Florilège d’automne /Incipit
Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbeck m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq. Ma mère dit :
- Voici ma fille Emilienne.
Il me fit un sourire distrait. Je pense qu’il n’avait aperçu qu’une brume indistincte, car ma mère captait le regard.
Elle était, et fut jusqu’à sa mort, une femme couverte d’ornements : colliers et bracelets, écharpes, chignon architecturé, elle manipulait toujours quelque chose, une cigarette, son sac, une boucle d’oreille, les cheveux de sa fille. Elle avait manqué de peu l’éventail qui passa de mode pendant son adolescence, les ombrelles et le face-à-main, mais elle eut les étoles qui glissent le long des épaules, les plis de la jupe qu’il faut sans cesse disposer avec grâce, les manches à réenrouler, une perpétuelle turbulence de tissus qui flottaient autour d’elle. Tout cela scintillait, étincelait, vibrait, cliquetait, elle était au centre d’un frémissement et je disparaissais parmi les mouvements des mains, les hochements de tête et l’abondance de sa parole. Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait :
- C’est ma fille.
- Certainement, dit Léopold.
Ainsi, la première chose qu’il sut à mon sujet fut que j’étais, certainement, la fille de la belle Anita.
Moi, j’étais foudroyée.
Jacqueline Harpman, La Plage d’Ostende, Stock/Livre de Poche, 1993.