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Belgique - Page 50

  • La plage d'Ostende

    Florilège d’automne /Incipit

     

     

    Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbeck m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq. Ma mère dit :

    - Voici ma fille Emilienne.

    Il me fit un sourire distrait. Je pense qu’il n’avait aperçu qu’une brume indistincte, car ma mère captait le regard.

     

    Dubois Raphaël Jeune femme à la fleur.jpg

     

    Elle était, et fut jusqu’à sa mort, une femme couverte d’ornements : colliers et bracelets, écharpes, chignon architecturé, elle manipulait toujours quelque chose, une cigarette, son sac, une boucle d’oreille, les cheveux de sa fille. Elle avait manqué de peu l’éventail qui passa de mode pendant son adolescence, les ombrelles et le face-à-main, mais elle eut les étoles qui glissent le long des épaules, les plis de la jupe qu’il faut sans cesse disposer avec grâce, les manches à réenrouler, une perpétuelle turbulence de tissus qui flottaient autour d’elle. Tout cela scintillait, étincelait, vibrait, cliquetait, elle était au centre d’un frémissement et je disparaissais parmi les mouvements des mains, les hochements de tête et l’abondance de sa parole. Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait :

    - C’est ma fille.

    - Certainement, dit Léopold.

    Ainsi, la première chose qu’il sut à mon sujet fut que j’étais, certainement, la fille de la belle Anita.

    Moi, j’étais foudroyée.

     

     

    Jacqueline Harpman, La Plage d’Ostende, Stock/Livre de Poche, 1993.

  • Attendre

    Florilège d’automne / Poésie

     

     

    Estampe Jardin de thé.jpg

    Attendre         sans savoir si entrer est encore
    attendre         ou non    avec à parcourir immobile
    un chemin         partir         alors qu’on est parti
    depuis longtemps         pour arriver où depuis
    toujours on était arrivé         passer très pur
    le seuil         vers plus de pureté qu’on n’imagine
    pas     danser gravement avec l’arbre         sans
    interrompre les signes visibles de la marche
    danser         avec ces vents du vide    où naissent
    des étoiles qui s’écartent
    aller   pour attendre         sans savoir si entrer
    était la seule chose à faire          ou pas

     

     

    Werner Lambersy, Maîtres et maisons de thé, Labor, Bruxelles, 1988.

  • Ulenspiegel

    Florilège d’automne / Incipit

     

    « A Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes.

    Une commère sage-femme et nommée Katheline l’enveloppa de langes chauds et, lui ayant regardé la tête, y montra une peau.

    – Coiffé, né sous une bonne étoile ! dit-elle joyeusement.

    Mais bientôt se lamentant et désignant un petit point noir sur l’épaule de l’enfant :

    – Hélas ! pleura-t-elle, c’est la noire marque du diable.

    – Monsieur Satan, reprit Claes, s’est donc levé de bien bonne heure, qu’il a déjà eu le temps de marquer mon fils ?

    – Il n’était pas couché, dit Katheline, car voici seulement Chanteclair qui éveille les poules.

    Et elle sortit, mettant l’enfant aux mains de Claes.

     

    Monument à Charles de Coster par Charles Samuel.jpg

    Le monument Charles De Coster à Bruxelles

     

    Puis l’aube creva les nuages nocturnes, les hirondelles rasèrent en criant les prairies, et le soleil montra pourpre à l’horizon sa face éblouissante.

    Claes ouvrit la fenêtre, et parlant à Ulenspiegel :

    – Fils coiffé, dit-il, voici monseigneur du Soleil qui vient saluer la terre de Flandre. Regarde-le quand tu le pourras, et, quand plus tard tu seras empêtré en quelque doute, ne sachant ce qu’il faut faire pour agir bien, demande-lui conseil ; il est clair et chaud : sois sincère comme il est clair, et bon comme il est chaud.

    – Claes, mon homme, dit Soetkin, tu prêches un sourd ; viens boire, mon fils.

    Et la mère offrit au nouveau-né ses beaux flacons de nature. »

     

    Charles De Coster, La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs, Editions du Progrès, Moscou, 1973.

  • Rond-point

    Florilège d’automne / Poésie

    Mon amie, je t’aime
    et nous irons en Mésopotamie
    broder sur ce thème.

    Godward John William Dolce far niente.jpg
    Godward John William,  Dolce farniente

    Ne restons pas ici, la vue est trop bornée.
    Allons vers les contrées lumineuses,
    nous chasserons le jabiru dans les palétuviers,
    nous écouterons la musique verte des fleuves.
    Je te conduirai sur une montagne taillée à pic ;
    de là, tous les détails se perdront dans l’ensemble
    tu donneras tes lèvres rouges au soleil d’or,
    et nous redescendrons en courant.

    Dites oui
    et nous danserons des danses inédites
    au son d’un orchestre inouï.

    Nous visiterons les musées ;
    nous présenterons des condoléances au gardien ;
    nous irons dans les magasins de nouveauté,
    acheter des rubans de soie et des pantoufles de couleur.
    Au jardin zoologique proche
    nous jetterons des noisettes dans la cage du mandrill
    et en revenant par les petites rues désertes
    nous tirerons aux sonnettes des maisons.

    Je chanterai : ma mie, ô gué…
    tu m’appelleras : vaurien, artiste,
    et quand nous serons fatigués d’être gais
    nous serons contents d’être tristes.

     

    Paul Neuhuys, Le canari et la cerise (1921)
    (On a beau dire, Labor, Bruxelles, 1984 – anthologie)

  • Omnivalence

    « De plus, Sobral venait de publier Ce pouvoir qui nous enivre, exercice d’abjection salutaire où un écrivain domestique éprouve, à 55 ans (sic), sous le nom de liberté d’esprit, une sorte de mélancolie à avoir servi avec platitude tant de maîtres. La servilité et la versatilité s’y voyaient ainsi délivrer d’un même mouvement leurs lettres de noblesse.

    Mais enfin, même de mon point de vue, la venue à Bruxelles de Rainier Sobral c’était mieux que rien. Une fois Revel écarté pour crime de libéralisme, il n’y avait pas un choix infini. Debord suicidé, Sollers trop cher, Eco trop compliqué, Levi-Strauss intransportable, Derrida empêtré dans son parapluie : tous genres confondus, l’omnivalence intellectuelle est rare, et on prend ce qui se trouve.
    Du moins Sobral, académicien dans l’âme, ne songerait pas à s’étonner de la naïveté de nos rites. »

    Luc Dellisse, Le Royaume des ombres

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