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Littérature anglaise - Page 63

  • La parole aux bonnes

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Girard, le premier roman de Kathryn Stockett, La couleur des sentiments (The Help, 2009) est de ces livres qu’on ne lâche pas. Des autobiographies nous ont déjà éclairé sur la condition des noirs américains dans les Etats du Sud au siècle dernier, celle d’Angela Davis ou les lettres de prison de George Jackson (Les frères de Soledad) dans les années septante et avant eux, Richard Wright avec Black boy (1945). Le roman d’Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1960), plusieurs fois cité par Stockett, se déroule en Alabama. C’est  dans l’Etat voisin, le Mississippi, et plus précisément  à Jackson, la ville où Richard Wright est allé vivre chez sa grand-mère quand il était enfant et celle où l’auteure a grandi, que vivent les personnages de La couleur des sentiments.

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    Kathryn Stockett y donne la parole aux bonnes noires des blancs, celles qui élèvent leurs enfants, les nourrissent, en plus de s’occuper de leur propre famille. Et en particulier à deux d’entre elles, Aibileen et Minny. En août 1962, Aibileen est la bonne de Miss Leefolt, qui n’a pas un regard pour sa petite fille de deux ans, Mae Mobley. Elle est entrée à son service après la naissance de celle-ci, quelques mois après la mort de son fils unique de vingt-quatre ans, qui avait commencé à « écrire son livre sur comment les gens de couleur vivaient et travaillaient dans le Mississippi ». Elle en garde « une graine d’amertume » et n’accepte plus les choses comme avant.

     

    Les récits des deux bonnes alternent avec celui de la blanche et jeune Skeeter Phelan, désolée de ne pas retrouver Constantine chez ses parents à son retour de l’université, alors que leur domestique noire a tant fait pour elle. Elle ne comprend pas qu’ait disparu sans un mot celle qui lui a inculqué l’estime de soi, précieux contrepoids au discours ironique de sa propre mère qui trouve sa fille laide et trop grande – encore heureux qu’elle soit intelligente.

     

    Miss Skeeter est l’une des invitées d’Elizabeth Leefolt, le jour du club de bridge, quand Miss Hilly déplore que « la négresse » aille dans les mêmes toilettes qu’elles, suscitant l’embarras. Hilly enfonce le clou : elle a rédigé une proposition de loi pour « promouvoir les installations sanitaires réservées aux domestiques comme une mesure de prévention contre les maladies ». Skeeter n’en revient pas et lâche : « C’est peut-être pour toi qu’on devrait bâtir des toilettes à l’extérieur, Hilly ». Celle-ci, qui dirige la Ligue d’aide aux pauvres enfants d’Afrique victimes de la famine, menace : elle juge toute plaisanterie « à propos du problème noir » déplacée de la part de Skeeter, rédactrice en chef de la Lettre.

     

    Minny servait Miss Walters, la mère d’Hilly. Renvoyée, elle avait du mal à retrouver une place, Hilly la traitant partout de voleuse. Aibileen, un jour où elle répondait au téléphone en l’absence de sa patronne, a recommandé Minny à Miss Celia, la jeune épouse de Johnny Foote, qui ne connaît personne encore à Jackson. Le premier jour se passe bien : Célia demande à la bonne de lui apprendre à cuisiner et à tenir une maison, mais à l’insu de son mari, à qui elle veut faire croire qu’elle peut se débrouiller seule. Minny accepte de jouer le jeu un premier temps, mais voudrait que le mari soit mis au courant avant Noël, pour éviter les ennuis.

     

    Skeeter Phelan se présente pour un emploi de dactylo au journal local. Elle suit le conseil d’une éditrice new-yorkaise à qui elle a envoyé son curriculum vitae alors qu’elle ne possède encore aucune expérience. On lui confie la « Chronique de Miss Myrna » : répondre aux questions des ménagères – elle qui n’a aucune idée du ménage ! Skeeter espère s’en sortir en interrogeant Aibileen, la bonne expérimentée. Son amie Elizabeth veut bien leur accorder un peu de temps pour cela. Quant à Hilly, que Skeeter connaît depuis l’école, elle présente Skeeter à Stuart, un cousin de son mari, fils de sénateur, un bon parti.

     

    Soucis domestiques, rivalités entre « amies », émancipation par l’écriture, et surtout, surtout, la question des limites à ne pas franchir entre blancs et noirs, voilà les grands axes de La couleur des sentiments. La tension romanesque s’installe rapidement, et plus encore lorsque Skeeter décide d’écrire avec Aibileen un livre qui montrera comment les blancs de Jackson traitent leurs bonnes. Le point de vue, celui des bonnes elles-mêmes, serait quelque chose d'inédit. Il reste à Aibileen de les persuader de témoigner,  malgré les risques énormes, de raconter leur expérience. Pour leur sécurité, le secret s’impose, ainsi que de faux noms ; si Skeeter Phelan arrive à donner forme à tous ces entretiens et à les faire publier, ce serait de façon anonyme – sinon Jackson, Mississipi, deviendra un enfer pour chacune d’elles. 

     

    Kathryn Stockett rend compte de la vie des unes et des autres, campe des caractères, décrit les préjugés, les différences sociales, l’atmosphère souvent contrainte des relations mondaines, la violence et le racisme, mais aussi la profondeur des liens entre bonnes et enfants, entre femmes solidaires. Il y a des drames, des scènes très drôles – le « happy end » est loin d’être assuré. Après les remerciements à ceux qui l’ont aidée à rédiger La couleur des sentiments, Stockett rend hommage, sous le titre « Trop peu, trop tard », à Demetrie, la bonne de sa famille, et reprend là une phrase du roman à laquelle elle tient particulièrement : « N’était-ce pas le sujet du livre ? Amener les femmes à comprendre. Nous sommes simplement deux personnes. Il n’y a pas tant de choses qui nous séparent. Pas autant que je l’aurais cru. »

  • C'est du thé

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    « Haines s’assit pour verser le thé.

    - Je vous mets deux morceaux à chacun, fit-il. Dites donc, Mulligan, il est plutôt fort de thé, celui que vous faites.

    Buck Mulligan, qui taillait d’épaisses tranches à la michen répondit en prenant une voix de vieille enjôleuse :

    - Quand je faye du thé, je faye du thé, comme disait la mère Grogan. Et quand je faye de l’eau, je faye de l’eau.

    - Sapristi, c’est du thé, déclara Haines.

    Et Buck Mulligan toujours coupant et bêtifiant :

    - C’est comme ça, m’ame Cabill qu’elle dit. Pardine m’ame, dit Mme Cabill, le Seigneur vous accorde de ne pas faire les deux dans le même pot. »

     

    James Joyce, Ulysse

  • Badauds

    « Durant les semaines au cours desquelles elle passa du temps à contempler les rues, elle ne réussit pas à comprendre ce qui motivait la vie ici. Les gens se dirigeaient toujours quelque part, ils étaient toujours pressés. Elle était trop avisée pour s’imaginer que tous ces gens étaient interchangeables, mais elle ne disposait d’aucun moyen qui lui permette de les situer. Au Maroc, en Europe, elle avait vu des gens actifs et occupés parmi d’autres qui les regardaient. Partout, où qu’on soit, quoi qu’on fasse, il y avait des badauds. En Amérique, lui semblait-il, chacun se dirigeait vers un lieu précis, personne n’était jamais assis à regarder. »

     

    Paul Bowles, L’Education de Malika

     

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    Mondrian, Victory Boogie Woogie


     

  • La Malika de Bowles

    En relisant L’Education de Malika, une nouvelle de Paul Bowles (1910-1999) qui la jugeait lui-même comme « le contraire », d’une certaine manière, de la plupart de ses œuvres de fiction, j’ai été frappée par les motivations de l’héroïne, mieux montrées par le titre original – Here to learn (1981) – et par l’image qu’il y donne de notre civilisation occidentale. Le regard d’une Marocaine (disons de l'écrivain, établi au Maroc) sur l’Occident ne manque pas d’intérêt en cette période de renaissance du monde arabe (espérons-le) avec ses milliers de réfugiés cherchant ailleurs un paradis qu’ils n’y trouveront pas forcément.

     

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    Matisse, La porte de la Casbah

     

    Malika, dès sa naissance, est une beauté. Des religieuses, les « Hermanas Adoratrices », proposent de la prendre en charge et de lui enseigner l’espagnol et la broderie. Cela enthousiasme son père qui aimait répéter qu’ « Allah nous a placés sur terre pour apprendre ». Quand il meurt, Malika, cinq ans, rentre chez sa mère qui désapprouve tout ce temps passé par sa fille avec des « nazaréennes ».

     

    Un jour, elle la juge assez grande pour aller vendre une poule au marché. Malika, qui craint les soldats du bourg, lui demande de quoi se couvrir le visage, mais sa mère l’éconduit. La fille se débrouille avec une serviette éponge ou se met de la boue sur le visage. Quand elle a quinze ans, un soldat la coince dans une ruelle, heureusement dérangé par des passants. Sa mère alors la gifle et la traite de chienne. C’est le début d’une « guerre silencieuse » entre elles.

     

    La nouvelle vie de Malika commence un jour où les vendeuses du marché l’envoient dire à un « nazaréen » qui les photographie de s’en aller. L’homme souhaite la prendre en photo, lui achète ses œufs, puis l’emmène dans sa décapotable pour un tour hors de la ville, un pique-nique improvisé, une visite à la ville voisine, Tétouan, qu’elle ne connaît que par ouï-dire. Comme elle ne veut pas rentrer chez elle, le photographe l’emmène chez lui à Tanger (la ville où Bowles a vécu pendant cinquante-deux ans).

     

    Dans l’appartement de l’Américain, Malika étudie les poses séduisantes des femmes sur les photos des magazines. Tim lui offre des vêtements élégants, lui procure un passeport, l’emmène à plusieurs fêtes où elle est très remarquée. Il lui donne aussi « sa première leçon d’amour ». Puis Tim part pour Londres, en lui laissant l’appartement. Deux amis homosexuels sont chargés de veiller sur Malika. Mais Tim ne revient pas à la date prévue.

     

    Un nouveau soupirant, Tony, un grand Irlandais, introduit par ses « eunuques », invite la jeune femme à l’accompagner à Madrid, elle accepte. Là il l’emmène s’habiller chez Balenciaga. Ensuite ce sera Paris, une ville « beaucoup trop vaste » qui lui fait peur. Tony présente sa « nouvelle Antinéa » à sa sœur Dinah et l’installe chez elle quand il doit s’absenter. Dinah ne tient pas trop à s’occuper de la jeune Marocaine aux « yeux de gazelle » et à Cortina d’Ampezzo où elles vont aux sports d’hiver, la laisse seule à l’hôtel toute la journée.

     

    Pendant que Dinah skie avec ses amis, Malika traîne au bar. A nouveau, un homme s’intéresse à elle, lui propose des leçons de ski, à ses frais. Cela mécontente Dinah, qui parle de rentrer à Paris, Malika décide de suivre Tex, l'Américain amoureux, à Milan, où elle lui fait croire qu’il est « le premier », puis à Lausanne. Elle veut absolument apprendre l’anglais et Tex l’inscrit à l’école Berlitz. « Elle savait seulement que si elle cessait d’apprendre, elle serait perdue. »

     

    Tex souhaite épouser la jeune femme, qui n’en voit pas l’utilité, mais elle accepte, pour lui faire plaisir. Une autre vie se dessine alors, au retour des nouveaux mariés à Los Angeles, où Tex possède une maison dans les bois. Malika est troublée par la façon de vivre des gens là-bas, « très loin de tout ce qu’elle connaissait. » L’inquiétude ne la quitte jamais. L’argent, l’instruction, les voyages… Malika ne cesse d’apprendre et rêve de régler un jour ses comptes avec sa mère : « Depuis le jour où elle s’était enfuie, la vision d’un retour triomphant ne l’avait pas quittée ; sa fille ne ressemblait pas aux autres filles de la ville. »

     

    L’Education de Malika a été publiée d’abord dans le recueil de nouvelles Réveillon à Tanger, mais Bowles en souhaitait une publication isolée. Il y a du conte de fées dans cette histoire d’une jeune fille qui, passant d’un homme à un autre, se construit un destin tout en faisant figure de « Candide » dans un milieu où luxe et paraître comptent avant tout. Ni sa revanche contre sa mère ni son avenir avec Tex ne sont pourtant garantis à ce personnage qui avance obstinément sur sa route. La réussite matérielle n’est pas tout. Dans sa postface, la traductrice Claude-Nathalie Thomas rappelle la passion de Paul Bowles pour le thème de « l’altérité » : « A mon avis, il n’est pas d’état plus exquis que celui d’étranger. C’est pourquoi je me mêle aux êtres humains, qui ne sont pas de mon espèce : précisément afin d’être un étranger parmi eux. »

  • Une épouse

    « Puis Willard s’en alla en emportant son large sourire étincelant et revint en compagnie d’une épouse, Vienna Daniels, née Whitcomb, une bas-bleu de New York qui avait deux ans d’université derrière elle et des déshabillés en provenance de Paris, qui savait jouer du piano et parlait des langues étrangères, qui avait les cheveux blonds et une femme de chambre blanche, des chaussures et des gants pour les différents moments de la journée, un buste en marbre de Quintilien et quatre malles pleines de livres – plus que dans tout le reste de Winsville. »

     

    Katherine Mosby, Sanctuaires ardents

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