaît les plantes et les fleurs, sauf celle qui domine un îlot au milieu de l’allée, « ronde avec d’épaisses feuilles épineuses gris-vert, avec une haute et robuste tige qui jaillissait de son centre ». Un « aloès », dira sa mère.

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    Première édition, Hogarth Press, 1918
    (Le dessin n'apparaît pas sur la couverture bleue originale, je suppose qu'il s'agit de la page de titre.)

    « A présent – à présent ce sont des réminiscences de mon pays à moi que je veux écrire. » (Journal, 1916) Katherine Mansfield se souvient ici de la Nouvelle-Zélande où elle est née en 1888 et que sa famille a quittée pour Londres en 1903. « Il faut qu’il soit mystérieux et comme suspendu sur les eaux. Il faut qu’il vous ôte le souffle. » (Après avoir parlé des heures de leur enfance avec son frère cadet arrivé en Angleterre en 1915 pour rejoindre l’armée, elle a décidé de rendre la vie telle qu’elle l’a vécue et sentie là-bas, et s’y est tenue malgré sa mort à la guerre un mois plus tard.) 

    L’Aloès est la première version de Prélude, publié par Leonard et Virginia Woolf à la Hogarth Press. On y découvre comment Katherine Mansfield recrée, à partir de petits riens de la vie quotidienne, une atmosphère, des sensations, une sorte de fusion avec la beauté du monde. Si Kezia (K comme Katherine, née Kathleen Beauchamp) est l’âme du récit, les autres personnages y acquièrent aussi présence et caractère, par petites touches, comme dans les merveilleuses évocations de la grand-mère ou à travers les rêveries des uns et des autres. L’Aloès ou les révélations, les émois de l’enfance.

  • Discrètement

    henry james,la bête dans la jungle,nouvelle,littérature anglaise,culture« Le temps aidant, il devait se rendre compte, petit à petit, qu’elle surveillait sans cesse son existence, la jaugeait et la mesurait à la lumière du secret qu’elle avait appris et qui, avec la consécration des années, finit par ne plus être évoqué entre eux que sous l’expression « ce mystère qui explique tout ». Cette expression était de lui mais May Bartram l’avait faite sienne si discrètement, qu’après quelque temps, il vit qu’il n’était plus possible de déterminer le moment où elle s’était réglée sur sa façon de voir, ou plutôt, le moment où elle avait troqué sa merveilleuse bienveillance contre une chose plus merveilleuse encore : sa foi en lui. »

    Henry James, La bête dans la jungle

  • L'attente de la bête

    Henry James, auteur de longs romans fameux, est aussi un maître du récit court : moins de cent pages pour La bête dans la jungle (roman traduit de l’anglais par Fabrice Hugot sous la belle couverture noire des éditions Critérion). Sur le passage du temps, c’est un des plus beaux textes que je connaisse et je le relis chaque fois avec la même émotion.

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    Un homme et une femme. La belle et la bête. Qu’y a-t-il de plus romanesque que la vie et ses mystères ? En visite au château de Weatherend, John Marcher est intrigué par une femme dont le visage le trouble légèrement. Il finit par reconnaître May Bartram à sa voix, dix ans après leur première rencontre en Italie – à Rome, dit-il – à Naples, corrige-t-elle. Il avait alors vingt-cinq ans et elle, vingt. « Aussi se regardaient-ils avec le sentiment d’une occasion manquée. »

    A présent, ils prolongent la conversation, grâce à elle dont les souvenirs sont bien plus précis que les siens. Marcher est étonné qu’elle se rappelle quelque chose qu’il lui a dit à cette époque et qu’il a oublié, mais que sa question ravive en un instant : « Cela vous est-il enfin arrivé ? » La seule personne à qui il ait confié un jour cette obsession intime l’y associe pour toujours, obsession qui l’a empêché de lier sa vie à celle d’une femme :

    « Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir. Il importait peu de savoir qui, de lui ou de la bête, mourrait mais il était clair qu’elle bondirait immanquablement […]. » May Bartram a conservé secret cet aveu, dont l’inquiétant mystère les lie depuis lors et devient le cœur de leur amitié. Ils conviennent de « rester aux aguets » ensemble. Fin du premier chapitre.

    La bête dans la jungle est l’histoire de leur affection – « le beau navire de leur amitié voguait toutes voiles au vent ». Que sa douce et bonne protectrice ait ainsi foi en lui, qu’elle lui offre sa compagnie, sa gaîté, son tact, qu’elle se montre pleine de compréhension pour cette attente dont il a fait sa ligne de conduite, lui est un grand bonheur, comme une raison de vivre.

    Ils vont donc attendre ensemble que survienne ce mystère, en parler, rarement. Cette attente partagée entre incertitude, pour lui, et à partir d’un certain moment, certitude, pour elle (tout en souhaitant qu’il découvre le sens de l’énigme par lui-même), est tissée du bonheur de leurs rencontres de plus en plus fréquentes et d’un rapprochement qui leur laisse espérer de vieillir heureux ensemble.

    Un héritage a permis à May Bartram d’acquérir un petit appartement à Londres où John Marcher lui rend visite. Leur histoire est celle d’un doux attachement mutuel qu’Henry James décrit avec la délicatesse qui le caractérise. Ce temps qui passe et qu’il laisse ainsi passer, Marcher finit par en prendre conscience, mène au questionnement sur le sens de sa propre vie. Après bien des années d’égocentrisme, il se rend compte de ce qu’il doit à cette femme aimable qui s’est fait avant lui une certaine idée de ce qu’est la bête tapie dans la jungle. A moins qu’il ne soit trop tard pour eux ?

    On n’est pas étonné que Marguerite Duras ait écrit une adaptation théâtrale de La bête dans la jungle. La difficulté d’aimer, la manière si différente qu’ont un homme et une femme de ressentir, les silences dans la conversation et ce que disent les gestes et les attitudes, l’entredeux qui relie la vie et la mort, toute cette matière est finement explorée par Henry James. « Ce sont les interactions entre les êtres, les courants qui les lient ou les opposent qui sont les véritables protagonistes de cette magistrale analyse des consciences par laquelle James se montre un des plus grands romanciers de tous les temps. » (Encyclopedia Universalis)