Dans Les Vestiges du jour, Kazuo Ishiguro décrit une certaine société anglaise des années cinquante à travers les yeux et les oreilles d’un majordome hyperattentif aux nuances de la hiérarchie sociale. Dans Un artiste du monde flottant, la maison d’un vieux peintre japonais sert de cadre à de multiples observations sur l’art et l’existence, à la fin des années quarante. Auprès de moi toujours (Never let me go, 2005, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch), quoique à nouveau très différent, et situé à une époque plus récente, reprend d’une autre manière l’exploration des liens qui se tissent au long d’une vie, qui en tissent la trame, au fond, pour chacun de nous.
« L’Angleterre à la fin des années quatre-vingt-dix », précise l’auteur, avant de laisser la parole à Kathy H., trente et un ans, « accompagnante depuis maintenant plus de onze ans », avec succès puisque « les donneurs » dont elle s’occupe sont très satisfaits de son travail, et récupèrent plutôt mieux que prévu. Certains accompagnants lui envient le droit de choisir ses patients, issus en majorité de Hailsham où elle a étudié. C’est grâce à cette liberté qu’elle a retrouvé Ruth et Tommy, après bien des années. Ruth était sa meilleure amie à Hailsham, et quand elles se revoient au centre de convalescence à Douvres, leurs différences et leurs désaccords d’antan leur paraissent bien moins importantes que le fait d’avoir grandi à Hailsham, de savoir et de se rappeler « des choses ignorées de tous ».
A d’autres anciens qui l’interrogeaient, Kathy a déjà raconté leurs gardiens, leurs coffres à collection, le petit sentier qui contournait la maison principale, l’étang, la nourriture, « la vue de la salle de dessin sur les champs par une matinée de brouillard », les pavillons de sport… « C’est alors que j’ai compris, réellement compris, la chance que nous avions eue – Tommy, Ruth, moi, nous tous. » Les souvenirs de Hailsham affleurent tout au long de la première partie, avec les premiers temps de leur amitié : les « échanges » d’objets entre internes, les « ventes », les colères de Tommy, harcelé par des garçons. Un jour, il avoue à Kathy s’en être sorti grâce à une conversation particulière avec Miss Lucy. Tommy éprouvait alors des difficultés à être « créatif » au cours de dessin, mais selon elle, il n’avait pas à s’en faire, un jour il franchirait un cap et s’épanouirait. En tremblant de rage, Miss Lucy avait insinué devant Tommy qu’on ne leur en apprenait pas assez sur leur avenir, « les dons et le reste ». Son attitude l’avait surpris.
Hailsham n’est pas qu’une école ou un internat. Ses élèves n’ont pas de famille. Hailsham est leur famille. Les relations avec les autres y prennent donc beaucoup d’importance. C’est Ruth la meneuse qui a incorporé Kathy dans « la garde secrète » de Miss Geraldine. C’est Ruth aussi qui va chercher par tous les moyens à retrouver une cassette à laquelle Kathy tenait énormément, un album de Judy Bridgewaters, en particulier une chanson : Auprès de moi toujours – « Oh, bébé, mon bébé, auprès de moi toujours… » A onze ans, cette chanson la bouleverse à chaque fois qu’elle l’écoute, et elle se fait surprendre un jour dans le dortoir où elle danse seule, les yeux fermés, avec un coussin dans les bras, par « Madame », la destinataire des plus beaux travaux créatifs prélevés à Hailsham, pour sa mystérieuse « Galerie ». Deux mois après, la cassette disparait.
A la fin de leur formation, à seize ans, les élèves ont compris que leurs vies sont « toutes tracées » et qu’ils n’auront jamais d’enfants ; une fois adultes, ils vont commencer à donner leurs organes vitaux – « C’est pour cela que chacun de vous a été créé. » Avant cela, on les envoie aux « Cottages » où ces jeunes ont plus de liberté, sur tous les plans. Ils peuvent à présent partir seuls en excursion, et Kathy et Tommy, devenu entre-temps le petit ami de Ruth, accompagnent celle-ci avec de plus anciens à Norfolk, à la recherche d’un « possible », quelqu’un ayant vu là-bas une femme qui correspond à « l’avenir de rêve » de Ruth : travailler dans un bureau paysager étincelant, plein de gens qui s’entendent bien.
La dernière partie du récit se recentre sur le travail de Kathy comme accompagnante. Avant leurs dons, les donneurs peuvent se former dans ce but, et repousser ainsi de quelques années leur destin. La solitude de l’accompagnant est grande, mais Kathy aime cette vie de déplacements, de soutien aux donneurs, et elle y excelle. Elle accompagne Ruth, puis Tommy, avec qui elle tente de vérifier une rumeur secrète : les couples issus de Hailsham, s’ils sont vraiment amoureux, auraient droit à un sursis.
Auprès de moi toujours est un roman d’anticipation troublant, adapté au cinéma en 2010. Sans entrer dans les schémas reconnaissables de la science-fiction, Ishiguro distille lentement les principes d’une organisation au service des dons d’organes. Mais l’attention se focalise d'emblée sur les liens entre les pensionnaires de Hailsham et sur leurs sentiments, dans le trio surtout. Peu à peu, le lecteur partage les questions que se posent ces jeunes gens sur les non-dits de leur éducation très entourée, sur les objectifs de leur formation à la créativité – « Pourquoi tous ces livres et ces discussions ? » Le plus étonnant, c’est sans doute la docilité des protagonistes, leurs révoltes trop rares, la nostalgie d’Hailsham agissant sur eux comme une drogue. Sont-ils si différents des autres ?
Commentaires
je vais le sortir de ma pal un de ces jours, ton billet m'y invite je le sens :)
C'est un excellent roman, déjà lu deux fois, et le film tien très bien la route! Le sentiment d'indignation du lecteur est inversement proportionnel à celui des personnages
Je ne suis pas allée voir le film, le thème me glaçait, peut-être essaierai-je de lire le roman.
Le sujet me donne des frissons (d'horreur) et me fait penser à toutes ces histoires (vraies) qui se passent dans certains pays pauvres...
Comme Aifelle , comme Colo et pour des raisons très personnelles il y a déjà un moment que je n'aime plus me faire peur avec de la science fiction ,la réalité la dépassant souvent .
Kazuo Hishiguro est né à Nagasaki , ceci expliquant peut-être cela !
Dans un autre registre ( pas très différent) ça me rappelle un film que j'ai vu il y a très longtemps "Soleil vert" de Richard Fleisher (1973) où les maisons de retraites servaient d'antichambres d'une usine à "soleil vert" , aliment destiné à une planète polluée et surpeuplée . L'anthropophagie en boite ! Brrr ...!
@ Niki : Bonne lecture, c'est un livre dans lequel on entre très facilement, ensuite... tu verras.
@ Nymphette : C'est exactement cela, Nymphette - je n'ai pas vu le film pour ma part.
@ Aifelle : Oui, le sujet est glaçant, mais Ishiguro le traite avec tact, si je puis dire.
@ Colo : Je te comprends ! Je n'avais aucune idée de ce que j'allais trouver dans ce roman, et en relisant ceci sur la 4e de couverture, je le trouve assez juste en ce qui concerne les sujets abordés ici : "la perte de l'innocence, l'importance de la mémoire, la valeur que chacun accorde à autrui."
@ Gérard : Ce n'est pas non plus mon genre de roman préféré, j'y suis entrée sans rien en savoir, et il me semble que "Auprès de moi toujours" rejoint ces problématiques si bien (malheureusement) "anticipées" par les Anglais (Huxley, Orwell...)
Je me souviens du film "Le soleil vert" avec horreur, comme vous.
Sur le lien avec Nagasaki, vous en trouverez confirmation dans l'article-portrait que je viens de lire dans L'Express :
http://www.lexpress.fr/culture/livre/kazuo-ishiguro_811057.html
Le thème me séduit même si on doit un peu être secoué je pense, c'est un auteur que j'aime beaucoup et j'ai lu deux précédents romans d'Ishiguro avec grand plaisir
J'ignorais qu'il avait écrit aussi dans le genre anticipation
En te lisant comme Gérard j'ai pensé à Soleil Vert qui m'avait totalement impressionné à sa sortie et que j'ai revu en DVD il y a peu, la scène où Edward G Robinson évoque la nature disparue est poignante
@ Dominique : Tu as bien perçu la thématique et puisque tu aimes cet écrivain, je ne doute pas de lire un jour ou l'autre tes impressions sur ce roman. Bonne lecture, Dominique.
Tania, merci de m'avoir rappelé ce livre au sujet des internats. Je dois reconnaître que je m'étais empressée de l'oublier tant le malaise que sa lecture a provoqué est grand. C'est un des rares livres dont je ne veux plus m'approcher, comme d'un maléfice. J'avais tant aimé "Les vestiges du jour" !
Les deux titres que je viens d'ajouter sous ma réponse précédente ne sont pas garantis "sans malaise", à toi de voir ;-).