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Passions - Page 592

  • Mademoiselle Fa / 2

    « Tout vit, tout agit, tout se correspond. » Nerval, Aurélia

    Le maître de calligraphie envoie d’abord Mademoiselle Fa en stage chez un maître graveur. A  son retour, il commence à lui enseigner l’art de tracer le trait horizontal, la base, pendant des mois. Ensuite il y aura le trait-point, l’oblique, le vertical. Par une phrase, une image, il enseigne la tension, la force, l’harmonie du geste, jusqu’au jour où elle ressent que « La calligraphie n’était plus écriture, elle était peinture ». Quand elle se lasse de l’encre noire, le maître insiste : « Le noir possède l’infini des couleurs ; c’est la matrice de toutes. […] Le noir est le révélateur premier de la lumière dans la matière. » Il prône le juste milieu, base de l’harmonie : « En Occident, vous aimez les extrêmes ;  pour vous, le juste milieu est synonyme de fadeur. Pour nous Chinois, le juste milieu, c’est épouser la vie, la paix.  ».

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    Huang Yuan lui enseigne aussi à « vivre les moindres gestes de la vie quotidienne », à goûter pleinement l’humeur du jour. L’école de la peinture est école de vie. « Si une pensée se présente, laisse-la passer, ne la saisis pas. »  « Balaie le seuil de ta porte, retrouve des gestes naturels. » Etudier avec le vieux Huang lui rappelle le merveilleux conte deYourcenar, Comment Wang-Fô fut sauvé.

    Le maître l’emmène au mont Emei rendre hommage à un grand lettré du XIe siècle, Su Dongpo. « Tu vois, il n’est jamais trop tard pour apprendre et même si, dans la vieillesse, l’étude n’apporte plus une lumière étincelante mais la flamme vacillante d’une bougie, celle-là est encore préférable à l’obscurité », lui confie-t-il. A l’instar de ce sage qui comprit tout de suite qu’« au lieu d’améliorer la vie des gens, l’emprise de l’Etat ne créait que souffrances », il l’adjure de ne jamais entrer en politique : « tu ne changeras rien, mais la politique te changera ». « Interférer en politique, c’est remplacer son idéal par la rouerie des compromis, s’entraîner à se leurrer soi-même. […] Ce sont les savants et les penseurs qui changent le monde, et aussi les artistes, de façon moins évidente, mais tout aussi féconde. »

     

    Un jour où elle songe à ceux qu’elle a laissés en France, à qui elle craint de devenir étrangère, il lui rappelle que « L’esprit possède des possibilités d’excursion infinies ; tu dois t’en servir pour voyager. […] Pour le nourrir, sois attentive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l’esprit. » Il la conjure de rester vraie.

     

    En visite chez Li Tianma, le seul maître qu’elle ait vu vivre dans une maison magnifique comme au XIXe siècle, « parmi des pierres de rêve et des fauteuils en bois de rose », Mademoiselle Fa tombe en pâmoison devant la robe de sa vieille épouse, une robe traditionnelle d’une si fabuleuse beauté qu’elle demande à la toucher. Il s’agit d’une « toile de soie aux nuages parfumés », tissée à la main, qui dure toute une vie. Ocre sur l’endroit, d’un noir brillant sur l’envers, le tissu lui plaît tant qu’elle s’en procure pour changer des papiers habituels, trop blancs. Ses premiers tableaux naissent de cette toile, « véritable trésor national de savoir-faire ».

     

    A Shanghai - un enchantement par rapport à Chongqing -, elle explore les boutiques traditionnelles de peinture : petits pains d’encre, cuillères à eau sculptées, pinceaux variés en poil d’animal, en plumes. Elle s’émerveille dans les jardins de Suzhou, admire les « pierres de rêve » accrochées dans des pavillons, ces marbres d’un blanc laiteux évoquant des nuages ou des paysages. (Les nuages ne sont-ils pas les paysages du ciel ?) Sa première pierre de rêve, elle la reçoit d'un maître paysagiste de la Chine du Sud, Lu Yanshao, qui fouille dans ses placards pour en sortir ce trésor, « emballé, à la chinoise, dans du papier journal » et lui dit « Médite sur cette pierre, j’en serai fier. Elle t’ouvrira les portes du paysage intérieur. »

    A la fin de l’année scolaire 1989, Mademoiselle Fa prépare son travail de fin d’études et une exposition dans une ambiance tendue à cause des morts de la place Tiananmen, pour lesquels les étudiants ont accroché partout, en signe de deuil, des bandelettes blanches dans les arbres. Il y a foule au vernissage, les visiteurs manifestant par leur présence leur espoir d’un changement. Avant de prendre l’avion qui la ramène en France, elle est obligée de brûler toutes les notes qui pourraient compromettre ceux qu’elle laisse derrière elle.

    Mais elle parvient à retourner à Pékin comme attachée culturelle. La « clocharde du Sichuan » vit cette fois dans le luxe des diplomates. Mal à l’aise dans cette ambiance où règne « le culte du paraître », elle essaie de se rendre utile en aidant les artistes dans la misère. Elle fait à Pékin une dernière rencontre clé : celle de Lan Yusong, musicologue, calligraphe, peintre, graveur, historien, un lettré complet. Impressionnée par l’intelligence de cet homme de quatre-vingt-cinq ans, elle l’accompagne dans les marchés d’antiquités où il l’initie à la céramique : « C’est une coupelle ancienne, me disait-il. Observe sa ligne admirable. Il te faut apprendre à goûter cette forme d’art. Achète-la, tu vivras avec elle jusqu’à la fin de tes jours. Elle t’apportera la pureté que tu dois trouver dans ton esprit pour travailler. » Devant sa moue, il insiste : « Comme nous, ces objets portent l’émouvante patine du temps. Ils sont gardiens de secrets. […] Ces objets sont pour moi des îles de repos où l’âme va, par instants, puiser quelques pensées cachées de sérénité. »

    Son ancien maître, ayant appris qu’elle travaille à l’ambassade, vient y faire du scandale, en colère contre ce qu’elle fait de sa vie : « On est peintre à plein temps ou rien » ! Entre-temps elle a rencontré un Français qui travaille en Chine et vit dans un appartement tranquille et raffiné. C’est l’homme qu’elle cherchait, et il tombe d’accord avec le jugement du vieux Huang. Après une intoxication alimentaire presque fatale à la jeune femme, il la soigne chez lui, convainc son maître de venir habiter avec eux, la pousse à peindre pour recouvrer la santé et le goût de vivre. Puis le couple rentre en France, s’installe à la campagne. Nourrie par tout ce qu’elle a vécu en Chine, Fabienne Verdier redécouvre les paysages de son pays, vit en osmose avec la nature. « Le calligraphe est un nomade, un passager du silence, un funambule. » Retirée du monde, l’artiste travaille. « Plus j’avance, plus je recherche une banalité de vie au quotidien qui m’offre une solitude joyeuse. »  

     

  • Mademoiselle Fa / 1

    Etudiante en Chine  

    « Son enfance, on la subit ; sa jeunesse, on la décide. » C’est par cette belle phrase que Fabienne Verdier entreprend de raconter, dans Passagère du silence (2003), son étonnant parcours pour apprendre la calligraphie en Chine, dans les années 1980. Six années d’études dans des conditions très difficiles, mais comme elle l’écrit à propos de « la terrifiante beauté d’un bonzaï ou d’un vieux pin sur les récifs en bord de mer », « quel sacrifice a-t-il dû accepter pour pousser ainsi ? » Il y a tant de choses passionnantes dans cette immersion chinoise, dans la rencontre avec les maîtres calligraphes qu’elle séduit par la force de son caractère et sa persévérance, que j’en rendrai compte, exceptionnellement, en deux étapes.

    A seize ans, elle annonce qu’elle veut se consacrer à la peinture. L’aînée de cinq enfants, elle quitte sa mère qui les a élevés seule pour retrouver son père dans une ferme. Cet excellent dessinateur la traite en « apprentie peintre – ouvrier agricole ». A l’école des Beaux-Arts de Toulouse, l’enseignement la déçoit : « On n’étudiait plus les maîtres, il n’existait plus de modèles sur lesquels s’appuyer ». Comment se former par la seule injonction de « s’exprimer » ? Mise à la porte d’un cours où elle s’ennuie, elle trouve au musée d’Histoire naturelle des animaux à dessiner – « et curieusement, la passion du vivant qui m’anime est née là, dans ce cloître du réel empaillé. »

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    Un seul cours l’intéresse vraiment, la calligraphie. Elle copie des maximes - « Toute beauté est joie qui demeure » (Keats). Poussée par son professeur vers l’art asiatique, elle lit François Cheng, est éblouie par Hokusai, et décide d’apprendre le chinois - « une passion était née. » Elle ne peut en rester là, veut aller en Chine et parvient à partir, à vingt ans, dans le cadre d’un échange d’étudiants. Dans ses bagages, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille amère de Shitao.

    L’avion fait escale au Pakistan et c’est le choc de l’Asie : dans l’aéroport, des nuées de mendiants s’accrochent à l’Européenne, qui s’évanouit. Revenue à elle, Fabienne Verdier se retrouve avec des joueurs de hockey rentrés par le même vol. Comme ils ne veulent pas la lâcher, elle comprend vite qu’il vaut mieux coucher avec un seul pour éviter le viol collectif. Le lendemain, elle parvient à se faire conduire à l’ambassade, mal en point. Vu son retard, il n’y aura personne pour l’accueillir à Pékin où on s’étonne qu’elle ait choisi au Sichuan l’école des beaux-arts « la plus reculée de la Chine » ! Elle-même avouera : « Je ne sais pas ce qui m’a fait tenir, sans doute mes aventures cocasses et incroyables, la découverte d’une nature humaine inconnue et d’un monde inimaginable. »

    A Chongqing, elle découvre l’université avec « la camarade du Parti », son interprète. Aucune initiative ne lui est permise. On lui a réservé une pièce dans le bâtiment administratif : un lit, une bassine, un bureau. Pas d’eau : on lui en apporte tous les jours. Réveil à cinq heures et demie. Toilettes collectives, une tranchée pour les hommes, une autre pour les femmes, au-dessus de laquelle on s’accroupit. Plus agréable, l’heure de sieste octroyée après le déjeuner. L’enseignement artistique se donne dans une atmosphère studieuse, mais ne sort guère du réalisme socialiste. La grande peinture des lettrés est rejetée, jugée décadente. Au cours de gravure sur bois, elle s’imprègne du moins des légendes populaires.

    Après six mois, la Française déprimée découvre qu’un avis interdit aux étudiants de la déranger. Elle s’en plaint et obtient d’être traitée comme les autres, à ses risques et périls (plus de repas de faveur). Ainsi enfin elle crée des liens, découvre une maison de thé : « il suffisait de tourner dans une ruelle puis une autre et encore une, de dévaler quelques escaliers, pour se retrouver dans une autre Chine. » La maison est crasseuse, mais en dessinant dans son carnet le visage d’un vieillard en train de jouer, qui se reconnaît, elle brise la méfiance - « L’artiste, en Chine, possède un statut unique car l’art est supposé traduire la vérité d’un esprit, sans faux-semblant. »

    Son premier objectif est de maîtriser la calligraphie « car celle-ci contient tous les traits utilisés par la suite dans le paysage et autres sujets. » Mais la technique ne suffit pas, il lui faut s’imprégner de pensée chinoise, dans la façon d’être et de vivre. Lassée de l’université où on ne parle que la peinture occidentale et des arts populaires chinois, elle trouve enfin un jeune chercheur « fou de calligraphie » qui devient un ami. Il lui confie qu’il ne reste que deux vieux maîtres à l’Institut, qui n’ont plus enseigné depuis la Révolution culturelle, et elle se met à leur recherche.

    Le maître Huang Yuan vit dans la misère. Elle le trouve sympathique « avec sa vieille veste usée », en train de donner à manger à son oiseau. Mais il ne veut plus enseigner, lui dit-il. Alors pendant six mois, tous les soirs, elle dépose devant sa porte un rouleau de feuilles calligraphiées. Elle s’achète un mainate qu’elle laisse voler librement dans sa cellule. C’est lui qui accueillera d’un « Entrez, idiot, entrez ! » le maître qui lui ramène un jour ses rouleaux de papier. Il la prévient que ce sera dix ans d’apprentissage ou rien !

    Mademoiselle Fa, l’étudiante calligraphe, est désormais conviée aux réjouissances populaires, comme la fête du balayage des tombes. Mais en assistant à une crémation, dans une mécanique infernale où chaque mort n’est qu’un numéro, elle constate l’inhumanité, qu’engendre la surpopulation, « cancer de la société ». Atteinte ensuite d’une mauvaise hépatite, elle doit passer plusieurs mois à l’hôpital, incapable de s’alimenter. Un breuvage traditionnel l’aide à guérir et elle obtient un petit réchaud électrique pour cuire fruits et légumes, privilège rare. Elle souffre aussi de son amour impossible pour l’étudiant calligraphe, fiancé par ailleurs, et qui met fin à leur liaison clandestine.

    De très belles pages de Passagère du silence relatent les voyages de Fabienne Verdier au cours de ses études. A Chengdu, ville ancienne, elle se serait bien installée si elle était restée en Chine. Au Tibet, elle découvre l’air vif et stimulant des hauts plateaux où « l’âme s’envolait, tels les drapeaux de prières, vers le ciel ». Dans la province du Guizhou, elle s’émerveille des splendides vêtements des Miao ; chez les Yi, dont la langue comprend six dialectes et l’écriture un millier de caractères ravissants, elle perçoit le poids de l’envahissante culture chinoise moderne et s’entend dire : « Rentrez chez vous et racontez ce qui nous arrive, ce qui se passe ici. Il n’y a plus de culture yi, on n’a plus le droit de parler yi, on ne peut plus penser yi. On n’a plus le droit d’être yi. »

  • Sagamore le Vif

    Théâtre ? Visite guidée ? Performance ? Le Calvaire de Sagamore le Vif, qui se joue encore quelques semaines (jusqu’aux fêtes de Wallonie), échappe aux catégories. Cette visite-spectacle d’une énergie formidable vous garantit une soirée passionnante dans les rues de Namur (le dimanche à 19h, en semaine à 21h).

    Rendez-vous était donc pris devant le Théâtre royal de Namur, après réservation (le nombre de participants étant limité). Arrive un drôle de bonhomme à la démarche irrégulière, qui lance ses invectives au nez et à la barbe des passants, surprend un automobiliste en traçant sur les pavés sa trajectoire fantasque, son manteau noir flottant derrière lui. Cette silhouette inquiétante – clochard, ivrogne ou fou errant ? – ne revient sur ses pas que pour interpeller son public et l’entraîner dans le récit des vieilles histoires de la ville.

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    Tout commence en 1822, avec une exécution, celle de la pauvre Jeanne. Cris, confidences, révolte, sympathie, nous voilà pris dans un tourbillon d’impressions. Sagamore avance à grandes enjambées, s’arrête et prend les spectateurs à partie. Chaque fois, le patrimoine namurois se révèle : vieille tour, monument, porte ancienne, estaminet, pierre sculptée, parvis d’église... Sagamore fait parler les pierres mais pas seulement elles. Il convie aussi les traditions, prêche le vrai et le faux – on joue en wallon au « roi des menteurs » – et prend plaisir à nous raconter les conversations entre Félicien Rops, qu’il n’hésite pas à secouer sur son piédestal, et Charles Baudelaire, deux « maudits » hauts en couleur.

    C’est du théâtre « en rue » et donc livré aux aléas d’un soir. A suivre Sagamore dans les ruelles de plus en plus sombres, on s’amuse à l’écouter, à observer ce diable d’homme à la voix de stentor dont tout le corps vibre de passion. Jamais il ne laisse retomber l’intensité de son propos ni la curiosité de son public. Bien sûr, il y a des rencontres inattendues : des touristes d’abord interloqués, puis intrigués ; des habitués sur les places et aux terrasses, qui se retournent à peine ; des complices qui au fil du temps – c’est la quatrième et sans doute dernière saison du spectacle – accueillent Sagamore avec un sourire, un bonjour, voire un verre de bière (mais rien de tout cela n’est arrangé, nous l’apprendrons après, ce sont des initiatives individuelles et forcément variables). Le vagabond au verbe haut doit composer aussi avec les moues de mépris, les regards hostiles, les vrais « égarés » qui se frottent à lui, et même des chiens qui aboient sur son passage.

    Il faut une fameuse conviction pour porter ainsi le personnage de Sagamore et avec lui, toutes les figures du passé namurois qu’il convoque, gens connus et gens « de peu » pour qui la vie n’est pas facile. Ce sont de vieilles affaires, mais aussi des questions actuelles, sociales et autres. Rester à Namur ou partir à Bruxelles, à Paris ? Qu’est-ce qu’une vie d’artiste ? On rit, on s’étonne, on s’interroge, souvent on frissonne. Tout parle, chez Simon Fiasse : les bras, les mains jusqu’au bout des doigts, les jambes, le regard bien sûr, jusqu’à l’émouvante scène finale, au confluent de Meuse et Sambre. Ce n’est pas pour rien que Sagamore / Fiasse a été élu « Namurois de l’année 2007 ».

    Derrière le comédien, toute une équipe a travaillé, celle de L’Isolat asbl (dont la charte mérite d'être lue), pour monter ce spectacle sur une idée de Didier Godin, avec Michaël Meurant à la mise en scène. Les spectateurs namurois prennent plaisir à se rafraîchir la mémoire, les autres découvrent l'atmosphère méconnue de la capitale francophone. Les adultes s’amusent autant que les enfants à presser le pas derrière ce Namurois d’hier et d’aujourd’hui qui invente, sans nul doute, sa propre légende.

  • Au jardin des Alpes

    Elles sont la récompense des marcheurs, au-dessus de deux mille mètres d’altitude, les fleurs des Alpes aux coloris éclatants. Si de loin, les prés paraissent verts, dans l’herbe poussent tous les mauves, les bleus, les roses, les jaunes et les blancs imaginables.

    Dans le second récit de la création, Dieu confie à l’homme la tâche de donner un nom aux animaux et aux plantes. J’y repense à chaque fois que je retrouve les sentiers de montagne et, en même temps, ce jeu dont je ne me lasse pas : celui de donner à chaque fleur son nom. Ne soyons pas présomptueuse : s’il est facile de repérer les plus grandes, comme la gentiane jaune ponctuée ou le lys martagon impérial, le Guide des fleurs sauvages de Richard et Alastair Fitter, (illustré par Marjorie Blamey, Delachaux et Nestlé, Neuchâtel - Paris, 1984) m’est très précieux pour les identifier, avec ses clefs basées sur la taille, la forme et la couleur des fleurs, individuelles ou groupées, le nombre de leurs pétales ou lèvres, rassemblées par famille.

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    C’est en lisant qu’on devient liseron, ai-je envie d’écrire - bien que ce dernier ne pousse pas si haut. Le joli Guide des fleurs de montagne de Silvio Stefenelli (Duculot, 1979), où les couleurs apparaissent sur la tranche du livre, accompagne chaque photo d’un tableau facile à déchiffrer à l’aide d’un carton mobile explicatif, c’est un premier outil bien pratique pour s’y retrouver. Les deux tomes des Fleurs des alpages de Helmut Gams (avec les photos superbes prises par Paula Kohlhaupt, Hatier, 1966) les complètent utilement.

    Mais je reviens à mon sujet, le jeu de nommer. A ceux que la montée en montagne rebute ou que la longueur du chemin décourage, l’attention aux touches vives, aux formes des fleurs et des feuilles, fournit un dérivatif amusant qui distrait de l’effort. Cela n’empêche pas de regarder d’abord où l’on pose le pied (de plus en plus d’accidents de randonnée pédestre en moyenne montagne, relate Le Temps, l’excellent journal suisse) et de lever les yeux vers le paysage. Pour ceux dont le jardin se réduit aux quelques mètres carrés d’une terrasse d’appartement en ville, où les plantes en pot offrent un îlot de verdure, la promenade dans le paradis alpin offre une vraie cure de jouvence.

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    Mes préférées ? La joubarbe des montagnes, cette belle étoile rose dont j’ai appris récemment qu’elle était la première à s’installer là où un glacier s’est retiré ; la gentiane délicate et la printanière – avant d’en avoir vu, je n’imaginais pas qu’un tel bleu existât dans la nature ; la nigritelle ou orchis vanille, petite pyramide rouge foncé qu’il faut absolument sentir de près pour découvrir son incroyable parfum ; l’anémone de montagne, aux pétales mauves et au cœur jaune d’or, parfois encore visible au tout début de l’été. Délicates avec leurs tons pastel, la rose primevère farineuse, la clochette bleu clair finement découpée de la soldanelle des Alpes. Le pied de chat, lui, appelle la caresse du doigt sur son velours blanc crème parfois rosé.

    La plus improbable, je l’ai cherchée toute une après-midi, en vain, sur un plateau au milieu des bois, lors d'un séjour dans le Val de Cogne, où persiste une fleur rare découverte par Linné. N’y pensant plus, un autre jour, sur un sentier qui grimpait fort dans la forêt, d’un tout autre côté, je me suis soudain immobilisée, avec un cri de triomphe : « linnaea borealis ! » Solitaire, la linnée boréale avait poussé au bord du chemin étroit où un pied ignorant pouvait à tout instant l’écraser, une petite clochette blanc rose, discrète, et croyez-moi, émouvante de candeur.

    N.B. Amateurs de balades curieuses, vous pouvez aussi vous promener sur le blog de la famille Marcassin d’Arlon, au joli titre de « Prenez l’air avec vos jambes » sur http://marcassin.blog4ever.com/blog/index-211516.html

  • Marchand de tableaux

    Le Portrait d’Ambroise Vollard par Renoir (1908) orne la couverture des Souvenirs d’un marchand de tableaux (1937), une somme d’anecdotes qui permet de revivre une époque où l’art était plus qu’aujourd’hui à la portée des amateurs. Si Cézanne et Renoir sont les peintres qu’il a le mieux connus, il en passe beaucoup d’autres dans ces mémoires, que termine un volumineux index.

    Vollard commence par son enfance à l’Ile de la Réunion. Surpris de voir sa tante s’inspirer de fleurs artificielles pour ses aquarelles, alors que celles du jardin sont bien plus belles, il s’en souviendra en apprenant que « les plus somptueux bouquets de Cézanne avaient été peints d’après des fleurs en papier. » Collectionneur précoce, il ramasse des galets, puis des fragments de porcelaine bleue, amoureux déjà des couleurs et de la lumière : « C’est, au coucher du soleil, un brouillard bleu tombant des hauteurs, ouate impalpable qui, en quelques instants, répand l’ombre, une ombre comme faite de ces gris argentés qui enchantent dans les toiles de Whistler. »

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    Etudiant en droit, Vollard préfère à l’étude les flâneries sur les quais, à observer dessins et gravures dans les vitrines parisiennes. Premiers achats. « 1890 ! Quelle époque bénie pour les collectionneurs ! Partout des chefs-d’œuvre et autant dire pour rien. » Attentif aux prix, il les voit grimper en passant d’une main à l’autre et comprend très vite comment faire pour enrichir ses collections et commercer, tandis que le sympathique Père Tanguy, marchand de couleurs, fait crédit aux jeunes peintres.

    Dans la galerie où il s’initie au métier de marchand de tableaux, Vollard constate la défiance du patron envers les peintures nouvelles qu’il lui conseille d’acquérir et se décide à le quitter. « Ecoutez, mon cher Vollard, nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas ? Quand vous parlerez d’impressionnisme, je compte sur votre loyauté pour dire que je déteste ça. – Non seulement je prends l’engagement de le dire, mais, si l’occasion se présente, je l’écrirai. Je tiens ma parole. »

    A Montmartre en ces années-là, Vollard fréquente Bonnard, Lautrec, Degas et Renoir si dissemblables. En affaires, il apprend vite ce qu’il convient de dire ou de taire, comment faire monter les prix pour susciter l’intérêt de l’acheteur, comment recueillir l’information qui permet de s’emparer le premier d’œuvres possédées par des gens qui n’ont aucune idée de leur valeur. Ce qui rend ses souvenirs très vivants, ce sont toutes les conversations que le marchand rapporte : bêtises des uns, astuces des autres, propos d’artistes surtout. Renoir : « Avec toutes leurs sacrées histoires de peinture nouvelle, j’aurai mis quarante ans à découvrir que la reine des couleurs, c’est le noir ! » Manet : « Un peintre peut tout dire avec des fruits ou des fleurs, ou des nuages seulement. » - « Je voudrais être comme le saint François de la nature morte ! »

    Vollard rend un bel hommage à Mary Cassatt, la plus discrète des impressionnistes, qui se dépensait sans compter pour le succès de ses camarades sans se soucier de sa propre peinture. Il nous décrit le convoi funèbre de cette artiste généreuse, suivi par le village entier de Mesnil-Beaufrêne, dans l’Oise, en 1926. On jeta des œillets et des roses sur sa tombe – qu’en aurait pensé Degas qui se montrait intransigeant à propos des fleurs qu’il ne supportait qu’au jardin, capable de quitter une table où on l’avait invité s’il s’y trouvait un bouquet ? Odilon Redon, au contraire, avait toujours des fleurs dans son atelier, malgré le dénuement. Il raconte à Vollard une visite chez un ami peintre à la Ruche : « Sur une table, il y avait des tulipes et un livre dont la reliure fatiguée témoignait qu’on le lisait souvent. Je me suis dit : « Voilà qui sonne bien ! » »

    Posant pour Cézanne, le collectionneur-marchand s’endort et s’écroule de la plate-forme préparée par le peintre : « Malheureux ! Vous avez dérangé la pose ! On doit poser comme une pomme. Est-ce que ça remue, une pomme ? » Dans l’atelier de Rodin, à qui Vollard apporte une statuette de Maillol, Bourdelle est là, poussant de réguliers « Rodein ! Le grand Rodein ! » Voyant Rodin donner forme à une boule de glaise, quelqu’un lui demande : « Illustre ami, où puisez-vous toute cette vie qui palpite dans les moindres fragments de votre œuvre ? – Dans la vie elle-même… Je fais de la vie avec la vie ! »