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états-unis - Page 26

  • Renfermés

    « Miles Heller est vieux. La pensée a surgi de nulle part en elle, mais une fois qu’elle s’est fixée dans sa tête, Alice sait qu’elle vient de découvrir une vérité essentielle, la chose qui le différencie de Jake Baum, de Bing Nathan et de tous les autres jeunes hommes qu’elle connaît, la génération des parleurs, la logorrhéique classe de 2009 : le señor Heller ne dit presque rien, il est incapable de papoter et refuse de partager ses secrets avec qui que ce soit. Miles a été à la guerre, et lorsqu’ils rentrent à la maison, tous les soldats sont des vieux, des hommes renfermés qui ne parlent jamais des batailles qu’ils ont livrées. »

    Paul Auster, Sunset Park 

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  • Ceux de Sunset Park

    Pourquoi Miles Heller est-il parti de chez lui ? Dans Sunset Park (traduit de l’américain par Pierre Furlan cette fois, et non plus par Christine Le Bœuf qui suivait Paul Auster depuis ses débuts en français), le personnage principal, 28 ans, travaille en Floride pour une entreprise chargée d’enlever les rebuts dans les maisons récupérées par les banques locales, le plus souvent dans un terrible état d’abandon et de saleté. Miles vit de petits boulots depuis qu’il a quitté New-York, ses parents, l’université, il y a sept ans et demi, sans explications. Depuis il s’efforce de vivre sans projet, sans désir, frugalement, au jour le jour.

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    Alors qu’il songe à repartir, il fait connaissance dans un parc, où ils sont tous deux occupés à lire la même édition de Gatsby, avec une jeune femme de dix-sept ans, Pilar Sanchez. Miles lui dit que ses parents sont morts, elle parle de la maison qu’elle partage avec ses trois sœurs. Sa curiosité de lectrice, son vocabulaire, son intelligence, sa beauté, tout lui plaît chez Pilar, mais elle est mineure. Et quand elle s’installe chez lui (il a soudoyé ses sœurs en imitant pour une fois ses collègues qui ne se gênent pas pour dérober des objets de valeur), ils font très attention pour ne pas être remarqués ensemble en public.

    Miles n’a raconté à personne les circonstances exactes de la mort de son jeune demi-frère. Miles est le fils de Morris Heller, des éditions Heller Books (fondées par lui) et de Mary-Lee Swann, actrice, qui les a quittés six mois après sa naissance. Bobby était le fils du premier mariage de Willa, sa belle-mère. Miles et lui se disputaient souvent.  Le premier était brillant dans les études, Bobby le « bad boy ». Le jour de l’accident, ils étaient tombés en panne de voiture dans un endroit isolé, Bobby avait oublié de faire le plein. Furieux de ce n-ième signe de désinvolture, Miles s’était bagarré avec lui, l’avait fait tomber sur la route – geste fatal : une voiture l’avait fauché, écrasant « toute vie en lui, changeant ainsi à jamais leur vie à tous. » Après les funérailles de Bobby, Miles s’est muré dans le silence et le jour où il a entendu ses parents déplorer entre eux sa froideur, sa dérive, il a choisi de partir sans laisser d’adresse. 

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    Avec Pilar, Miles s’amuse à lire l’Encyclopédie du base-ball, son sport préféré et celui de son père, passionné comme lui par les destins chanceux ou malchanceux des joueurs vedettes. Son seul lien avec son ancienne vie, c’est Bing Nathan, ils s’écrivent une fois par mois. Son ami lui annonce avoir trouvé une maison à Sunset Park (Brooklyn) : avec d'autres, il l’a remise en ordre et une chambre du squat est réservée pour lui. Miles a toujours refusé les invitations de Bing à revenir, mais sa situation se complique quand Angela, une sœur de Pilar, exige qu’il lui rapporte à nouveau « de jolies choses ». Miles refuse, elle menace alors de le dénoncer à la police pour relation illicite avec une mineure. Pilar et Miles ont compris qu’il a intérêt à quitter l’Etat au plus vite, elle le rejoindra à New York dès qu’elle sera majeure.

    La suite du roman se déroule à New York. Miles lit dans le journal que sa mère va bientôt y jouer Oh les beaux jours « un hasard extraordinaire dans un monde de hasards extraordinaires et de désordre sans fin. » En 1980, elle l’avait laissé à une nourrice jamaïcaine pour commencer une carrière au cinéma et une nouvelle vie de couple à Los Angeles. Après un second divorce, sa mère s’était remariée. Il lui avait rendu visite de temps en temps.

    Place alors à « Bing Nathan et Compagnie ». Le fidèle ami de Miles a des convictions très fortes contre « l’état actuel des choses », la société du jetable, la dérive technologique. Convaincu de la seule réalité du « tangible », Bing a créé un Hôpital des objets cassés où il répare tout ce qui peut l’être. Grand ours débraillé et barbu, un clou en or à l’oreille, il est le batteur des Mob Rule. A Sunset Park, il a invité d’abord Ellen Brice qui travaille dans une agence immobilière et qui peint, puis Alice Bergstrom, doctorante à Columbia (le studio de son petit ami écrivain est trop petit pour deux).

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    Même si la maison est inconfortable quand il fait froid, cela leur permet à tous des économies appréciables. Alice a été étonnée de l’absence de réaction des voisins, qui ont cru Bing quand il leur a dit l’avoir achetée à bon compte. Sa relation avec Jake bat de l’aile, elle grossit, et elle se raccroche à sa thèse sur les relations et les conflits entre hommes et femmes dans les livres et les films de 1945 à 1947. Elle ne cesse de visionner Les plus belles années de notre vie de Wyler, un film à succès dont elle ne se lasse pas de noter les détails significatifs.

    Ellen a d’abord eu du mal à s’habituer à leur vie en commun, mais s’efforce de ne plus prendre de médicaments contre l’angoisse. Les corps, le sexe l’obsèdent. Huit ans plus tôt, en 2000, elle s’est retrouvée enceinte d’un garçon de seize ans, un des enfants d’un professeur qu’elle gardait pendant les vacances. Après avoir avorté, elle a tenté de se suicider, mais l’amitié d’Alice et la peinture l’ont sauvée. Les critiques d’une ex-petite amie de Bing sur ses « vues urbaines » l’ont persuadée de revenir à la figure humaine, elle aimerait qu’Alice pose pour elle, nue. Voilà ceux de Sunset Park. Bing, qui admire Miles depuis qu’il le connaît (non sans trouble), l’y accueille très chaleureusement.

    Le récit se tourne alors vers Morris Heller, le père, rentré précipitamment de Londres où il tentait de se rapprocher de Willa (elle ne se remet pas de la mort de son fils et en veut à Miles) pour assister aux funérailles de la fille d’un de ses auteurs fidèles, qui vient de se suicider à 23 ans, « une vie disloquée par les trop et les trop peu de ce monde ». Avec son ami Renzo, écrivain toujours entre deux déprimes, parrain de Miles, il va ensuite dans un Delicatessen où ils parlent de sa maison d’édition qui subit la crise mais résiste, du retour de Miles à Brooklyn sans qu’ils se soient revus. Dès qu’il a eu des nouvelles de Floride, Bing a tenu les parents de Miles au courant de la vie que leur fils menait là-bas (Miles l’ignore) et il espère qu’à présent, l’heure des retrouvailles est venue.

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    Son père « sait pourquoi Miles est parti », blessé par leurs paroles. A 62 ans, il fait le bilan de sa vie – les raisons du départ de Mary-Lee, les reproches de Willa qui, à la suite d’une infection sexuelle, a appris un « écart idiot » de son mari et le repousse. Il remonte le cours du temps passé avec son fils, se rappelle une phrase dans un devoir de lecture qui l’avait bouleversé quand il l’avait lue, tant elle montrait de maturité et de clairvoyance littéraire chez son enfant : « Tant qu’on n’est pas blessé, on ne peut pas devenir un homme. »

    Sunset Park est le roman de ces vies blessées, de ces relations toujours problématiques qui font les couples, les familles, les solitudes, dans un monde en crise. Paul Auster éclaire tour à tour les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes. Les allusions littéraires sont nombreuses, il y a de belles pages sur l’art, le cinéma, le théâtre.

    Comment ceux qui s’étaient perdus vont-ils se retrouver ? Pilar tiendra-t-elle le choc en découvrant New York et la vérité sur Miles ? Combien de temps reste-t-il aux squatteurs de Sunset Park ? Le roman semble parfois bancal, certaines pages artificielles (anaphores soudaines sur la joie, le corps), mais le romancier américain nous touche quand il se tient au plus près des souffrances et du cœur. 

  • Anfractuosité

    « Nous sommes en quête de schémas, voyez-vous, et tout ce que nous trouvons, c’est l’endroit où ils se brisent. Or, c’est là, dans cette anfractuosité, que nous plantons notre tente et attendons. »

    Nicole Krauss, La grande maison 

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  • Tiroirs du passé

    Un récit à tiroirs, est-ce ce que nous sommes les uns pour les autres ? C’est sur cette question que je referme La grande maison de Nicole Krauss (Great House, 2010, traduit par Paule Guivarch). Un roman qui déroute d’abord, avec ses différentes histoires sans lien apparent, anamnèses traversées par la douleur, plongeons en eaux profondes de narratrices et de narrateurs, où peu à peu nous nous imprégnons de la température ambiante, entrons dans l’écoute, de plus en plus vigilants au fur et à mesure que les récits se déroulent, comme hypnotisés. 

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    http://debarras-vide-grenier.blogspot.be/

    Une femme raconte l’hiver 1972, quand son petit ami l’a quittée après deux ans – elle est au chevet d’un homme dans un hôpital de Jérusalem – « Parlez-lui », lui a-t-on dit après lui avoir nettoyé le sang qu’elle avait sur les mains. Le piano et les meubles de R enlevés, il ne restait alors quasi rien dans son appartement new-yorkais, mais un vieil ami à elle connaissait quelqu’un, Daniel Varsky, un poète, qui repartait pour le Chili et cherchait « un havre pour ses meubles ».

    Elle aussi écrivait de la poésie, et deux semaines après une conversation et une nuit mémorables chez le jeune poète, les meubles étaient arrivés chez elle. C’est sur le bureau de Daniel Varsky – qui aurait appartenu à Lorca – qu’elle a écrit son premier roman. Au début, il lui avait envoyé des cartes postales, après le coup d’Etat, plus grand-chose, puis plus rien : le poète disparut, assassiné.

    En 1999, la fille de Daniel Varsky téléphone à la romancière pour savoir si le bureau de son père est encore en sa possession. Ce bureau sur lequel elle a rédigé sept romans, où elle en train d’en écrire un nouveau, un énorme meuble à dix-neuf tiroirs de différentes tailles est devenu un véritable compagnon. Mais elle ne peut faire autrement qu’acquiescer, et lorsque Leah Weisz, fille d’une brève liaison de Varsky avec une Israélienne de passage à Santiago, vient lui rendre visite, elle apprend que cette jeune pianiste va bientôt rentrer chez elle, à Jérusalem, où le bureau sera expédié.

    Des gens lui racontent des histoires, elle en fait des nouvelles, des romans, sans penser à ceux qui pourraient en souffrir, croyant « qu’un écrivain ne doit pas être entravé par les conséquences de son travail. » Au gisant, elle raconte aussi ce qu’elle n’a confié ni à sa psy ni à son mari qui a fini par la quitter après dix ans de mariage et d’éloignement progressif : les cris d’enfant qu’elle seule entendait, les crises d’anxiété, les accès de panique… Finalement, elle décide de se rendre à Jérusalem.

    C’est là que vit le narrateur suivant, un vieil homme dont l’épouse vient de mourir. De leurs deux fils, Uri a toujours été pour eux le plus attentionné, disponible, serviable. Dov était le « mauvais » fils, difficile dès sa naissance, et quand il revient de Londres pour tenir compagnie quelque temps à son père, celui-ci se rappelle comment un mur d’incompréhension s’est dressé entre eux, le garçon refusant de s’expliquer, et lui incapable de comprendre pourquoi son gamin écrivait « l’histoire d’un requin qui endosse toutes les émotions humaines ». Pourquoi son fils a-t-il démissionné ? Pourquoi revient-il, celui qui s’est toujours tenu à l’écart ?

    Dans chacun des chapitres de La grande maison, il y a quelqu’un qui raconte, il y a quelqu’un qui écrit – parfois c’est le même, parfois non. Lotte Berg, forcée de quitter sa maison de Nuremberg à l’âge de dix-sept ans, après une année dans un camp de transit en Pologne avec ses parents, est arrivée en Angleterre comme accompagnatrice d’un « Kindertransport » de quatre-vingt-six enfants en 1939. Elle est restée un mystère aux yeux de son mari professeur à Oxford, qui a toujours respecté ses silences et son besoin de solitude. Le jour, Lotte travaille à la British Library ; le soir, elle écrit des histoires dans une pièce où lui ne met jamais les pieds et où trône un meuble en bois foncé « tel le bureau d’un sorcier du Moyen Age » auquel elle est attachée, « un cadeau ».

    En 1970, un étudiant sonne chez eux, demande à la voir. Daniel Varsky a l’âge de l’enfant qu’ils n’ont pas eu. Le mari de Lotte mettra des mois à se rendre compte qu’en son absence, Lotte lui a donné son bureau. Il nous reste ensuite à faire connaissance avec la famille Weisz, un père antiquaire (de meubles très particuliers) et ses deux enfants inséparables, Leah et Yoav, quand Isabel, étudiante en littérature, tombe amoureuse de ce dernier à Oxford en 1998, lors d’une soirée. Leur chemin passera par la Belgique.

    Dans la seconde partie du roman, les récits reprennent, dans un autre ordre. Les maisons, les meubles y ont une grande importance. Moins tout de même que les êtres avec qui on partage son existence. Parents et enfants, couples avec ou sans enfant, le thème de la famille est partout dans cette succession d’histoires troublantes, où rôde aussi la mémoire de la Shoah. Que sait-on de ceux avec qui nous vivons ? Que disons-nous de nous-mêmes, que dissimulons-nous ? Faut-il laisser à la mort le soin d’ensevelir ou de révéler les secrets d’une vie ?

    Poète et romancière américaine, Nicole Krauss, née en 1974, a reçu le prix du Meilleur livre étranger en 2006 pour L’Histoire de l’amour. « Entre Mikhaïl Boulgakov et Paul Auster, à la fois sinueuse et précipitée comme les chemins de l'inconscient, Nicole Krauss crée un ondoyant suspense de l'intime, louvoie dans les impasses fantomatiques des êtres qui font corps avec leur environnement. » (Marine Landrot dans Télérama, 2/5/2011)

  • Points-virgules

    La seule critique que lui ait faite l’auteur d’Abattoir 5 portait sur son usage de la ponctuation. Il avait horreur de tous ses points-virgules.

    – Les gens vont s’en douter, vous savez, que vous êtes passé par l’université, vous n’avez pas besoin de leur prouver.

    Mais ces points-virgules venaient justement des vieux romans du XIXe siècle qui lui avaient donné envie d’écrire. Il avait remarqué les titres et le nom des auteurs des livres que sa mère leur avait laissés, et qu’ils avaient eux-mêmes légués à Ketchum en quittant Twisted River. Il avait attendu d’arriver à Exeter pour les lire, mais alors avec le plus grand soin. Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, par exemple. Ils écrivaient de longues phrases complexes, ces deux-là, et ils affectionnaient le point-virgule. En plus, c’étaient ses auteurs favoris, avec l’Anglais Thomas Hardy, comme il était assez naturel puisque, à l’âge de vingt-cinq ans, Daniel Baciagalupo avait connu sa part de destinée, croyait-il.

     

    John Irving, Dernière nuit à Twisted River 

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