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Belgique - Page 51

  • Attendre

    Florilège d’automne / Poésie

     

     

    Estampe Jardin de thé.jpg

    Attendre         sans savoir si entrer est encore
    attendre         ou non    avec à parcourir immobile
    un chemin         partir         alors qu’on est parti
    depuis longtemps         pour arriver où depuis
    toujours on était arrivé         passer très pur
    le seuil         vers plus de pureté qu’on n’imagine
    pas     danser gravement avec l’arbre         sans
    interrompre les signes visibles de la marche
    danser         avec ces vents du vide    où naissent
    des étoiles qui s’écartent
    aller   pour attendre         sans savoir si entrer
    était la seule chose à faire          ou pas

     

     

    Werner Lambersy, Maîtres et maisons de thé, Labor, Bruxelles, 1988.

  • Ulenspiegel

    Florilège d’automne / Incipit

     

    « A Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes.

    Une commère sage-femme et nommée Katheline l’enveloppa de langes chauds et, lui ayant regardé la tête, y montra une peau.

    – Coiffé, né sous une bonne étoile ! dit-elle joyeusement.

    Mais bientôt se lamentant et désignant un petit point noir sur l’épaule de l’enfant :

    – Hélas ! pleura-t-elle, c’est la noire marque du diable.

    – Monsieur Satan, reprit Claes, s’est donc levé de bien bonne heure, qu’il a déjà eu le temps de marquer mon fils ?

    – Il n’était pas couché, dit Katheline, car voici seulement Chanteclair qui éveille les poules.

    Et elle sortit, mettant l’enfant aux mains de Claes.

     

    Monument à Charles de Coster par Charles Samuel.jpg

    Le monument Charles De Coster à Bruxelles

     

    Puis l’aube creva les nuages nocturnes, les hirondelles rasèrent en criant les prairies, et le soleil montra pourpre à l’horizon sa face éblouissante.

    Claes ouvrit la fenêtre, et parlant à Ulenspiegel :

    – Fils coiffé, dit-il, voici monseigneur du Soleil qui vient saluer la terre de Flandre. Regarde-le quand tu le pourras, et, quand plus tard tu seras empêtré en quelque doute, ne sachant ce qu’il faut faire pour agir bien, demande-lui conseil ; il est clair et chaud : sois sincère comme il est clair, et bon comme il est chaud.

    – Claes, mon homme, dit Soetkin, tu prêches un sourd ; viens boire, mon fils.

    Et la mère offrit au nouveau-né ses beaux flacons de nature. »

     

    Charles De Coster, La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs, Editions du Progrès, Moscou, 1973.

  • Rond-point

    Florilège d’automne / Poésie

    Mon amie, je t’aime
    et nous irons en Mésopotamie
    broder sur ce thème.

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    Godward John William,  Dolce farniente

    Ne restons pas ici, la vue est trop bornée.
    Allons vers les contrées lumineuses,
    nous chasserons le jabiru dans les palétuviers,
    nous écouterons la musique verte des fleuves.
    Je te conduirai sur une montagne taillée à pic ;
    de là, tous les détails se perdront dans l’ensemble
    tu donneras tes lèvres rouges au soleil d’or,
    et nous redescendrons en courant.

    Dites oui
    et nous danserons des danses inédites
    au son d’un orchestre inouï.

    Nous visiterons les musées ;
    nous présenterons des condoléances au gardien ;
    nous irons dans les magasins de nouveauté,
    acheter des rubans de soie et des pantoufles de couleur.
    Au jardin zoologique proche
    nous jetterons des noisettes dans la cage du mandrill
    et en revenant par les petites rues désertes
    nous tirerons aux sonnettes des maisons.

    Je chanterai : ma mie, ô gué…
    tu m’appelleras : vaurien, artiste,
    et quand nous serons fatigués d’être gais
    nous serons contents d’être tristes.

     

    Paul Neuhuys, Le canari et la cerise (1921)
    (On a beau dire, Labor, Bruxelles, 1984 – anthologie)

  • Omnivalence

    « De plus, Sobral venait de publier Ce pouvoir qui nous enivre, exercice d’abjection salutaire où un écrivain domestique éprouve, à 55 ans (sic), sous le nom de liberté d’esprit, une sorte de mélancolie à avoir servi avec platitude tant de maîtres. La servilité et la versatilité s’y voyaient ainsi délivrer d’un même mouvement leurs lettres de noblesse.

    Mais enfin, même de mon point de vue, la venue à Bruxelles de Rainier Sobral c’était mieux que rien. Une fois Revel écarté pour crime de libéralisme, il n’y avait pas un choix infini. Debord suicidé, Sollers trop cher, Eco trop compliqué, Levi-Strauss intransportable, Derrida empêtré dans son parapluie : tous genres confondus, l’omnivalence intellectuelle est rare, et on prend ce qui se trouve.
    Du moins Sobral, académicien dans l’âme, ne songerait pas à s’étonner de la naïveté de nos rites. »

    Luc Dellisse, Le Royaume des ombres

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  • Jeu de massacre

    Pauvre Belgique ! Le Royaume des ombres (1998) de Luc Dellisse, né à Bruxelles en 1953, débute par un « Avertissement » : ni livre à clés, ni autobiographie, c’est un « rêve éveillé », « une histoire à dormir debout » dont le narrateur s’appelle comme l’auteur, où « le mensonge est le garant de la vérité ». Nous voilà prévenus.
    De « Caméra » à « Case départ », en dix-sept épisodes, Dellisse nous conte « sa » Belgique à travers les heurs et malheurs d’un écrivain en mal de succès (appelons-le L.D.) qui se mue en chargé de mission pour des raisons alimentaires.
     

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    « J’étais dans une période noire et il me semblait que la rareté du public et le dédain de la critique venaient vérifier la solitude désespérée de mes personnages », confie L.D. dès les premières pages. Il faut dire qu’au Théâtre de l’Oeil où l’on joue sa pièce « Perdu pour perdu », René Pylade, le directeur, n’est jamais là, sa femme invoque mille prétextes pour expliquer son absence. « Elle savait et je savais et René savait ce que c’est la vie : cinquante années de travaux pratiques où on apprend à bousiller soi-même le mécano de ses vingt ans. » Au lendemain de la dernière, une nouvelle panne de courant exaspérante – l’installation électrique est vraiment « pourrie » – le fait frapper à la porte de la direction, sans réponse. Quand il la pousse carrément, Pylade est pourtant là, dans le noir, « sorte de Falstaff féminin », un gros cigare entre les dents. Echanges de mots bien sentis.
    Le directeur en veut à Montalban, un politicien et ami de L.D., qui exige des justificatifs, des preuves de paiement, et menace de dénoncer le contrat-programme de ce Théâtre subventionné. Impossible de ne pas songer là aux vicissitudes d’un directeur de théâtre bruxellois bien connu.

     

    Chez le coiffeur « Diminue-tifs » (le ridicule ne tue pas) aux frais d’un ami qui le sait fauché, L.D. le reconnaît : « Je ne sais faire qu’une chose dans la vie : lire et écrire. » Autant en tirer en profit, dit l’autre. Une productrice d’émissions enfantines à Télébel cherche un scénariste. Séance inénarrable dans les dix-huit kilomètres de couloirs, sur sept étages, de la télévision nationale belge. Laissé en plan avec trois comédiens sur le retour, L.D. comprend que peu importe le scénario pourvu que le prochain épisode se passe à Liège, vu le contrat avec le syndicat d’initiative de la cité mosane. La productrice l’entraîne jusque-là, mais repousse successivement toutes ses propositions, lui reproche d’être « quinquin sans expérience ». Démission.

     

    Dellisse place son homoyme dans des situations quasi toutes perdues d’avance, boulots précaires et missions foireuses à l’étranger où l’envoie Montalban, un directeur de cabinet ministériel wallon : conférence sur la littérature viticole en Tunisie (exportation de vins belges), contacts en Albanie (ce pays réclame une statue de son fondateur au musée de La Louvière), voyage en Chine pour récupérer le
    testament politique sulfureux de Théo Faber conservé à Canton où il est mort – « Et, pendant ce temps-là, la réforme de l’enseignement n’avançait pas. » 
    Entretemps, ce « cœur froid et sec » de L.D. se livre à quelques fantaisies érotiques, sans plus de conviction. 

     

    Pour l’enflammer vraiment, rien de tel que la comédie sociale dont cet anti-héros est régulièrement le témoin, quoiqu’il préfère la solitude. « Les grands bourgeois cultivés, au même titre que les dinosaures, appartiennent à l’histoire de la science-fiction. Je croirais à leur existence si j’en avais jamais croisé un seul. » Un week-end à la campagne chez l’ancien roi du meuble de jardin, « pourvu d’une jolie femme bréhaigne » est l’occasion d’une satire virulente – filets de sole à la Tolstoï, ananas à la Novalis – d’où il ressort que trois postes, en Belgique, permettent la « jouissance du pouvoir liée au secret de son exercice » : archevêque de Malines, directeur de cabinet du ministre des Finances, précepteur d’un imminent successeur au trône ! « Il faut vraiment fuir ce pays » conclut L.D. devant le spectacle politique belge, faisant plus qu’égratigner la monarchie, les socialistes,
    le CVP (démocrates-chrétiens flamands), la Flandre et la ville de Louvain en particulier, la Wallonie quand elle manque d'ambition.

    La satire fait rire – il y a bien « du belge » derrière tout ce bazar et Dellisse a le sens
    du cocasse – mais « une certaine noirceur », pour reprendre un titre de chapitre,  envahit Le Royaume des ombres, qui tourne carrément au jeu de massacre. Installé à Paris, Dellisse affiche sa détestation. « C’était cela pour moi, la Belgique : non pas le pays où j’habitais, mais l’irritation qu’il me causait.  (…) Si j’avais pu aimer
    le désastre, si j’avais pu renoncer à croire en l’humanité, je me serais fait à mon pays et nous aurions vieilli ensemble. »
    A quelqu’un qui, un jour, veut profiter des relations de L.D., celui-ci répond sans ambages : « Moi ? Un athée francophone de gauche qui fait profession de fuquer la Belgique ? » Sans commentaire.

    Dans un entretien à propos du Testament belge (2008), de la même veine, Luc Dellisse conclut : « J’ai inventé un personnage de narrateur un peu ridicule, que personne ne prend au sérieux, et je lui ai donné mon nom. Cette distance masquée, cette fausse connivence ironique et un peu funèbre, donne une musique de fable au roman. Ce ne sont pas mes souvenirs de vie en Belgique. Ce sont les aventures de Candide, jeté dans une étrange jungle, le royaume de Belgique, c'est-à-dire un Royaume  des Ombres. » Candide, vraiment ?