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Culture - Page 559

  • Se perdre à Calcutta

    Lire Marguerite Duras, c’est lire autrement et même écouter. « Marguerite pense
    que la parole est un bruit humain et pas seulement un message intellectuel. Si elle s'obstine à écrire, c'est parce qu'elle croit que, par-delà les mots qu'elle utilise, elle peut atteindre une autre réalité, indicible. (...) Cette conception de l'écriture, elle la nommera l'approche de l'ombre interne, là où se situent les archives du soi »
    , commente Laure Adler dans sa passionnante biographie de Duras. La relire, avec son écriture syncopée, son maniérisme, c'est entrer dans son rythme et laisser parler l’imagination puisque le lecteur, comme l’auteur, selon l'écrivaine, doit créer l’histoire qui n’est pas faite, disons, pas explicite. Le vice-consul (1965), un roman à lire donc aussi entre les lignes pour inventer, rêver.

     

    Duras, Le Vice-consul lu par M. Lonsdale.JPG

     

    Ils sont trois à se perdre à Calcutta : la mendiante (déjà présente dans Un barrage contre le Pacifique), le vice-consul, Anne-Marie Stretter (femme de l’ambassadeur de France). « Elle marche, écrit Peter Morgan. » Première phrase. Un des amis d’Anne-Marie écrit un livre sur une jeune fille chassée par sa mère parce qu’elle est enceinte. Elle ne trouve pas la direction de la Plaine des Oiseaux dont on lui a parlé, retourne chez elle à Battambang, s’y prosterne devant ses parents qui l’ignorent, repart.

     

    A l’ambassade de France, on invite en dernière minute à la réception l’ex-vice-consul à Lahore, Jean-Marc de H. Cela fait cinq semaines qu’il a été rappelé à Calcutta après de graves « incidents », il y attend sa prochaine affectation. Il observe les allées et venues d’Anne-Marie Stretter qui traverse le parc de l’ambassade, qui fait donner de l’eau fraîche et les restes aux affamés de Calcutta, qui abandonne sa bicyclette contre le grillage des tennis. Charles Rossett, depuis peu aux Indes, examine avec l’ambassadeur le dossier du vice-consul qui a reconnu les faits qu’on lui reproche. Il a tiré dans les jardins de Shalimar, il y a eu un ou des morts (personne ne précise), on parle de dépression nerveuse. Selon M. Stretter, c’est « dans l’enfance » qu’il faut chercher une explication. Et pour tenir le coup à Calcutta, en période de mousson, se rendre dans les îles, conseille-t-il à son nouveau premier secrétaire. Sa femme va régulièrement à la villa sur le delta, avec ses amis  anglais – d'aucuns disent ses amants. « Tout Calcutta sait-il ? Tout Calcutta se tait. Ou ignore. »

     

    La mendiante accouche vers Oudang. Dès qu’elle le peut, elle se remet en route, suit le Mékong. Elle a entendu parler d’enfants adoptés. Malgré un pied blessé, elle arrive au marché où viennent parfois des femmes blanches. Elle sourit à l’une d’elles, accompagnée de sa fille, les suit jusqu’à leur villa, leur fait comprendre par gestes qu’elle ne peut garder l’enfant. « C’est fait : l’enfant a été prise et emmenée à la villa. » La jeune fille se repose dans le jardin, observe ce qui se passe entre la femme, la fille et l’enfant. On lui apporte à manger, de quoi soigner son pied. Après, elle s’en ira pour Calcutta. Peter Morgan veut rendre compte de sa faim, de cette marche pendant dix ans, de la misère et de la folie de la mendiante. « J'ai connu personnellement cette femme, dira Marguerite, j'avais dix ans. Elle me faisait très peur. » (Laure Adler)

     

    Avant la réception, le vice-consul se rend au Cercle où il est attendu par le Directeur. Ils se racontent leurs souvenirs d’école, « le bonheur gai » des mauvaises blagues de potaches. Puis il faut mettre un smoking pour se rendre à l’ambassade : Anne-Marie Stretter, en noir, accueille les invités près du buffet. Charles Rossett raconte au vice-consul ce qu’on sait d’elle : elle lit beaucoup, elle s’occupe de l’éducation de ses trois filles, elle s’éloigne souvent pour quelques jours, elle a des amants. Il y a dix-sept ans, l’ambassadeur l’a enlevée à un administrateur général, c’est une femme « irréprochable » – « Rien ne se voit, c’est ce que j’appelle irréprochable à Calcutta ».

     

    Charles Rossett invite la femme de l’ambassadeur à danser, c’est ce qu’il faut faire lorsqu’on est reçu à l’ambassade. Elle lui parle de livres, de la lumière, de Venise, de la musique ; elle joue du piano. Il y a beaucoup d’hommes autour d’Anne-Marie Stretter, l’ambassadeur lui-même invite Charles Rossett à se joindre au cercle des intimes qui l’accompagnent à la villa. Le vice-consul dont tout le monde parle, effrayé par sa réputation, son visage au regard mort, sa voix blanche, danse lui aussi avec elle et lui parle un peu. A elle, peut-être, il dirait de ce qui s’est passé à Lahore. Quand la femme de l’ambassadeur distribue des roses aux invitées, le signal du départ, le vice-consul s’attarde, insiste pour terminer la soirée avec elle, avec ses amis. Mais elle refuse – « je prends la vie légèrement » – et il se fait éconduire, crie et vocifère dans la rue, sans que personne ne s’en émeuve vraiment à part Charles Rossett, à qui le vice-consul s’est confié.

     

    Marguerite Duras, avec la mendiante devenue folle sur les chemins d’errance ou dans la boue des fleuves, évoque l’Inde des miséreux à ciel ouvert, en contraste avec l’ambassade et ses jardins entourés de grillages pour tenir à distance lépreux et mendiants, l’hôtel Prince of Wales et son luxe, la villa du delta. Les personnages du Vice-consul vont d’un endroit à un autre, leurs mouvements sont indiqués, leurs gestes. (Un scénario de commande, Nuit noire Calcutta, matrice du roman, a déclenché son désir de devenir cinéaste.) Dans leurs conversations, ils parlent souvent des autres. La souffrance afffleure, ne s’exprime pas. Duras disait de ce roman « qu'il était le premier de sa vie, le plus difficile, le plus risqué car il énonçait l'amplitude du malheur sans jamais évoquer les événements visibles qui l'avaient provoqué.  » (Laure Adler, Marguerite Duras, VI. Les traités de la perdition : de Lol V Stein à Aurelia Steiner) L’un est amoureux, l’autre plein de désir, une femme verse des larmes mais prétend que ce n’est rien. Et finalement rien n’est dit. C’est étrange et envoûtant, ce manège des apparences, de la vie mondaine, et celui des secrets soigneusement gardés, dans la misère aussi, chacun dans son brouillard de solitude.

  • Visage

    « Maintenant, calcula le père Orduña, l’inspecteur devait avoir atteint la cinquantaine, mais ce qui lui était le plus difficile n’était pas de se rappeler comment il était dans son enfance, quand on l’avait amené au pensionnat, mais de porter une véritable attention à ses traits d’aujourd’hui, à son visage commun, énergique et marqué, à sa présence robuste et gauche d’adulte sur le déclin. Avec la nostalgie d’une paternité impossible, le prêtre pensait qu’on ne peut peut-être jamais voir tout à fait comme un adulte celui qu’on a vu enfant et dont on se souvient, et que la véritable mémoire des premières années de notre vie ne nous appartient jamais en propre, mais appartient plutôt à ceux qui nous ont connus, élevés et vus grandir. Sur le visage rude et rouge, dans les cheveux gris décoiffés et rares, dans le cou vieilli et assez mal rasé de l’inspecteur, il n’y avait pas trace de l’enfant aujourd’hui invraisemblable et qui pourtant avait existé ; le père Orduña sentit avec un orgueil mélancolique que c’était lui le dépositaire du passé intime d’un autre homme, d’un inconnu. »

    Antonio Muñoz Molina, Pleine lune

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    Juan Gris, Portrait de Maurice Raynal

  • Cherche ses yeux

    Roman policier ? Ce serait réducteur. Avec Pleine lune (1997), Antonio Muñoz Molina enrichit la littérature espagnole d’une œuvre romanesque au sens fort : une intrigue palpitante, une écriture magnifique, servie par la traduction de Philippe Bataillon. Incipit : « Jour et nuit il marchait dans la ville à la recherche d’un regard. Il ne vivait que pour cette obligation, même s’il tentait de faire d’autres choses ou feignait de les faire, il ne faisait que regarder, il épiait les yeux des gens, les visages des inconnus, des garçons de café, des vendeurs de magasins, les visages et les regards des prisonniers sur les fiches d’identité. »

     

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    Juan Gris, Pierrot

     

    Tout de suite, on marche, avec l’inspecteur, on est pris dans le rythme de ses obsessions : retrouver l’assassin de Fátima, une petite fille de neuf ans sortie pour s’acheter à la papeterie du papier bristol et des Crayolors, jamais rentrée, dont le cadavre a été retrouvé sur un talus dans le parc de la Cava, une nuit de pleine lune. C’est pour résoudre cette affaire que l’inspecteur a enfin obtenu la mutation que sa femme et lui attendaient depuis des années, à Bilbao, usés par l’angoisse, les menaces et le harcèlement téléphonique, au point que sa femme, en dépression, suit maintenant une cure en résidence psychiatrique et que lui, insomniaque, se tient sur ses gardes jour après jour pour vérifier à chaque instant autour de lui les signes d’un danger potentiel. Ils n’ont pas d’enfant.

     

    De retour dans la petite ville où il a fait ses études à l’internat, il y a rendu visite au
    père Orduña à qui il avait écrit pendant quelque temps, reconnaissant pour la bourse qu’il lui avait obtenue, et c’est le vieux jésuite anticonformiste qui lui a dit : « Cherche ses yeux ». En scrutant le regard des gosses alignés devant lui, en classe, le prêtre identifiait toujours le coupable. Le visage blanc de la petite obsède l’inspecteur, morte étouffée par le tissu de sa culotte enfoncée dans la bouche. « Il cherchait des yeux
    un visage qui serait le miroir d’une âme embusquée, un miroir vide qui ne reflétait rien, ni le remords ni la compassion, peut-être même pas la peur de la police. »
    Mais chacun vit « avec son secret enfoui dans son âme, qui lui ronge le cœur, toujours inaccessible, non seulement aux inconnus mais aussi à ceux qui sont les plus proches ».

     

    Ici, on ne le connaît pas encore, cela permet à l’inspecteur de surveiller plus à l’aise. « L’hiver et la peur, la présence du crime, étaient tombés sur la ville comme des frissons simultanés, comme un saisissement de rues silencieuses et désertes au crépuscule, battues par une pluie froide et un vent chargé d’odeurs de terre qui en une ou deux nuits avait fait tomber toutes les feuilles des platanes et des marronniers, jaunies depuis avant l’été à cause de la longue sécheresse. » Jusqu’au jour où il voit son propre visage au journal télévisé, pris de très près, son nom et sa fonction inscrits au bas de l’écran – « et il s’irrita beaucoup et s’inquiéta plus qu’il n’était prêt à le reconnaître. (…) Il se demanda si ces images avaient été vues par l’un de ceux qui lui envoyaient des lettres anonymes quand il était dans le nord ».

     

    Par ses parents, qui lui ont montré le film de sa communion, par l’école, par les voisins, l’enquêteur s’est fait une idée de la personnalité de la victime, une fillette attentive aux autres et qui aimait apprendre. Susana Grey, son institutrice, qui vit seule avec son fils, est la première à oser s’approcher de cette « clarté froide qui était le nouveau pays où habitait maintenant l’inspecteur », un homme dans la cinquantaine qui ne boit plus d’alcool, ne fume plus, n’a plus de femme qui l’attend chez lui. Une vieille femme est enfin venue témoigner, elle a vu sortir l’enfant avec un homme jeune qui la tenait par l’épaule. Elle a répété sa description devant l’institutrice, au cas où celle-ci y reconnaîtrait quelqu’un : un homme d’une vingtaine d’années, sans doute un travailleur manuel aux ongles mal coupés avec des bords tranchants, d’après Ferreras, le médecin légiste.

     

    Soudain un paragraphe entre guillemets, un extrait de rapport très précis sur les allées et venues quotidiennes de l’inspecteur, sur ses habitudes. Habitué à suivre les obsessions de l’enquêteur, le lecteur découvre tout à coup celles d’un inconnu qui vient de s’installer en ville et le piste. Puis c’est un autre monologue intérieur : les préoccupations d’un homme qui vit avec ses vieux parents qui le dégoûtent, dans un appartement du centre historique aux odeurs nauséabondes, qui « passe sa vie à travailler plus d’heures que n’en compte le cadran » ; il prend soin de mettre à part du linge souillé qu’il veut laver lui-même.

     

    Quand elle le revoit, Susana Grey apprend à l’inspecteur que son anorak et ses chaussures suffisent à l’identifier comme venant du nord. Intéressée par cet homme enfermé en lui-même, elle le questionne sur sa vie, sa femme ; elle l’emmène dans sa voiture à « L’île de Cuba », un restaurant près du fleuve et lui parle « comme presque jamais dans sa vie depuis qu’elle était adulte ». Ces deux-là n’ont pas fini de se rencontrer.

     

    « Les mains propres, les mains molles de tant d’humidité, les mains rougies par le travail et le froid, les mains aux doigts grands, aux ongles cassés, avec leurs tranchants rugueux et cornés, des ongles toujours cernés de noir… » Ainsi
    débute une phrase de deux pages et demie qui nous entraîne avec l’assassin vers un autre crime, presque identique, qui va faire avancer l’enquête. C’est un des passages les plus forts de Pleine lune où la phrase longue, de virgule en virgule, porte sensations, pensées, pulsions. La traque se précise, elle aboutira, mais rien ne sera
    plus jamais comme avant pour l’inspecteur, pour sa femme, pour Susana. Rien n'est plus jamais comme avant pour personne.

     

    Antonio Muñoz Molina excelle à rendre le va-et-vient permanent du corps à l’esprit et de l’esprit au corps : le regard qui parle ou se tait, les mains qui disent qui nous sommes, ce que nous cachons, ce que nous cherchons. Le va-et-vient du temps aussi, dans nos vies, de l’enfant à l’adulte en nous, de la vieillesse à la jeunesse. « C’est que je veux que tu saches qui tu étais », dit le prêtre rouge à l’inspecteur en lui montrant ses archives, « Tu n’as pas l’air de bien te souvenir. Aujourd’hui les gens oublient tout, de sorte que personne ne sait qui il est vraiment. » Nous n'oublierons pas ces personnages dont nous avons presque partagé le souffle et en tout cas l'inquiétude dans ces nuits froides chevauchées par la lune, comme une malédiction.

  • Différente

    « La souffrance d’être différente est la véritable formation de Frida. Elle ne songe guère à peindre à ce moment-là. Mais elle vit dans un monde de fantaisie et de rêves, où elle trouve une compensation à sa solitude en faisant apparaître
    à volonté, sur la fenêtre de sa chambre, une autre Frida, son double, sa sœur : « Sur la buée des vitres, avec un doigt, je dessinais une porte, écrit-elle dans son Journal, et par cette porte je m’échappais par l’imagination avec une grande joie et un sentiment de hâte. J’allais jusqu’à une laiterie appelée Pinzon. Je traversais le « O » de Pinzon et de là je descendais vers le centre de la terre où « mon amie imaginaire » m’attendait toujours. Je ne me souviens plus de son image, ni de la couleur de ses cheveux. Mais je sais qu’elle était gaie, qu’elle riait beaucoup. Sans bruit. Elle était agile et elle dansait comme si elle ne pesait rien. Je l’accompagnais dans sa danse, et en même temps je lui racontais tous mes secrets. » 
    »

     

    J.M.G. Le Clézio, Diego & Frida, Stock, 1993.

     

     

     

  • Le monde de Frida

    Frida Kahlo y su mundo : dans le cadre de ses « Pleins feux sur le Mexique et l’Espagne », le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar) montre jusqu’au 18 avril prochain le monde de Frida Kahlo (1907-1954), une petite exposition de vingt-six œuvres du musée Dolores Olmedo (Xochimilco, Mexique). L’engouement pour l’artiste mexicaine au destin tragique, l’espace limité de la salle valent aux visiteurs des horaires élargis jusqu’à vingt et une heures du jeudi au dimanche.

    Kahlo, Autoportrait au petit singe (détail) (couverture Taschen).jpg

    J’avais voulu visiter cette exposition en soirée il y a quelque temps, mais pas de chance, une alerte à la bombe dans une banque voisine avait entraîné le blocage de tout le périmètre – explication du lendemain : un aspirateur avait été livré en fin de journée à la banque, colis suspect qui a valu à tous les amateurs d’expositions et de concerts d’annuler leur soirée ou de la passer dans les cafés et restaurants des environs. C’est en buvant un délicieux thé « Klimt » (merci, B.) non loin de là que j’ai appris par des gardiens (eux aussi évacués) que le lundi, habituellement jour de fermeture, l’accès ne pose aucun problème d’attente.

    Regarder les œuvres de Frida Kahlo, devenue, comme il l’avait prédit, plus célèbre que son mari Diego Rivera, le grand peintre mexicain de fresques sociales, c’est entrer dans l’univers d’une femme ardente qui a choisi de peindre ce qu’elle vivait : « Je n’ai jamais peint des rêves, j’ai peint ma propre réalité. »  Le Bus (1929) montre,
    assis côte à côte sur une banquette, dos à la rue, une ménagère, un ouvrier, une
    femme enveloppée dans un châle en train d’allaiter son enfant, un petit garçon qui
    s’est retourné vers la fenêtre et un bourgeois en costume, enfin une jeune femme écharpe au vent, élégante et sereine comme l’était Frida Kahlo avant le terrible accident d’autobus qui lui a brisé les vertèbres et d’autres os en 1925 et qui, après
    une enfance déjà marquée par la polio, a bouleversé ses projets d’étudiante en médecine, sa vie tout entière. A sa manière naïve, c’est déjà une peinture de la vie populaire au Mexique.

    Pas de chronologie dans la présentation : les œuvres (de 1929 à 1954) sont en
    général isolées les unes des autres, violemment éclairées, adossées à de grands panneaux inclinés qui structurent l’espace d’exposition plongé dans la pénombre. L’autoportrait avec petit singe (1945) est la première œuvre puissamment personnelle du parcours : elle s’y est peinte de face avec ses sourcils épais qui se rejoignent, son ombre de moustache, les lèvres serrées, les yeux fixes, les cheveux tressés à la manière traditionnelle, en compagnie d’un petit singe et d’un chien et aussi d’un animal en céramique précolombienne. Un ruban doré les relie l’un à l’autre dans un décor de feuillages entrelacés. (Quasi toutes les œuvres exposées sont illustrées dans la monographie consacrée à Frida Kahlo chez Taschen.) C’est avec La colonne brisée (1944) une des œuvres les plus connues, celle-ci relatant son calvaire avec la colonne vertébrale brisée en plusieurs endroits, les arceaux du corset qui enserrent le torse et les clous enfoncés sur toute la surface du corps, pointes sombres sur la peau auxquelles répondent des larmes blanches sur le visage.

    Frida Kahlo représente aussi les autres : une Eva Frederick amicale, un collier de perles vertes autour du cou ;  une fillette en robe verte à pois rouges (le col attaché par une épingle de nourrice) assise sur une chaise devant un mur mauve et ocre, le regard sérieux ; la douce doña Rosita Morillo en train de tricoter, vieille femme aux cheveux blancs, un châle sur les épaules, devant des cactus en fleurs et des branches mortes. Particulièrement frappant, le Portrait de Luther Burbank, un spécialiste des hybrides de fleurs et de légumes qu’elle a représenté sortant d’un tronc d’arbre dont les racines puisent leur sève dans un cadavre enfoui sous la terre, et tenant à la main de gigantesques feuilles, devant un paysage planté de deux arbres fruitiers.

    La maternité et l’art forment un autre fil conducteur, de l’extraordinaire représentation qu’elle fait d’elle-même avec sa figure d’adulte et un corps d’enfant en train de téter le sein d’une nourrice indienne à la peau sombre et au visage masqué (Mi nana y yo,
    Ma nounou et moi
    ) aux scènes sanglantes qui évoquent ses fausses couches ou un assassinat sordide, jusqu’à cette lithographie où elle se représente divisée en deux, le fœtus perdu d’un côté, la palette à la main de l’autre. Diego Rivera la voyait comme « la première femme dans l’histoire de l’art à avoir repris, avec une sincérité absolue et impitoyable, les thèmes généraux et particuliers qui concernent exclusivement les femmes. »

    Quelques œuvres moins narratives, pas vraiment surréalistes, relèvent plutôt d’un symbolisme fantastique comme La fleur de la vie (1944) – une plante rouge hermaphrodite, allusion à sa bisexualité, ou Le poussin (1945), évocation de l’humanité menacée par la guerre nucléaire (œuvre inspirée, dit-on, par Hiroshima).
    Un diaporama sur grand écran feuillette le journal intime que Frida Kahlo a tenu pendant les dix dernières années de sa vie, combinant textes et dessins.

    Trop peu d’œuvres pour juger de l’apport de cette artiste à l’histoire de l’art pictural, mais assez pour ressentir l’authenticité de son engagement artistique. Au-delà de son cas personnel, Frida Kahlo crée un univers original nourri par la culture mexicaine traditionnelle (couleurs fortes, parures, cohabitation de la vie et de la mort), par l’attention aux personnes, par le questionnement existentiel. Quel est le sens de ce que nous vivons ? Comment peindre la souffrance physique ? la douleur morale ? Ce ne sont pas des questions exclusivement « féminines », c’est le défi que lancent au monde ceux qui ne se contentent pas de la vie telle qu’elle se présente, mais la réinventent quand ils créent. C’est le monde de l’art.