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Passions - Page 596

  • Retard sonore

    « J’ai rebroussé chemin. Je n’entrerais plus au lycée. Je n’étais pas enseignante. J’étais pianiste. Je ne devais pas transmettre des règles arbitraires, je devais diffuser des évidences sonores. Il me fallait trouver un clavier, quel qu’il fût, dans une académie ou un salon, avant qu’il ne fût trop tard, que les démons qui avaient recueilli ma promesse ne revinssent me traquer, m’infliger les punitions prescrites, cette chaîne de punitions qui ne ferait que croître, vers les pires châtiments, si je n’en rompais pas le cours, si je ne récupérais pas dignement le retard sonore que j’avais accumulé depuis mes vingt-deux ans, âge où la promesse eût dû être accomplie, âge où j’eusse dû interpréter de deuxième concerto de Prokofiev, qui m’avait à présent quittée, mais que je retrouverais, parce qu’il avait été ma vie, parce qu’il devait être ma vie, parce que je ne pouvais, sur cette terre, n’adhérer qu’à lui. »

     

    Marie Delos, L'immédiat  

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  • Compagnie choisie

    « Si jamais je me trouvais dans une situation à être forcée de vivre dans le
    grand monde, je serais bien malheureuse. Je n’ai, toute ma vie, aimé que la société d’un petit nombre de personnes, et les malheurs personnels dont j’ai
    été accablée m’ont inspiré encore plus de goût pour la retraite. Je voudrais m’établir toute ma vie dans une campagne, dont la maison fût petite, propre et commode ; un jardin peu étendu, beaucoup de cultures, qui, je le sens, feront mon occupation un jour à venir, m’y trouver réunie avec un très petit nombre
    de personnes sur l’amitié desquelles je pourrais compter avec certitude, vous
    saurez aisément à quel rang vous placer, je n’ai pas besoin de l’indiquer. »

    (Ce jeudi 20 juin 1793)

     

    Lettres de la duchesse de La Rochefoucauld à William Short 

     

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  • Dangereux sentiment

    1789. Le duc de la Rochefoucauld reçoit l’ancien secrétaire d’ambassade de Jefferson, devenu ministre plénipotentiaire des Etats-Unis. Il s’appelle William Short, il a trente ans. La jeune duchesse en a vingt-six. Ils se plaisent aussitôt. Ils s’écrivent. Les Lettres de la duchesse de La Rochefoucald à William Short réunissent la plus grande part (du moins pour ce qui la concerne) d’une correspondance qui a duré de 1790 à 1838. Aux temps troublés de la Terreur, presque toutes les lettres de l’Américain ont été brûlées par précaution. Conservées à la bibliothèque de l’American Philosophical Society de Philadelphie, les lettres ici sélectionnées par Doina Pasca Harsanyi retracent une amitié amoureuse et une époque.

     

    « J’ai été charmée de recevoir de vos nouvelles, Monsieur, mais je regrette qu’elles ne m’apprennent pas que celles que vous attendiez d’Amérique vous permettent de rester parmi nous ; j’aurais voulu vous témoigner tout le plaisir qu’en auraient éprouvé les habitants de la Roche-Guyon dont l’intérêt doit vous être connu ; j’espère qu’elles ne tarderont pas à présent à arriver, et qu’elles seront telles que nous les désirons. » L’entrée en matière de cette première lettre envoyée du Château de La Roche-Guyon en octobre 1790 donne bien le ton des échanges. Outre la langue du XVIIIe siècle, un délice de lecture, on y entend la voix des sentiments, pudique mais assurée.

     

    Portrait de la duchesse par Perin-Salbreux, miniature, d'après la base Joconde.jpg

     

    La duchesse adore la campagne. Elle ne se rend dans son hôtel parisien, rue de Seine, que lorsque les circonstances l’y contraignent. Son mari, philosophe et grand libéral, s’enthousiasme pour la Révolution et fait partie du Comité des Finances. La duchesse suit aussi avec attention les événements à l’Assemblée. Dès 1791, William Short écrit d’Amsterdam être persuadé « qu’il est impossible de vous connaître aussi bien sans vous aimer, beaucoup même ». « Vous êtes bien aimable, Madame la duchesse, de répondre si régulièrement à mes lettres, ma reconnaissance égale le plaisir que j’en reçois qui est infini. » Commentant « la grande infamie » de 89 vis-à-vis du Club monarchique, il lui confie que « cette sorte de gens qu’on a crus des philosophes pendant longtemps et qui deviennent intolérants et persécuteurs à leur tour porte à croire que les hommes sont bien moins parfaits qu’on a voulu le croire », tout en précisant qu’il ne dirait pas cela à tout le monde.

     

    Mai 1791 - La duchesse : « Mais que voulez-vous que je puisse répondre à tout ce que vous me mandez d’aimable et de flatteur ? Mille considérations se présentent à moi pour empêcher mon cœur de répondre au vôtre, et vous ne pouvez me blâmer de chercher à empêcher de naître en moi un sentiment dangereux pour tous les deux. » Septembre 1791 - « Tantôt je me laissais aller à la douceur d’aimer et d’être aimée, et d’autres fois je prévoyais un avenir funeste, occasionné par ce même sentiment combiné avec des circonstances étrangères à lui, mais inséparables de moi. » Octobre 1791 – « Je suis si tourmentée de ne pas vous sentir heureux, quand le fond de mon cœur m’assure que vous avez tant sujet de l’être. Je suis tourmentée de ne pas l’être moi-même. »

     

    Ecrire fait diversion à l’absence, ravive le plaisir d’avoir pu se voir quelque temps. On guette l’arrivée des lettres, on note la régularité ou l’inconstance de la poste. Alors qu’ils espèrent tous deux que les devoirs diplomatiques de William Short le gardent ou le ramènent en France, celui-ci est envoyé ailleurs en Europe, en Hollande surtout. Alors elle apprend l’anglais, pour se rapprocher de lui. Leur correspondance se ressent des tensions internationales, des difficultés du courrier et de la censure. « Je déteste l’absence, je voudrais m’entourer à jamais de tous ceux que j’aime, et ne jamais les quitter, et au lieu de cela je m’attache à des personnes dont le sort est de vivre loin de moi, et dans le nombre desquelles il y en a qui ne sont ici que passagèrement, vous comprendrez ce sentiment, puisque vous l’éprouvez aussi en sens contraire, mais cette idée est bien douloureuse et empoisonne bien souvent le bonheur que je trouve à aimer. »

     

    La duchesse de La Rochefoucauld n’est pas au bout de ses peines. L’un après l’autre, les hommes de sa famille vont être assassinés. Elle-même sera emprisonnée longuement. Devenue veuve, elle ne s’accroche qu’à l’espoir de partager enfin ses jours avec William Short. Trois ans de séparation – « autant de siècles » écrit-elle, et, dans les bonnes heures, « il est au monde un être qui me préfère à tout, qui me chérit par-dessus tout, et cela donne bien de la force. » Ce n'est pourtant pas avec lui qu'elle se remariera.

  • Une fois par an

    C’est à l’entrée d’un passage. Les Galeries Royales Saint Hubert, il me semble. Sous les arcades, je croise une vieille dame qui en sort, la figure extatique. Tandis que je la suis du regard, quelqu’un que je n’ai pas entendu venir me presse légèrement le bras, chuchote : « Les Audelottes, elles sont là, oui. » Et comme je ne comprends pas, d’un geste vers la voûte, cette femme sans âge me fait découvrir un étrange ballet de plumes. De grands oiseaux beiges se posent aux chapiteaux des pilastres, vont et viennent.

    « Une fois par an, elles viennent nous visiter. C’est aujourd’hui. N’ayez pas peur. » J’observe alors l’incroyable. Du haut des parois, les oiseaux se laissent glisser dans l’air, ralentissent, restent suspendus face aux personnes qui se sont arrêtées, puis remontent. Une femme, sur le côté, a posé un grand foulard dans les tons ocre sur ses cheveux et ses épaules. Elle les attend, les bras en croix, les yeux ouverts. Les audelottes ignorent les passants, visitent les immobiles. Leurs battements d’ailes et le bruit des pas troublent seuls le silence.

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    Je m’arrête. J’attends, les yeux fermés, une improbable rencontre. J’ai peur. Un frôlement, une présence. Je retiens mon souffle. Mais une telle visite doit être honorée, j’ouvre les yeux. Juste en face, deux prunelles mordorées, immenses, me dévisagent intensément. Les yeux écarquillés, d’un battement de paupières, je souris. Souple, légère, royale, déployant son châle ocellé de roux et d’or, l’audelotte s’envole.

    Je ne sais plus ce qui se passe ensuite. J’éprouve un bonheur indicible. Je sais que j’ai rêvé.

  • La chose principale

    Mal de pierres de Milena Agus vient de sortir au format de poche. En 2006, ce roman d’une Sarde née à Gênes en 1959 a reçu un très bon accueil en traduction française, après sa sortie chez Nottetempo, une maison d’édition italienne publiant des « livres à lire la nuit, écrits en gros caractères, légers et de petit format ». L’auteur évoque ses débuts dans une postface très personnelle, intitulée Comme une funambule (2007). Elle y définit ainsi son art : « Si un lecteur me dit qu’il a pleuré et ri en lisant une de mes histoires, je suis heureuse. Car c’est ainsi que je vois la vie, misérable et merveilleuse, et communiquer exactement ce que je sens, me comble. »

     

    Le mal de pierres (des coliques néphrétiques) n’est qu’un des maux de la grand-mère de la narratrice. Sa petite-fille reconstitue sa vie par affection et comme pour réhabiliter celle qui passait pour folle dans sa propre famille et dans son village de Sardaigne. Ne s’était-elle pas, un jour, jetée dans le puits ? Désespérant d’être vieille fille à trente ans passés, sa grand-mère fut casée en 1943. Un veuf  vint se réfugier au village après le bombardement de sa maison. Elle ne ressentait rien pour lui et tenta d’échapper au mariage sans amour, mais ses parents acceptèrent la demande. Lui, au cours d’une conversation franche, accepta ses conditions : elle ne serait pas « une véritable épouse », il continuerait à fréquenter les maisons closes. C’est loin du coup de foudre imaginé par les voisines en voyant mariée un mois plus tard cette femme « avec ces beaux seins fermes, cette masse de cheveux noirs et ces yeux immenses ». 

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    A la fin de la guerre, il n’y a plus grand-chose à manger et tout devient très cher. La grand-mère écrit « dans un cahier noir à tranche rouge qu’elle cachait ensuite dans le tiroir des choses secrètes avec des enveloppes d’argent liquide. » Pour limiter les dépenses, elle demande à son mari de lui expliquer exactement « ce qui se passe avec ces femmes » et lui propose ses services. Mais elle ne réussit pas à être enceinte et souffre toujours de calculs aux reins. Les médecins lui prescrivent une cure sur le Continent, à Civitavecchia, en 1950. C’est là qu’elle rencontre le Rescapé, dans un hôtel chic fréquenté par les curistes.

     

    « Vêtu d’une façon distinguée » et séduisant, malgré sa jambe de bois (blessure de guerre),  ce marin qui souffre du même mal qu’elle aime la littérature, les poèmes, et plus que tout sa petite fille qui adore « l’école, l’odeur des livres et des papeteries ». A lui, elle ose parler pour la première fois de ce qu’elle écrit dans son cahier secret, qu’il demande à lire. Très vite, ils se font confiance, se racontent tout. Le Rescapé a une passion pour le piano, il en joue. La grand-mère lui fait un jour cette proposition : « Et si nous embrassions nos sourires ? »

     

    « D’ailleurs grand-mère disait toujours que sa vie se partageait en deux : avant et après sa cure, comme si l’eau grâce à laquelle elle avait éliminé ses calculs s’était révélée miraculeuse à tous les niveaux. » En effet, neuf mois après son retour, elle met un garçon au monde. A sept ans, il prend des leçons de piano que sa mère lui paie en faisant des ménages. Il deviendra un excellent pianiste : « Papa a toujours eu sa musique, et le reste du monde lui a toujours été complètement égal. »

     

    Mal de pierres n’est pas construit de façon chronologique. L’éclairage passe d’un personnage à l’autre, privilégiant les sentiments de la grand-mère mais brossant aussi au passage une peinture de mœurs, celles des Sardes restés sur leur île et celles de ceux qui sont allés tenter leur chance dans le Nord de l’Italie. Il y a beaucoup de pudeur dans l’évocation des sentiments, alliée à une grande franchise sur la sexualité. On suivra jusqu’au bout l’existence de cette femme qui vieillit auprès d’un homme qui l’aime peut-être plus qu’elle ne le croit en pensant à un homme qu’elle a vraiment aimé et qu’elle rêve de retrouver. C’est à sa petite-fille qu’elle se confie le plus. A qui elle dit avoir déclaré au grand-père, quand il lui racontait la mort de sa première femme, avant leur mariage : « Votre femme possédait la chose principale qui embellit tout. » Il avait répondu : « Et quelle est, d’après vous, cette chose principale, mademoiselle ? ». Elle n’avait rien ajouté. Ce n’est qu’après la mort de la grand-mère tant aimée que sa petite-fille découvrira tout ce qu’elle ne lui a pas dit.