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Société - Page 106

  • Le choix de Nora

    La Nora d’Ibsen, à la fin de Maison de Poupée, quitte mari et enfants : « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi, dit-elle à Torvald, ou au moins que je dois essayer de le devenir. » J’ai pensé à ce personnage en refermant Les vendredis de Vincent, le premier roman de Verena Hanf, dont l’héroïne, d’origine marocaine, porte le même prénom et va se retrouver elle aussi, à vingt-trois ans, face à un choix.

    Nora est l’aînée, la fille modèle aux yeux de ses parents venus s’installer en Belgique. Son père n’y a jamais trouvé de vrai boulot, sa mère a travaillé comme femme de ménage pour assurer la situation de leurs trois enfants. Pour permettre à son frère Samir de poursuivre des études supérieures, Nora a renoncé aux siennes et gagne sa vie comme aide-ménagère. « Je n’aime pas aller chez de nouveaux clients. Je ne sais pas ce qui m’attend. Peut-être qu’ils ont un chien. J’ai peur des chiens. Ils aboient, ils puent. Ils tournent autour de moi. J’ai dit à Bernard, mon chef, que je n’irai pas chez des gens qui ont des chiens. Les chats je n’adore pas non plus d’ailleurs, mais bon, je les supporte. Mieux que les chiens, même mieux que les gens bizarres. »

    Sa sœur Sara, seize ans, a été tout de suite de son côté quand, lors d’un séjour au Maroc, à l’heure de la sieste, elles ont entendu une tante conseiller à leur mère de marier sa fille aînée : « Faut pas trop attendre, tu sais, pas qu’elle tombe amoureuse d’un blondinet. » Sara, Nora le sait, porte des rêves encore plus forts que les siens. Dans son agenda, elle a lu ces mots : « Je veux être femme, sans contrainte aucune, je veux vivre, aimer, goûter à tout. M’envoler au-delà du bleu, m’enfuir, vivre. »

    117, rue des Roses. Nora se demande à quoi s’attendre chez le nouveau client qui fait appel à ses services, Vincent Vermeersch. Tant de gens sont bourrés de préjugés – « Ils ne sont pas vraiment méchants, juste ignorants, juste craintifs. » Mais il y a aussi des clients « ouverts, gentils, attachants ». Celui qui lui ouvre la porte a des yeux « vert-lac-de-montagne » si brillants que la tête lui en tourne. Désormais, elle va le retrouver tous les vendredis, pour trois heures de ménage, dans une maison qui sent bon le tabac et le bois. Un jour qu’elle attend avec de plus en plus d’impatience. Les cheveux bien lavés sous son voile, des vêtements choisis, pas trop chic, mais seyants, même si dans sa tête une voix rappelle que « de toute façon, c’est un blondinet, non-musulman, non-envisageable, non épousable, point barre ».

    La maison de Vincent est pleine de CD, il aime la musique. Attentionné, il la complimente un jour pour son beau sourire, elle en rougit – « On ne dit pas ça comme ça à une femme voilée ». Lui propose chaque fois un petit café avant de commencer, qu’elle refuse. Un jour où il est sorti pendant qu’elle nettoie, elle chante en passant l’aspirateur, « à faire trembler les murs ». Vincent est rentré sans qu’elle l’entende : « Incroyable, votre voix, vraiment incroyable. Vous prenez des cours ? »

    C’est seulement le septième vendredi que Nora accepte de boire un café avec Vincent. Son amie Laurence l’y a encouragée, puisque en Belgique où elle vit depuis qu’elle est bébé, ce n’est pas un crime de boire un café avec un client, par politesse,
    et que cet homme lui plaît. Nora porte le voile pour faire plaisir à ses parents, même si ma mère n’en portait pas quand elle a commencé à travailler, mais aujourd’hui, dans certains quartiers de Bruxelles, « on se fait presque mal voir si, en tant que Marocaine, on n’en porte pas. Ma mère ne sort plus sans voile. » Nora s’est habituée à le porter aussi, « ça sécurise ». Autour d’un café, Vincent et Nora se découvrent : il compose de petites mélodies publicitaires, préférerait se consacrer à de la musique de qualité. Il l’encourage à se présenter à l’Académie, avec une telle voix, parle en passant de sa copine – Nora cache son désappointement comme elle peut.

    Ce qu’elle redoutait le plus se produit : un soir, sa mère lui annonce la visite d’un oncle de Tetouan, qui tient à lui présenter Hicham, le fils d’un voisin, un bon parti, « travailleur, dégourdi, pas moche ». Nora admire ses parents, des gens « bons et intelligents », mais comment leur faire comprendre qu’elle veut se choisir un mari elle-même ? Il le faudra pourtant, Vincent a rompu avec sa petite amie, lui a avoué ne rêver que d’elle. Bonheur d’être amoureuse, bonheur d’être aimée. Quand elle se décide à parler de Vincent chez elle, ses parents sont abasourdis, inquiets, furieux surtout de sa résistance. « Faut que tu l’oublies, Nora. »

    Née en Allemagne de père allemand et de mère égypto-libanaise, Verena Hanf, qui a étudié en Belgique, retrace avec simplicité et justesse la condition d’une jeune femme, fille d’immigrés, entre deux cultures. Famille, religion, traditions, comment les concilier ? Comment être soi-même ? Les vendredis de Vincent, c’est un portrait de femme au moment crucial où elle choisit son avenir, non sans douleur. La couverture choisie par les Editions du Bord du Lot, la photo d’une jeune fille voilée, n’est pas des plus heureuses, trop réductrice pour ce récit d’une centaine de pages qui recrée avec authenticité, en mots de tous les jours, le parcours et les états d’âme d’une Nora en qui tant d’autres jeunes femmes se reconnaîtront, quand l’amour s’invite dans leur vie et bouscule leurs repères.

    (entre-deux)

  • Réaliser l'unité

    « A bien y repenser, il me semble que je passe trop de temps à régler des problèmes de préséance, des heurts internes aux mouvements, à prévenir les sautes d’humeurs de Londres, à ménager des hommes, des résistants de toujours, dont le courage ne fait pas de doute, qui ont certes un droit historique au pouvoir mais devraient comprendre qu’il n’est pas nécessaire de l’exercer pour qu’il leur soit reconnu, oui,  je perds de vue mon objectif,  organiser concrètement ce qui nous manque, un Conseil de la Résistance unissant les deux zones, leurs mouvements, les syndicats et une représentation des partis politiques… Après tout sera verrouillé sous le contrôle de De Gaulle et personne ne pourra plus négliger son poids ou vouloir commander la Résistance métropolitaine, surtout pas les Alliés… Si ces frondes continuent, si je ne parviens pas à réaliser l’unité, un jour on me prendra, on m’exécutera, croyant décapiter la Résistance avec Max, et on ne tuera qu’un pauvre homme avec des rêves éteints… »

     

    Michel Quint, Max 

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    Logo Résistance française

    (Jean Moulin et Croix de Lorraine)

    Composition Gmandicourt (Wikimedia)

  • Max et Morisot

    La Résistance a pour moi, d’abord, le visage d’un jeune homme fusillé dans un champ le 3 septembre 1944, Hilaire Gemoets, et celui de sa sœur, ma mère. En ouvrant Max de Michel Quint, publié en 2008, ses lecteurs vont à la rencontre d’une figure autrement célèbre, celle de Jean Moulin, alias Max, dont l’auteur fait alterner le récit monologue avec celui d’Agathe, une étudiante en histoire qu’il croise de temps en temps au café de L’Etoile à Lyon. « Qu’on me pardonne de faire de Jean Moulin un héros de roman », écrit Michel Quint au début de son « Avertissement » suivi d’une « Liste des principaux résistants cités dans le roman et de leurs pseudonymes » et de quelques sigles de l’époque, d’AS à STO.

     

     

    Mai 45. Janvier 43. Juin 40. Le récit remonte le temps, retrouve ensuite la succession des mois, de février à juin 43, pour se clore en juin 45. La scène d’ouverture est terrible : « Je suis entrée aux enfers par une rue en pente. » Agathe, la guerre à peine finie, a pris l’autocar pour se rendre dans un village aux allures de fantôme, avec ses portes de maisons ouvertes sur des pièces silencieuses, vidées de leurs habitants. Vers le centre, des vociférations, une grosse rumeur de fête s’échappent de la place. « Sur l’instant, je n’ai pas compris la bacchanale, le carnaval sanglant qui s’organisait là, farouche et cruel, pire qu’aux sauvages prescriptions, aux folies des saturnales perverses de la Rome antique… » On se bouscule, on crie « A mort ! ». L’homme et la femme « qu’on massacre en kermesse », elle les connaît – « je n’ai entrepris ce voyage que pour les rencontrer, me montrer vivante à eux. » Douleur d’en être témoin, nausée, souvenirs.

     

    Agathe a ses habitudes au bistrot de M. Antonin, c’est là qu’elle fait la connaissance de Jacques Martel, décorateur, un homme dans la quarantaine qu’elle a déjà croisé dans l’immeuble d’en face où elle loge dans une chambre sous le toit. Le courant d’air, quand il a ouvert la porte, a éparpillé son cours d’histoire. Il l’aide à ramasser ses feuilles, s’excuse, bavarde, trouve qu’elle est, à vingt et un ans, « exactement le portrait de Berthe Morisot ». L’étudiante ne connaît pas cette « femme libre » dont Martel aimerait exposer des dessins dans la galerie qu’il va bientôt ouvrir à Nice.

     

    Martel-Moulin-Max a quatre ou cinq mois pour « mettre sur pied quelque chose comme un Conseil de la Résistance » commandé par de Gaulle, qui soit prêt au cas où un débarquement aurait lieu en juillet. Méfiant par rapport aux manœuvres du PC qui aimerait diriger la résistance intérieure mais soucieux de donner à tous « la juste place due à leur courage », il veille à répartir équitablement les subsides entre Combat, Libération et Franc-Tireur.

     

    Il ignore, en offrant un thé de cassis à la jeune Agathe, que dès son arrivée à Lyon en juin 40, celle-ci est tombée amoureuse de Maurice, le fils des pharmaciens Noël – « pas de bol de commencer l’amour de sa vie au début d’une guerre » – et qu’à sa suite, elle est entrée dans le Réseau, gentille assistante de la bibliothèque paroissiale qui distribue livres et fiches avec son triporteur. Elle-même s’est étonnée de trouver sur sa liste de contact les Desmedt, des amis de son père chez qui elle était censée loger et qui n’avaient pas du tout l’air de mener des activités clandestines, ce qui est la règle, bien sûr.

     

    Marcel Quint accompagne Jean Moulin de Londres en France, de Paris à Lyon, de contact en réunion secrète. Lui qui se voit en « paysan de la politique » devient le « ministre plénipotentiaire de la France libre » mais doit faire face aux partisans impatients d’agir, en particulier les réfractaires au STO, et conseiller la prudence, rappeler les ordres. Les rivalités sont incessantes – « Je suis un veilleur, un gardien de phare, un chien de troupeau. Vous ne m’atteindrez plus, messieurs les chicaniers. » Colette, Antoinette – dans la compagnie des femmes il retrouve un peu de légèreté, prend parfois des risques.

     

    Mais le danger se rapproche, la Gestapo multiplie les arrestations, Maurice arrêté, torturé, se pend dans sa cellule, Agathe doit prendre encore plus de précautions. Max la croise à L’Etoile, bien habillée, mais « parfumée au chagrin ». Sur lui aussi, l’étau se resserre. Marcel Quint, en mêlant les destinées du chef de la Résistance française et de l’étudiante au grand cœur, réussit à nous faire partager leurs élans et leurs craintes, et à nous faire mieux comprendre l’héroïque générosité de ceux qui ont risqué, voire donné leur vie à l’histoire de la Liberté.

  • Tiens bon, Gaston !

    « Pour soutenir un ami dans l’adversité et l’inciter à prendre son mal en patience, à résister… en attendant le bon moment pour réagir. Gaston fait partie de ce lot de prénoms démodés dans lequel on puise pour répondre aux nécessités ludiques de la rime. Cette coloration désuète du prénom donne presque toujours une nuance goguenarde à la formule.

    Tiens bon, Gaston !

    T’auras du pain, du miel, fiston,

    Du beau blé bien moulu…

    Et trois coups de pied au cul.

    Traduction d’une chanson roumaine, dans Le Chêne, film de L. Pintille (scénario L. Pintille) »

     

    Marie Treps, Allons-y, Alonzo ! ou le petit théâtre de l’interjection

     

  • Allons-y, Alonzo !

    Combien de fois n’ai-je pas repris cette paronomase, pour le plaisir des sons qui se répètent ? Allons-y, Alonzo ! ou le petit théâtre de l’interjection, de Marie Treps, passe en revue cent cinquante de ces formules ludiques qui émaillent nos conversations, devenues habitudes, automatismes plaisants, sans que nous en connaissions forcément l’origine. Alain Rey, dans l’avant-propos, les appelle des « fleurs vivaces, vite fanées mais sans cesse renouvelées » qui poussent à côté des expressions figurées au jardin des locutions françaises, sur le territoire mouvant des « manières de dire ».

     

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    La linguiste Marie Treps a choisi comme ingrédients : un impératif ou un exclamatif, un nom propre (en général un prénom), une rime ou une allitération – « Rime sans nulle raison : c’est plus gai. » (Alain Rey) « Tu as tort, Totor ! », « Fonce, Alphonse ! », « Arrête ton char, Ben Hur ! », « Cool, Raoul ! », « A la tienne, Etienne ! », « Tu parles, Charles ! » Du féminin ? « Osez, Joséphine ! », « Pleure pas, Madeleine ! », « C’est la vie, Lili ! »« Pas de ça, Lisette ! », « Adieu Berthe ! », « En voiture, Simone… C’est moi qui conduis, c’est toi qui klaxonnes ! »

     

    C’est dans le scénario de Pierrot-le-fou que la réplique de Pierrot à Marianne – « Bon, allons-y, Alonzo ! » – lui a mis en tête cette « obsédante petite musique des mots », d’où l’envie de collectionner les « A l’aise, Blaise ! » ou « Relax, Max ! » et au-delà de leur fantaisie, de questionner « ces je-ne-sais-quoi, ces presque-rien »
    qui s’épanouissent dans le feu de la conversation, mais parfois aussi dans le roman, dans le journal, la bande dessinée, la publicité. « Ca décolle, Nicole ! » : « les vertus euphorisantes de l’écho assurent le succès de ces formules qui se propagent de bouche à oreille » En peu de mots, voilà un encouragement, une mise en garde, une riposte… « C’est net et sans bavures, efficace. »

     

    Est-ce le « Fouette, cocher ! » du XIXe siècle, signal du départ, qui en est l’ancêtre? « Chauffe, Marcel ! » encourage à donner le meilleur de soi, invite à l’intensité. Treps remonte à Marcel Azzola, le célèbre accordéoniste de Jacques Brel qui l’apostrophait ainsi, comme on peut encore l’entendre dans Vesoul, « agrémenté d’un solo virtuose du musicien ». De la musique, la formule s’est étendue à d’autres domaines où l’échauffement est de mise.

     

    « En voiture, Simone ! », parfois « En voiture, Suzy ! », « sent bon l’échappée belle des années soixante, voitures décapotables et petites robes à carreaux Vichy. » La linguiste note que l’expression, joyeuse à l’origine, sera ensuite considérée comme sexiste : une journaliste de France info commente en 1993 un jugement de divorce d'un « En avant Simone, tu peux rentrer chez ta mère. »

     

    Ne pas confondre vitesse et précipitation, voilà le sens du fameux « Minute, Papillon ! » qu’on devrait aux journalistes du Canard enchaîné qui fréquentaient, avant 1939, le Café du Cadran où un garçon de café, un certain Papillon, répondait toujours aux appels par un « Minute, j’arrive ! » Claude Duneton en signale une variante, « Minute, papillon des îles », où l’image du vol de fleur en fleur vise de même à freiner les gens trop pressés pour les inviter à approfondir.

     

    Plus ou moins connues, inégales dans leur réussite, les formules passées en revue par Marie Treps dans Allons-y, Alonzo ! sont regroupées par thèmes : « Au hasard, Balthazar ! » ouvre le chapitre « Entre renoncement et soumission… » ; « Tu vas m’le payer, Aglaé ! », celui des « Amabilités » où Treps s’arrête aussi sur « T’as le bonjour d’Alfred ! », en apparence un salut désinvolte, en réalité « une rosserie déguisée qui accompagne une prise de congé brutale ».

     

    Marie Treps a commis bien d’autres ouvrages sur la créativité du langage. En 2009, elle a publié Les mots migrateurs – Les tribulations du français en Europe et Lâche pas la patate ! Mots et expressions francophones. Si vous êtes sensible au charme de ces inclassables « commodités pour la conversation », l’auteur vous invite à bricoler vous-mêmes quelques nouveautés, en finesse. La recette : une formule concise (un à six mots), un prénom « de préférence désuet, amusant, charmant »,
    la mise en circulation pour tester si la sauce prend. « Allez-y, mes amis ! »