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Lecture - Page 15

  • Avec les livres

    Dans son essai « sur la littérature », Le don des morts (1991), Danièle Sallenave, contre « une nouvelle façon de vivre ensemble, de penser, de se distraire, dont les livres ne sont plus le centre », dit l’expérience essentielle d’une vie avec les livres. Dans les villes, les espaces commerciaux ont remplacé la place publique, l’agora. Quelle reste alors la place de la littérature dans notre monde où « la trompeuse revendication d’un accès commun au « culturel » fait oublier ce qu’était la culture », où les livres s’opposent à l’esprit du temps ? 

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    A partir d’une photo de deux femmes en tablier à fleurs avec deux enfants près d’une barrière, Sallenave imagine leur vie. (Sa description de « ce monde qui parle peu et ne lit pas » m’a mise mal à l’aise – si l’on parle davantage dans d’autres milieux, il n’est pas sûr qu’on y lise toujours.) Elle définit « la vie ordinaire » par cette absence qu’elle dénonce : « dans une société, une culture, une civilisation où les livres existent, où ils sont depuis des siècles le legs des générations disparues, le don que nous font les morts pour nous aider à vivre, ne pas connaître l’œuvre de la pensée dans les livres est un manque, un tourment, une privation incomparables. »

    Au-delà de ce préambule un peu lourd d’un essai passionnant, Danièle Sallenave analyse le partage des livres : « avec les livres, ce sont d’autres hommes qui nous offrent le moyen d’être homme, c’est-à-dire soi-même, véritablement, dans la communauté partagée. » Son éloge de la lecture part de cette conviction : c’est la présence ou l’absence des livres dans la vie quotidienne qui sépare le plus radicalement les hommes, et non l’argent ni la réussite sociale.

    Le Don des morts explore l’expérience vitale de la lecture : « Le livre est l’autre nom du procès d’humanisation de l’homme : il dit qu’on ne naît pas homme, qu’on le devient. » – « Le livre fait accéder à l’objectivité et à l’universalité du sens, un livre est une référence commune, qui crée un lien entre tous ceux qui l’ont lu. » – « C’est par la mélancolie qu’on entre dans la littérature. C’est par la littérature qu’on sort de la mélancolie. »

    Sa propre expérience de la vie ordinaire qu’elle a fuie – elle en décrit par ailleurs la beauté – a conduit Danièle Sallenave à sa vocation de lectrice, par laquelle sa vie a pris sens. « C’est dans les livres que « la vie » prend figure. » On peut se reconnaître dans ses souvenirs d’enfance : « pas de jour qui ne se soit ouvert sur un livre ; de nuit où je sois entrée sans le secours des livres ». Les livres sont alors un refuge, mais aussi un appel.

    « On a donc à la fois tort et raison de dire qu’on s’évade lorsqu’on lit. Car on s’évade alors du monde non pour le quitter, mais pour le rejoindre. » Apprentissage de la réalité, des autres, de soi – « j’aimais que, saisis par des mots, le sentier et les fleurs, le chien qui passe et la rue qui s’endort se chargent de reflets et de remords. Pour que le monde soit, il me fallait qu’il fût décrit. »

    Sallenave – un rien Alceste dans l’enthousiasme ou la véhémence – souffre devant une société qui livre le plus grand nombre à la dictature des loisirs et de la télévision, le prive de la culture et des livres qui nous humanisent. Pendant longtemps, « être cultivé » était un privilège ; l’écrivaine s’insurge contre les intellectuels qui ont cru que le supprimer « passait par la dénégation de l’idée même de culture ».

    « Prenons-y bien garde : ou bien la culture, les livres sont un privilège, et il faut l’abattre comme tous les autres ; ou c’est un bien, et il faut alors qu’il soit accessible au plus grand nombre. » Un clerc qui trahit, c’est « un homme des livres qui ne croit pas à leur valeur émancipatrice, et s’accommode de leur inégale répartition entre les hommes. »

    L’essayiste s’appuie sur des philosophes et sur des écrivains, cite Kafka : « Un livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée. » L’homme a besoin de loisirs, oui, mais aussi « du loisir » : pour se détourner du monde, suspendre ses activités, « ce que justement réalisent, chacun à leur manière, l’école pour l’enfant, les livres pour tout le monde. » – « la culture s’oppose non à la nature, mais à la barbarie. »

    Des impressions de voyage (à l’Est en particulier, évoqué par Dominique Fernandez lors de la réception de Sallenave à l’Académie française en 2012), des moments de contemplation, de belles images pour décrire « le bonheur de la phrase juste », jalonnent cette défense de la littérature et en particulier du roman, « lieu de la compréhension des actions et des passions des hommes », où chacun peut faire l’apprentissage de la liberté de penser. Du personnage littéraire et de la narration contre l’utopie « d’une littérature sans sujet et sans auteur ». De l’enseignement littéraire puisque « apprendre à lire des livres, c’est apprendre à voir le monde – et donc à le comprendre. » Danièle Sallenave dit « l’éternel présent des livres », don des morts qui nous aident à vivre.

  • Lodge et l'écriture

    En 1989, Jeu de société est publié en français chez Rivages, et depuis lors « l’augmentation remarquable » du nombre de ses lecteurs français est « l’un des aspects les plus surprenants et les plus gratifiants » de sa vie d’écrivain, confie David Lodge (né en 1935). Dans A la réflexion (2004), le romancier anglais, qui a été professeur de littérature anglaise à l’université de Birmingham, a rassemblé des articles et des conférences sur ses propres romans, au risque de paraître égocentrique, pour les lecteurs intéressés par cette « entreprise de réflexion et de révélation » sur sa pratique d’écrivain. 

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    David Lodge -
    Photo Sophia Evans (The Guardian)

    David Lodge écrit dans de nombreux registres : romans, nouvelles, critique universitaire, comptes rendus de lecture, journalisme… Ecrire – « la seule chose que je sache vraiment faire » – offre des résultats durables : « Les textes n’appartiennent pas seulement à la mémoire. Ils sont recréés chaque fois que quelqu’un les lit. » Issu de la « toute petite bourgeoisie » catholique, l’écrivain a grandi dans la banlieue de Londres, unique enfant d’un mariage mixte entre un père « non-catholique » et une mère « croyante, mais sans ostentation ». Vers seize ans, ses lectures le rendent de plus en plus critique « à l’égard de la culture « ghetto » catholique » hostile envers les arts et lorsqu’il lit Portrait de l’artiste en jeune homme, il s’identifie immédiatement à Stephen Dedalus.

    « J’appartiens à la dernière génération d’Anglais pour qui le mariage était la seule façon socialement autorisée d’avoir des relations sexuelles » affirme Lodge dans « L’amour et le mariage dans le roman ». Il constate que les deux plus grands romanciers modernes de langue anglaise ont défié la conception traditionnelle du mariage tout en s’y conformant : D. H. Lawrence s’enfuit avec Frieda Weekley, la femme d’un professeur de lettres françaises, avec qui il aura trois enfants – une union chaotique mais il lui reste fidèle ; Joyce s’enfuit avec Nora Barnacle, une femme de chambre, et proteste quand on l’accuse d’immoralité : « de toute ma vie, je n’ai aimé qu’une seule femme. »

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    Joyce est pour Lodge la référence majeure. En 1979, il assiste au Symposium international James Joyce à Zurich, ville où l’Irlandais a passé la première guerre mondiale et où il est mort pendant la seconde. On y trouve un authentique bar de Dublin (démonté et rebâti), le James Joyce Pub. Bien sûr les spécialistes s’y retrouvaient le soir – les congrès internationaux sont pour Lodge « un matériau de fiction » d’une grande richesse. « Mon Joyce » revient sur ce compagnonnage avec un écrivain lu et relu, commenté et enseigné. « Je lisais Joyce mais (…) en un certain sens, je fus aussi « écrit » par lui ».

    Vous trouverez dans A la réflexion de quoi éclairer les romans de David Lodge, de Un tout petit monde à Pensées secrètes, ainsi que de nombreux éléments autobiographiques, même si avec son humour habituel, l’écrivain prévient : « Il faut reconnaître que ce qui se donne ici pour une sorte de confession ou d’aveu est souvent une façon de dissimuler ou de se construire une image – mais n’est-ce pas là l’origine de la fascination qu’exercent les miroirs que se tend un auteur ? » (Préface)

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    Lodge raconte comment ses sujets lui viennent, comment il griffonne dans un cahier « entièrement consacré au projet »,  comment il trouve les lignes directrices avant de composer. Il insiste sur l’importance de concevoir une « idée de structure », comme Joyce l’a fait dans Ulysse avec L’Odyssée, cest pour lui « le stade le plus important de la genèse d’une œuvre. » Par exemple, dans Thérapie, il voulait écrire sur la dépression et c’est quand il a pensé que son narrateur « devrait peut-être lire Kierkegaard » que son projet a pris forme.

    Les rapports entre réalité et fiction sont « ambivalents et contradictoires ». Dans son œuvre, Birmingham devient « Rummidge », un lieu fictif, ce qui permet à l’auteur d’exagérer ou de déformer la réalité : « Un roman est un jeu, un jeu qui nécessite la présence de deux joueurs, un lecteur aussi bien qu’un écrivain. » Il va sans dire que les lecteurs fidèles de David Lodge retrouvent avec plaisir dans cet essai ses personnages et leurs situations souvent comiques (mais pas « frivoles », selon sa distinction).

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    A la réflexion s’attache à situer le roman actuel dans l’histoire du genre et dans la société contemporaine, « un statut ambigu entre l’œuvre d’art et le bien de consommation ». Lodge remarque qu’au moment où la critique universitaire poststructuraliste a décrété la « mort de l’auteur », les auteurs contemporains suscitent vers leur personne un intérêt public sans précédent. « Le succès commercial de la littérature dépend de la collaboration entre l’écrivain, l’éditeur et les médias. » Il évoque la dérive financière des grands groupes d’édition et la recherche « frénétique » du best-seller. Lodge revient en particulier sur l’à-valoir faramineux obtenu par Martin Amis pour L’information en 1995. Il aborde aussi la question des cours de création littéraire et le rôle de la critique.

    Moi qui aime partager mes lectures avec vous, j’ai lu avec une attention particulière « Le roman comme forme de communication ». David Lodge rappelle qu’« il est quasiment impossible de discuter d’un roman sans le résumer ou sans supposer que votre interlocuteur connaît l’histoire ; ce qui ne signifie pas que l’intrigue soit la seule ou même la principale raison de s’y intéresser, mais plutôt, que c’est le principe fondamental qui le structure. (…) Le récit s’intéresse au processus, c’est-à-dire au changement qui intervient dans un certain état de choses ; ou bien, il convertit les problèmes et les contradictions de l’expérience humaine en processus pour les comprendre ou les résoudre. »

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    « La conscience et le roman », un texte plus ambitieux d’une centaine de pages, termine le recueil. J’ai apprécié la simplicité avec laquelle David Lodge explique sa conception de l’écriture et expose son « savoir-faire ». Et aussi qu’il se réfère, dans la littérature anglo-saxonne principalement, à des écrivains comme Graham Greene ou Henry James, mais aussi à Jane Austen, Virginia Woolf ou Jane Smiley, entre autres. S’il n’en parle pas, Lodge est sans doute très conscient de ce qu’aujourd’hui, la plupart de ses lecteurs sont des lectrices.

  • Deux aspects

    « Les villes ont deux aspects. Le premier est celui que peuvent voir les touristes ou les nouveaux arrivants à travers les constructions, les monuments, les avenues et l’apparence extérieure. Il y a aussi les paysages intérieurs, constitués par les chambres où nous dormons, les salles de classe, les couloirs, les cinémas, les souvenirs personnels, les odeurs, les lumières et les couleurs. Bien plus que les ressemblances apparentes entre les quartiers, l’âme d’une ville, enfouie au plus profond de la mémoire collective, reste l’aspect intérieur et caché de la ville, et ses ruines en sont le témoignage le plus éloquent. »

     

    Orhan Pamuk, Incendies et ruines (D’autres couleurs)

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    P. S. Vous pouvez suivre les demi-finales du Concours Reine Elisabeth, consacré cette année au violon, en direct à la radio, sur le net et en différé à la télévision sur la Trois. Hier soir, déjà de superbes moments avec le violoniste tchèque Josef Spacek.
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  • Pamuk en couleurs

    L’année de son prix Nobel de littérature, en 2006, Orhan Pamuk a publié D’autres couleurs, un livre « fait d’idées, d’images et de fragments de vie » qui n’avaient pas encore trouvé place dans ses romans. La vie quotidienne est riche de petites scènes qu’on a envie de partager – voyez, par ailleurs, ce village en fleurs – et l’écrivain d’Istanbul écrit « avec puissance et joie, à chaque occasion d’enchantement », lui qui considère le travail littéraire « moins comme une narration du monde qu’une « perception du monde avec les mots ». »

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    Gentile Bellini,  Un scribe assis

    Les courts essais de Pamuk se rapportent tantôt à « la vie et ses soucis », tantôt aux livres qu’il lit ou à ses propres romans, mais ils abordent aussi la politique, les rapports difficiles entre la Turquie et l’Europe, les problèmes d’identité. Le recueil comporte des entretiens, des textes pour des revues, des postfaces. Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, il se termine par la fameuse conférence du 7 décembre 2006 à Stockholm, « La valise de mon papa » (traduite par Gilles Authier).

    C’est un livre à lire dans l’ordre ou le désordre, selon son humeur ou sa curiosité, à laisser et à reprendre ; il est doté d’une table des matières et d’un index d’une douzaine de pages très utiles pour se promener dans ces quelque sept cents pages aux sujets très variés. Trente ans d’écriture ont permis à l’auteur de mieux comprendre pourquoi son bonheur dépend de sa « dose de littérature quotidienne ». Orhan Pamuk voulait devenir peintre. A dix-neuf ans, il décide de devenir écrivain, pour la littérature, sans doute, mais surtout par besoin d’une pièce où s’isoler avec ses pensées. Cette solitude, comparée à celle de quelqu'un qui contemple une fête de loin, revient dans D’autres couleurs comme un leitmotiv.

     

    Mille questions se posent dans la vie d’un homme : comment être heureux, comment arrêter de fumer, comment faire pour dormir « quand les objets parlent »… L’inspiration peut venir aussi d’un chien de rencontre, d’une mouette sous la pluie, de la montre qu’on pose à côté de soi avant d’aller dormir, d’un souvenir – « Je n’irai pas à l’école ». Pamuk ponctue certains textes de petits dessins de sa main, par exemple pour évoquer un paysage qui l’a marqué (« A cet endroit-là, il y a longtemps ») : un ruban d’asphalte, un toit entre les branches des arbres, « le doux serpentin de la route, les buissons qui la bordaient, et les premières feuilles mortes de l’automne. »

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    Istanbul est sa ville. Ses maisons, ses immeubles « de rapport » qui trop souvent ne résistent pas aux tremblements de terre – « L’histoire d’Istanbul est une histoire de ruines et d’incendies » –, ses barbiers spécialistes en ragots, ses vendeurs de sandwichs, l’été sur les îles, la circulation routière, tout est prétexte à décrire la vie des Stambouliotes. Dans « Les bateaux du Bosphore », un très beau texte, Orhan Pamuk raconte et le spectacle de la ville vue du pont d’un « vapur » et le spectacle des bateaux vus de la fenêtre, au loin. Son père et ses oncles avaient chacun leur bateau favori « qu’ils considéraient comme le leur » et son frère et lui les avaient imités, guettant leur passage, leur faisant signe de la main. Son père « feu follet » et sa mère, son frère, éternel rival, sont les figures familiales les plus présentes, et aussi sa fille Rüja, dont il ne sait pas toujours déjouer la tristesse.

     

    La lecture, pour Orhan Pamuk, reste irremplaçable malgré la télévision et les autres médias, « parce que les mots (et les œuvres littéraires qu’ils tissent) sont comme l’eau ou les fourmis : rien n’est capable de s’immiscer aussi vite dans les failles, les creux et les fissures invisibles de la vie que les mots. C’est d’abord dans ces brèches qu’apparaissent les choses essentielles – celles à propos desquelles nous nous questionnons – et la bonne littérature est la première à les révéler. » (« Sur la lecture : mots ou images ») Il évoque, entre autres, La Chartreuse de Parme, Tristram Shandy, Les carnets du sous-sol de Dostoïevski qui « contiennent en germe tous les grands romans qui suivront », Nabokov, Camus, Thomas Bernhard, Vargas Llosa, Salman Rushdie, Gide…

     

    Une allocution sur la liberté d’expression prononcée au Pen Club ouvre la section intitulée « Politique, Europe et autres problèmes pour être soi ». Pamuk y exprime ses préoccupations sociales, réagit à l’actualité, commente les réactions aux attentats du 11 septembre à New York – « Ce n’est pas l’islam, ni même la pauvreté, qui entraîne l’adhésion à la cause des terroristes, d’une cruauté et d’une ingéniosité sans précédent dans l’histoire de l’humanité, c’est plutôt l’écrasante humiliation dont souffrent tous les pays du Tiers Monde. »  

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    Orhan Pamuk - Photo : Murat Türemiş (Site de l’écrivain)

    Dans « C’est où, l’Europe ? », l’écrivain décrit la nouvelle boutique d’un bouquiniste de Beyoglu, proprette et ordonnée, très différente et sans le charme des échoppes anciennes, une « librairie d’antiquités » en quelque sorte. « Pour les gens comme moi, qui vivent aux frontières de l’Europe, dans un sentiment d’entre-deux et essentiellement dans la compagnie des livres, l’Europe a toujours été un rêve, une promesse d’avenir ; une image souhaitée ou redoutée, un but à atteindre ou un danger. »

    Mais le rêve d’Europe s’est mué en « ressentiment envers l’Occident », il constate la montée du nationalisme et du sentiment antieuropéen, même chez ceux qui « leur vie durant, avaient fait leur shopping en Europe et s’étaient servis de tout ce que la culture occidentale pouvait leur offrir, de l’art aux vêtements, pour se distinguer des classes inférieures et justifier leur supériorité » (« La colère des damnés »). Parmi ses réflexions sur la Turquie et l’Europe, on trouve un texte d’Orhan Pamuk sur son procès (dans un entretien pour un journal suisse, il avait déploré les tabous turcs sur la question arménienne).

     

    « Mes livres sont ma vie » rassemble des commentaires à propos de ses œuvres romanesques. Mon nom est Rouge a eu pour premier titre L’Amour à la seule vue d’un portrait, en référence à Hüsrev et Sirin, « l’histoire la plus connue et la plus fréquemment illustrée de la littérature islamique » qui a inspiré son roman « classique » sur « la cruauté de l’Histoire et la beauté d’un monde désormais disparu ».

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    Page d’écriture d’Orhan Pamuk - Photo : Erzade Ertem (Site de l’écrivain)

    Un beau texte sur « Bellini et l’Orient » évoque une exposition à la National Gallery de Londres. Pamuk s’attarde sur le célèbre Portrait de Mehmed II, « devenu l’image générique du sultan ottoman », et sur une merveilleuse aquarelle, Un scribe assis, où un jeune enlumineur ou calligraphe se tient assis en tailleur, le visage penché, le regard concentré vers son papier. 

    D’autres couleurs se termine sur des impressions de voyage aux Etats-Unis, une interview sur sa vie d’écrivain. Cela mène à deux textes très forts, pour finir : « Regarder par la fenêtre », très personnel, et la conférence du Nobel, où Orhan Pamuk évoque le destin d’écrivain, son travail, à partir d’une petite valise où son père conservait ses propres écrits et qu’il lui a confiée deux ans avant de mourir.

     

    Mots et images, les trésors d’Orhan Pamuk, ont trouvé il y a quelques jours une forme inédite, avec l’ouverture à Istanbul d’une exposition d'objets, une vitrine par chapitre, en lien avec son dernier roman, Le Musée de l’innocence.