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Littérature française - Page 30

  • Une nuit ratée

    Lydie Salvayre, dans Marcher jusqu’au soir, écrit sur sa nuit ratée au musée Picasso. Elle avait refusé d’emblée la proposition d’Alina Gurdiel (qui a lancé la collection « Ma nuit dans un musée »), mais après quelques jours elle a fini par l’accepter, par passion pour L’Homme qui marche de Giacometti. Elle n’avait jamais vu la sculpture en vrai, l’exposition Picasso-Giacometti lui donnait l’occasion de la regarder toute une nuit, seule, à l’aise.

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    L’épigraphe – « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution. » (Baudelaire, Fusées) – annonce déjà ce qu’elle déclare dès la première phrase : elle n’aime pas les musées, qu’elle critique avec véhémence. Et lorsqu’elle se retrouve sur un lit de camp posé près de L’homme qui marche, elle ne ressent rien, « rien qu’une morosité vague et une appréhension » dont elle ignore la cause.

    Elle se rend dans les salles attenantes « que le silence et l’absence de toute présence humaine rendaient sinistres ». Aucune grâce, aucun vertige en regardant les sculptures. « Toutes, je l’avoue, me laissèrent ennuyée. » Elle note dans son carnet : « REGARDER CES ŒUVRES M’EST UNE CORVEE ET JE ME FAIS VIOLENCE EN CONTINUANT CETTE EXPERIENCE A LA CON. »

    Penser à Giacometti l’aide un peu, elle aime « infiniment » sa légende comme celles « de Baudelaire, de Van Gogh, de Kafka, d’Artaud, de Woolf… ». Elle raconte comment Giacometti a rencontré, à dix-neuf ans, en Italie, un homme qui l’a invité à l’accompagner jusqu’à Venise, mort dans un petit hôtel de montagne où ils passaient la nuit, et puis vécut une autre expérience du même genre quelques années plus tard : « Désormais la mort prendrait demeure en lui, assombrissant son regard sur les êtres et le monde. La fragilité de la vie et son caractère éphémère deviendraient la matière même de son œuvre. »

    Ni émotion (Lola Lafon) ; ni inspiration (Zoé Valdés) ; ni récit personnel à la Leïla Slimani, mais un thème en commun, celui des peurs réveillées par l’expérience d’une nuit solitaire dans un musée. Déçue, désemparée, Lydie Salvayre se met en colère et mêle expressions vulgaires et imparfaits du subjonctif : « Je me foutais de l’art. Qu’on ne m’en parlât plus ! Qu’on m’en délivrât une fois pour toutes ! »

    Au fond, Lydie Salvayre déteste l’art et les « dévots de l’art » – sa critique des visiteurs de musée et de la « mondanité » de l’art m’a parfois fait penser au Goût des autres, le film d’Agnès Jaoui – et c’est ce qu’elle déclare à Bernard, son compagnon, qui lui téléphone pour voir comment ça se passe. Familier de ses emballements, il attend patiemment et se tait. Beaucoup de retours à la ligne :

    « Je savais bien, me dit Bernard.
    Tu savais bien quoi ? lui dis-je, agacée.
    Je savais bien que tu avais une âme espagnole, me dit-il en riant.
    Pourquoi tu dis ça ? lui dis-je sèchement.
    Repose-toi, me dit-il sur ce même ton calme qui m’exaspérait. Bonne nuit ma chérie. »

    Dans Marcher jusqu’au soir, l’exaltation emporte tout sur son passage. Heureusement, Lydie Salvayre a des choses intéressantes à dire sur Giacometti qu’elle admire : « son absence de jugement moral devant les êtres et les choses, son empathie si grande à leur endroit, sa capacité à trouver tous les visages pareillement beaux – regarder un visage était une aventure qui valait, disait-il, tous les voyages du monde […] ».

    Entre élans lyriques et grossiers surgissent des souvenirs de ses parents, des questions et un sentiment d’humiliation diffus (comme chez Annie Ernaux). Salvayre revient sur un dîner où elle a entendu l’épouse d’un cinéaste chuchoter à son sujet : « Elle a l’air bien modeste », une « écharde empoisonnée » qu’elle convertira en roman : dans Pas pleurer, elle met cette phrase condescendante dans la bouche d’un « maître » jugeant une fille de quinze ans qui lui est présentée comme bonne (sa mère, offensée à jamais).

    Références littéraires et anecdotes alternent avec de multiples interrogations sur son incapacité à jouir de l’art, de la beauté, qu’elle met sur le compte de son origine sociale. J’ai été, je le reconnais, agacée par les redites, les excès de langage ou de contradiction dans Marcher jusqu’au soir. Le texte m’a paru forcé, mais il a reçu beaucoup d’éloges. Cette nuit au musée a été pour Lydie Salvayre l’expérience d’une « anxiété inexplicable » et elle finira par comprendre et expliquer pourquoi. Une autre visite au musée Picasso, de jour, des mois après, sera l’occasion d’une réconciliation – pour finir sur une note positive ?

  • Guirlandes

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    Marcel Proust, L’Indifférent

    Le début lu par André Dussolier

  • Proust en revue

    Un siècle a passé depuis que Proust est mort d’une pneumonie à 51 ans, en novembre 1922. J’ai pensé à lui en relisant la mort de Bergotte« On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection » – puis en ouvrant un petit recueil de textes parus dans diverses revues, quand il avait un peu plus de vingt ans, une publication de 1001 nuits : L’Indifférent.

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    C’est le titre de la première nouvelle, la plus longue, sur le thème amoureux. « Madeleine de Gouvres venait d’arriver dans la loge de Mme Lawrence. » Contre l’avis de cette dernière qui juge Lepré (non invité) « très gentil mais très insignifiant », l’élégante Madeleine cherche à le rencontrer et l’invite à dîner, avant qu’il ne parte pour un long voyage.

    Malgré l’humiliation d’avoir dû insister pour qu’il accepte, elle compte sur sa beauté, sa réputation et « sa grande situation mondaine » pour le séduire. Veuve du marquis de Gouvres depuis quatre ans, elle voit bien que Lepré est inférieur aux hommes qui la fréquentent d’habitude. Mais elle pense que son indifférence est un masque, qu’il ne résistera pas à l’amour qu’elle éprouve pour lui. Chez elle, il se montre agréable, mais froid. Or il passe pour un « charmant homme ». Arrivera-t-elle à ses fins ?

    Avant la nuit raconte la confession inattendue d’une mourante à son meilleur ami, au risque de perdre son estime. Souvenir, une jolie histoire de parfum respiré dans un couloir du Grand Hôtel de T. (Trouville-sur-Mer). Contre l’obscurité tente de « dégager de la littérature contemporaine quelques vérités esthétiques », en particulier sur « l’obscurité des idées et des images » chez les jeunes poètes symbolistes.

    Dans « Passion malade », son commentaire à la suite de ces quatre textes de jeunesse publiés en 1893 et 1896, Jérôme Solal montre que ceux-ci « qui ne seront pas retenus pour le recueil Les plaisirs et les jours, premier livre publié par Proust en 1896, abordent les questions qui traverseront de part en part A la recherche du temps perdu. » Proust avant Proust, en quelque sorte.

  • Plus facile

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    Annie Ernaux, Les armoires vides

  • Les armoires vides

    « Ecrire la vie ». Annie Ernaux, cherchant en 2011 un titre pour le Quarto rassemblant son œuvre, a choisi celui-ci « comme une évidence » : « écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de manière individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. »



    Annie Ernaux - Les armoires vides (1974) (Archives de la RTS / Vidéo YouTube)

    Pour la biographie qui ouvre ce gros volume, elle a préféré au déroulement factuel « l’alliance de deux documents personnels, l’album photo et le journal intime ». Dans cette « sorte de photojournal », les clichés suivent l’ordre chronologique, mais pas les extraits, choisis en fonction des photos. Cela permet de voir et de lire un parcours familial et social à travers les photos de sa famille, des lieux où elle a vécu – le café-épicerie de ses parents et Yvetot d’abord – et d’elle-même aux différentes périodes de sa vie.

    Il en ressort un leitmotiv de son œuvre : le désir de retrouver ce passé enfui ou enfoui pour le revivre dans l’écriture. « Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » (1989) – « Revivre tout mais sans la douleur. Cette chose n’existe que dans l’écriture, par l’écriture. » (2001)

    Les armoires vides, son premier roman publié en 1974 (à 34 ans), est un coup de poing. Durant son avortement, par une « vieille » qui brandit « une petite sonde rouge, toute recroquevillée, sortie de l’eau bouillante », la narratrice, Denise Lesur, décrit ses sensations, tout ce qui lui traverse l’esprit – rien dans la littérature qui puisse aider « une fille de vingt ans qui est allée chez la faiseuse d’anges, qui en sort, ce qu’elle pense en marchant, en se jetant sur son lit » –, la nausée, l’impossibilité de se concentrer sur quoi ou qui que ce soit, même ses parents.

    « Voir clair, raconter tout entre deux contractions. Voir où commence le cafouillage. Ce n’est pas vrai, je ne suis pas née avec la haine, je ne les ai pas toujours détestés, mes parents, les clients, la boutique… Les autres, les cultivés, les profs, les convenables, je les déteste aussi maintenant. J’en ai plein le ventre. A vomir sur eux, sur tout le monde, la culture, tout ce que j’ai appris. Baisée de tous les côtés… »

    Avec réalisme et dans un langage cru, elle raconte comment on vivait chez eux, la bonne marche du café-épicerie des parents avec sa « clientèle à gogo », son père tenant le bistrot, sa mère la boutique, en bonne commerçante. Elle se rappelle les histoires racontées, les conversations chuchotées, et pour elle, « la profusion, tout ce qui se mange est offert dans les rayons » où elle touche à tout, les jeux avec son amie Monette et les autres du quartier de la rue Clopart – le temps où seuls ses parents étaient « des gens comme il faut ».

    La coupure a lieu à l’école libre où sa mère l’a inscrite pour qu’elle apprenne à bien se tenir, à bien causer, « la bonne éducation ». Là, elle ne reconnaît rien : il y a « un monde » entre le milieu de cette école, ses manières, son langage, et le leur. C’est le début d’un « faire comme si continuel », pour « faire comme tout le monde ». La comparaison inévitable entre les deux mène à l’humiliation – « Je me sentais lourde, poisseuse, face à leur aisance, à leur facilité, les filles de l’école libre. » L’image bourgeoise de la société véhiculée par l’enseignement reçu lui semble fallacieuse ; il y a un gouffre entre ces deux mondes.

    « Au fond, c’est la faute de ma mère, c’est elle qui a fait la coupure ». Elle voulait que sa fille devienne « quelqu’un », sans mesurer combien son regard changerait sur ce milieu de « boutiquiers cracra », combien elle aurait honte de sa famille. Denise se réfugie dans les devoirs, les livres, les « dix sur dix » répétés, s’éloigne, se tait. Elle trouve ses parents supérieurs à leurs clients, mais lamentables avec ceux qui leur sont supérieurs, « minables ».

    Au fur et à mesure de son excellent parcours scolaire, elle observe leur manque d’éducation, la grossièreté de leur mode de vie et de leur langage, de la maison sans entrée ni w-c. Elle n’a plus grand-chose à leur dire, bien qu’ils lui paient tout ce qui lui fait envie – « Ne pas pouvoir aimer ses parents, ne pas savoir pourquoi, c’est intenable. » Quand ses premières règles surviennent, elle se sent renaître, explore son corps, court les garçons. Premiers baisers, premières caresses, le goût du plaisir.

    Devenir étudiante à la fac de lettres, avoir une chambre à la Cité universitaire, c’est le couronnement de ses grandes lectures, « la vraie supériorité » qui la libère de ses parents chez qui elle retourne de moins en moins. Entre étudiants, pas d’étiquette – on se rencontre dans les amphis, à la bibliothèque («  l’église à livres », son grand bonheur). Elle emprunte aux autres « des manières, des mots, des goûts ». Quand elle rencontre Marc, étudiant en droit, au baratin si supérieur, elle veut lui ressembler.

    Plaisir de « grimper », plaisir d’être appréciée par les profs, plaisir de réussir, plaisirs du corps. Mais une fois enceinte, « la dé-fête, ça va vite ». Marc n’a plus de temps pour elle, « l’exam… » Dernières phrases, de retour dans sa chambre après l’avortement : « Je ne voudrais pas crever. La concierge est toujours en bas, le dimanche, à la Cité. »

    Avec Les armoires vides, Arnie Ernaux fait une entrée fracassante dans la littérature française. Elle choque en parlant d’un sujet tabou, l’avortement (elle y reviendra dans L’Evénement en 2000), de choses qu’on ne dit pas et dont on n’a jamais parlé comme ça, dans le désarroi, l’emportement, la révolte. Elle réussit à rendre avec intensité ces choses vécues qui lui reviennent et la remplissent de sentiments contradictoires – une sorte de bilan pour mémoire, cherchant et trouvant les mots pour l’écrire.