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Fureur de peindre

Les premières Compositions de Staël jouent avec les figures géométriques. « Cercles, demi-cercles, cônes et triangles sont enserrés, cernés d’un trait puissant et épais qui rappelle le filet de plomb des maîtres verriers du Moyen Age. » Le peintre André Laskoy l’aide à en sortir : « Un coup de pinceau posé sur une toile cherche à trouver une forme et lutte contre les autres formes posées sur la même toile. L’aboutissement de cette lutte est la naissance du tableau. » Braque lui apprend à aimer la matière : « Ce n’est pas assez de faire voir ce qu’on peint. Il faut encore le faire toucher. » Misère royale et passion de peindre. Staël déteste l’économie, presse le tube de couleur. « Il crève de faim, et les siens avec lui, mais couvre la toile des pâtes les plus somptueuses. »

 

 

Jeannine, qui a voulu un nouvel enfant malgré sa mauvaise santé, n’y survit pas. Quelques mois plus tard, il se remarie avec Françoise Chapouton, de dix ans plus jeune que lui. Ils s’installent au fond d’une impasse près du parc Montsouris. « De plus en plus, Staël additionne, accumule, superpose les couches. » – « Sa peinture est une peau. Une peau couturée, entaillée, tailladée. On ne compte plus ses blessures, ses cicatrices et estafilades. Elles constituent secrètement sa beauté. » De la danse (1947), Jour de fête (1948), Rue Gauguet (1949). Staël va jusqu’au bout de soi, est enfin reconnu, surtout aux Etats-Unis. On le catalogue « abstrait », lui abhorre les étiquettes. René Char lui offre de travailler à un recueil avec lui, poésie et peinture à égalité. Succès d'estime, mais pas le triomphe espéré.

 

Pierre Granville lui montre un beau petit cadre vénitien chantourné dont il aimerait faire cadeau à sa femme, demande à Staël de lui faire un bouquet de violettes. Ce sera son premier bouquet de fleurs. Il se tourne vers des motifs plus humbles, quotidiens, des pommes, des bouteilles en verre coloré, peint Les Toits (1951), « aboutissement de dix années de fureur de peindre », « votre chef-d’œuvre, Staël », lui dit Bernard Dorival, qui craint de ne pas avoir les fonds pour l’acquérir en faveur du Musée national d’art moderne. Nicolas de Staël le lui offre – « A vous de lui trouver sa juste place. »

 

Vient alors la série du Parc des Princes et des Footballeurs, après avoir assisté au match France-Suède, premier match international en nocturne à Paris. « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance », écrit le peintre à René Char. Les partisans de l’abstraction « se raidissent », Staël est vilipendé par les puristes. Il se lance dans de « petits paysages des environs de Paris », puis de Provence, « oscille en permanence entre déprime et exaltation, épuisement et sursaut de vitalité ».

 

Chez Suzanne Tézenas, dont les soirées parisiennes sont très courues et qui le soutient, Staël s’engoue pour la musique. A New-York, son exposition est plébiscitée, sa cote monte. Marcelle Braque le met en garde : « Vous avez résisté à la pauvreté, soyez assez fort pour résister à la richesse. » Les Staël – Françoise, Anne, Laurence et Jérôme – passent l’été en Provence à Lagnes dans une magnanerie accueillante, « Lou Roucas », une pause au « Paradis » dont lui a souvent parlé René Char. En 1953,
il réalise son rêve d’acheter une demeure, ce sera « Le Castelet » de Ménerbes. L’année suivante, Françoise accouche de leur troisième enfant, Gustave.

 

Mais Nicolas est hanté par Jeanne, une amie que Char lui a fait rencontrer, qui lui inspire Nu debout et Grand Nu orange. Il peint « comme jamais », 266 tableaux en 1954. La critique se divise, lui se sent mal, incompris, trop riche, trop exigeant,
voulant à la fois Françoise et Jeanne  auprès de lui, abruti de travail – « Je vis un enfer ! »
Il retrouve sa passion de peindre devant Les Ménines de Vélasquez au Prado, rentre en France pour se séparer des siens et s’installe à Antibes où il se retrouve seul, entre ses certitudes et ses doutes. En mars 1955, il y peint son dernier tableau, Le Concert, laisse trois lettres avant de se jeter dans le vide, du haut d'un immeuble.

 

Laurent Greisalmer, avec Le Prince foudroyé – La vie de Nicolas de Staël, réussit à nous faire ressentir les glissements d’une vie, un demi-siècle d’histoire de l’art, les difficultés d’un artiste en butte à la pauvreté et au doute continuels, les rencontres clés, les amitiés, les amours, les foucades, tout ce qui fait le riche et terrible chemin de la création. On referme ce livre pour regarder mieux peut-être, autrement, en prenant le temps, les œuvres d’un peintre qui n’a jamais voulu tricher avec le feu intérieur.

Commentaires

  • Personne n'a su "figurer" l'abstrait ou "abstraire" la figure comme lui, pourtant nombreux sont ceux qui s'y sont attelés... parce qu'il a peint comme il a vécu, jusqu'au bout.

  • quelles couleurs fortes...presque violentes...
    Je crois que j'aime beaucoup
    Je dis:je crois car il y a comme une peur de "m'immerger" dedans, comme je le fais quand un tableau me parle fortement
    Sais pas c'est clair;-)

  • Certainement un de mes peintres préférés. J'aime particulièrement ses tableaux de la Sicile

  • La peinture, dite abstraite, est-elle un support « littéraire » à nos fantasmes ou nos rêves éveillés ? … appelle-t-elle en la traduisant une émotion « enfouie » en nous-mêmes ? … qui transpose notre « délire intérieur » par des phrases ... La démarche d’un homme sincère qui traduit sur le chevalet sa vision intérieure des choses et du monde …dans un débat que nous ne percevrons jamais ou difficilement, nous permet d’y associer notre propre univers intérieur de formes et de couleurs qui se « matérialisent » sur notre toile cérébrale, nous réjouit ou nous interpelle …

    J’invite les « habitués » de Tania à me retrouver sur mon blog (les 3 derniers) et mon site en cliquant sur « doulidelle ». Je cherche la controverse sur les problèmes actuels de société, alimentant le fond d’une crise morale sans précédent …

  • @ MH : Rien à ajouter, c'est parfaitement formulé, MH !

    @ Coumarine : Oui, Coumarine, il y a une telle intensité dans cette peinture qu'elle ne peut laisser indifférent. Heureuse qu'elle te parle.

    @ Mango : Je me souviens d'un billet sur Staël chez toi, mais je n'arrive pas à rouvrir le lien. Pourrais-tu me le remettre en commentaire ? Merci.

    @ Doulidelle : Je dirais que la peinture de Nicolas de Staël est si concrète qu'elle nous touche quasi physiquement, d'abord.
    (Je suis par ailleurs tes billets sur les "affaires d'Eglise" actuelles. Comme tu le dis en conclusion de ton commentaire, elles sont liées à une crise des valeurs qui se manifeste dans tous les secteurs de notre vie en société.)

  • Ce "Nu debout", je ne l'avais jamais vu, impresionnant!
    Ne pas "tricher avec son feu intérieur"; sa force, son immense difficulté aussi. Merci.

  • @ Colo : "Nu debout" date de 1953. Des Nus envoyés à une exposition en 1954, Staël écrit ceci : "Les Nus partis à New York pour ouvrir mon exposition ont atteint par brefs instants une telle chaleur communicative que la terre n'est plus que boue..." (Catalogue Gianadda, 1995) Tu as vu le lien du jour vers Malcontenta ? Bon week-end.

  • Dans un petit recueil de lettres de Staël aux éditions Ides et Calendes j'ai trouvé ces propos de Staël sur sa peinture :

    " Ce que j'essaie c'est un renouvellement continu, vraiment continu et ce n'est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu'elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c'est une chose fragile, dans le sens du bon du sublime.
    C'est fragile comme l'amour."

  • @ Dominique : Merci, Dominique, voilà qui éclaire bien son art. (Merci aussi pour la référence.)

  • Bien volontiers! Voici le billet: un de ceux qui m'ont valu le plus de lecteurs!
    http://liratouva2.blogspot.com/2009/07/nicolas-de-stael-monographie-peintures.html

  • @ Mango : Très beau, ton billet, je l'ai relu avec grand plaisir, et les illustrations que tu as choisies sont superbes.

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