Roman policier ? Ce serait réducteur. Avec Pleine lune (1997), Antonio Muñoz Molina enrichit la littérature espagnole d’une œuvre romanesque au sens fort : une intrigue palpitante, une écriture magnifique, servie par la traduction de Philippe Bataillon. Incipit : « Jour et nuit il marchait dans la ville à la recherche d’un regard. Il ne vivait que pour cette obligation, même s’il tentait de faire d’autres choses ou feignait de les faire, il ne faisait que regarder, il épiait les yeux des gens, les visages des inconnus, des garçons de café, des vendeurs de magasins, les visages et les regards des prisonniers sur les fiches d’identité. »
Tout de suite, on marche, avec l’inspecteur, on est pris dans le rythme de ses obsessions : retrouver l’assassin de Fátima, une petite fille de neuf ans sortie pour s’acheter à la papeterie du papier bristol et des Crayolors, jamais rentrée, dont le cadavre a été retrouvé sur un talus dans le parc de la Cava, une nuit de pleine lune. C’est pour résoudre cette affaire que l’inspecteur a enfin obtenu la mutation que sa femme et lui attendaient depuis des années, à Bilbao, usés par l’angoisse, les menaces et le harcèlement téléphonique, au point que sa femme, en dépression, suit maintenant une cure en résidence psychiatrique et que lui, insomniaque, se tient sur ses gardes jour après jour pour vérifier à chaque instant autour de lui les signes d’un danger potentiel. Ils n’ont pas d’enfant.
De retour dans la petite ville où il a fait ses études à l’internat, il y a rendu visite au
père Orduña à qui il avait écrit pendant quelque temps, reconnaissant pour la bourse qu’il lui avait obtenue, et c’est le vieux jésuite anticonformiste qui lui a dit : « Cherche ses yeux ». En scrutant le regard des gosses alignés devant lui, en classe, le prêtre identifiait toujours le coupable. Le visage blanc de la petite obsède l’inspecteur, morte étouffée par le tissu de sa culotte enfoncée dans la bouche. « Il cherchait des yeux
un visage qui serait le miroir d’une âme embusquée, un miroir vide qui ne reflétait rien, ni le remords ni la compassion, peut-être même pas la peur de la police. » Mais chacun vit « avec son secret enfoui dans son âme, qui lui ronge le cœur, toujours inaccessible, non seulement aux inconnus mais aussi à ceux qui sont les plus proches ».
Ici, on ne le connaît pas encore, cela permet à l’inspecteur de surveiller plus à l’aise. « L’hiver et la peur, la présence du crime, étaient tombés sur la ville comme des frissons simultanés, comme un saisissement de rues silencieuses et désertes au crépuscule, battues par une pluie froide et un vent chargé d’odeurs de terre qui en une ou deux nuits avait fait tomber toutes les feuilles des platanes et des marronniers, jaunies depuis avant l’été à cause de la longue sécheresse. » Jusqu’au jour où il voit son propre visage au journal télévisé, pris de très près, son nom et sa fonction inscrits au bas de l’écran – « et il s’irrita beaucoup et s’inquiéta plus qu’il n’était prêt à le reconnaître. (…) Il se demanda si ces images avaient été vues par l’un de ceux qui lui envoyaient des lettres anonymes quand il était dans le nord ».
Par ses parents, qui lui ont montré le film de sa communion, par l’école, par les voisins, l’enquêteur s’est fait une idée de la personnalité de la victime, une fillette attentive aux autres et qui aimait apprendre. Susana Grey, son institutrice, qui vit seule avec son fils, est la première à oser s’approcher de cette « clarté froide qui était le nouveau pays où habitait maintenant l’inspecteur », un homme dans la cinquantaine qui ne boit plus d’alcool, ne fume plus, n’a plus de femme qui l’attend chez lui. Une vieille femme est enfin venue témoigner, elle a vu sortir l’enfant avec un homme jeune qui la tenait par l’épaule. Elle a répété sa description devant l’institutrice, au cas où celle-ci y reconnaîtrait quelqu’un : un homme d’une vingtaine d’années, sans doute un travailleur manuel aux ongles mal coupés avec des bords tranchants, d’après Ferreras, le médecin légiste.
Soudain un paragraphe entre guillemets, un extrait de rapport très précis sur les allées et venues quotidiennes de l’inspecteur, sur ses habitudes. Habitué à suivre les obsessions de l’enquêteur, le lecteur découvre tout à coup celles d’un inconnu qui vient de s’installer en ville et le piste. Puis c’est un autre monologue intérieur : les préoccupations d’un homme qui vit avec ses vieux parents qui le dégoûtent, dans un appartement du centre historique aux odeurs nauséabondes, qui « passe sa vie à travailler plus d’heures que n’en compte le cadran » ; il prend soin de mettre à part du linge souillé qu’il veut laver lui-même.
Quand elle le revoit, Susana Grey apprend à l’inspecteur que son anorak et ses chaussures suffisent à l’identifier comme venant du nord. Intéressée par cet homme enfermé en lui-même, elle le questionne sur sa vie, sa femme ; elle l’emmène dans sa voiture à « L’île de Cuba », un restaurant près du fleuve et lui parle « comme presque jamais dans sa vie depuis qu’elle était adulte ». Ces deux-là n’ont pas fini de se rencontrer.
« Les mains propres, les mains molles de tant d’humidité, les mains rougies par le travail et le froid, les mains aux doigts grands, aux ongles cassés, avec leurs tranchants rugueux et cornés, des ongles toujours cernés de noir… » Ainsi
débute une phrase de deux pages et demie qui nous entraîne avec l’assassin vers un autre crime, presque identique, qui va faire avancer l’enquête. C’est un des passages les plus forts de Pleine lune où la phrase longue, de virgule en virgule, porte sensations, pensées, pulsions. La traque se précise, elle aboutira, mais rien ne sera
plus jamais comme avant pour l’inspecteur, pour sa femme, pour Susana. Rien n'est plus jamais comme avant pour personne.
Antonio Muñoz Molina excelle à rendre le va-et-vient permanent du corps à l’esprit et de l’esprit au corps : le regard qui parle ou se tait, les mains qui disent qui nous sommes, ce que nous cachons, ce que nous cherchons. Le va-et-vient du temps aussi, dans nos vies, de l’enfant à l’adulte en nous, de la vieillesse à la jeunesse. « C’est que je veux que tu saches qui tu étais », dit le prêtre rouge à l’inspecteur en lui montrant ses archives, « Tu n’as pas l’air de bien te souvenir. Aujourd’hui les gens oublient tout, de sorte que personne ne sait qui il est vraiment. » Nous n'oublierons pas ces personnages dont nous avons presque partagé le souffle et en tout cas l'inquiétude dans ces nuits froides chevauchées par la lune, comme une malédiction.
Commentaires
Superbe chronique! Ravie de savoir que tu as apprécié ce monde d'obsessions, ce récit noir mais pas triste, cette "écriture magnifique".
C'est étrange pour moi de lire ces extraits en français, c'est comme si je lisais ce roman pour le première fois!
Dans "le vent de la luine" :
- "Le 20 juillet 1969, l'homme marche pour la première fois sur la Lune. Dans la petite ville andalouse de Mágina, un adolescent vit cet événement avec une passion d'autant plus grande que, pour lui, la vie s'écoule avec la régularité des choses qui ont toujours été, dans le temps apparemment suspendu d'une longue dictature.
La récolte des olives, les querelles de famille, un secret qui pèse sur la ville depuis la guerre civile, le collège religieux, tout cet univers pauvre et archaïque apparaît comme étranger à ce jeune garçon qui assiste à la naissance d'une nouvelle époque..."
OK, j'ai lu ta critique de livre...et...décidément tu donnes envie de lire toi!
Mais la peinture... oh cette peinture...!
Ah oui! comment dire... ben je l'aime, tout simplement et je vais de ce pas demander à Monsieur Gogol qui c'est Juan Gris
C'est le premier livre que j'ai lu de Molina, la lune revient dans son dernier livre : le vent de la lune un roman magnifique
Tania vous avez raison c'est bien autre chose qu'un polar ce livre et ses personnages nous accompagnent longtemps comme ceux du "Royaume des voix"
Un très grand auteur et un billet de grande qualité comme d'habitude
Traque policière et prospection mentale des personnages, le tout baignant dans une ambiance de malédiction et accompagné d'un Pierrot multiple... Merci pour cette chronique qui déjà nous fait frissonner.
@ Colo : Encore merci à toi de m'en avoir montré le chemin, j'espère que tu t'amuseras à comparer l'original et la traduction - j'attends ton appréciation d'experte.
@ JEA : Dominique, vous... Décidément, je me tournerai vers cet autre roman lunaire.
@ Coumarine : Pivot pariait parfois sur certains livres - "S'il ne vous plaît pas, je vous le rembourse !"
Bonnes recherches sur Juan Gris, bien représenté, à ce que j'ai lu, dans l'exposition actuelle au musée d'Ixelles sur le cubisme, que je compte aller visiter un de ces jours.
@ Dominique : Merci, votre billet auquel je renvoie m'avait déjà persuadée d'aller un jour à la rencontre de cet écrivain.
@ MH : Bonne lecture, attention aux chauds et froids.
Je lisais attentivement l’écrit de Tania, comme d’habitude avec beaucoup d’intérêt, quand une phrase me bouleversa, éveillant de lourdes réminiscences : « Le visage blanc de la petite obsède l’inspecteur, morte étouffée par le tissu de sa culotte enfoncée dans la bouche … » s’ensuivit alors, en moi, un profond dégoût du « mâle » prédateur … une nausée profonde, mêlée d’angoisse, à la pensée de ce sort immonde à l’innocence bafouée … : Julie, Mélissa, Élisabeth et beaucoup d’autres, la liste malheureusement est beaucoup trop longue … toutes ces petites fleurs que des malades ou des pervers dégoutants ont piétinées … Ma journée et ma nuit seront tristes : … je cauchemarderai mes petites-filles, pures comme des pousses de printemps, entre les mains de ces monstres …
@ Doulidelle : Plus d'un passage abominable dans cette enquête, qui rappelle trop de drames réels, c'est vrai. Autre cauchemar, cette poussée d'un homme sous une rame dans le métro parisien, un crime gratuit qui m'a fait aussi froid dans le dos.
Superbes extraits et belle présentation. Je le note dans mon carnet et le lirai sans doute en espagnol! Merci Tania!
@ Delphine : Votre billet d'aujourd'hui sur les odeurs... "Pleine lune" en est plein, vous verrez.