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Passions - Page 299

  • Comme un agneau

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    « Peut-être que, si j’avais été plus fort, plus intelligent, j’aurais nagé jusqu’à un autre rivage et j’aurais essayé de vivre une autre vie, autrement, différemment. Mais pour les garçons comme moi qui ont toujours peur, qui ont vécu dans le tout et qui n’ont tout à coup rien, on retourne comme un agneau vers son prédateur. »

    Nathacha Appanah, Tropique de la violence

  • De Moïse à Mo le fou

    Tropique de la violence, le titre du roman de Nathacha Appanah, née à l’île Maurice, n’est pas à prendre à la légère. Elle y donne tour à tour la parole aux protagonistes de cette histoire qui se déroule sur l’île de Mayotte, dans les Comores, vivants ou morts : Marie, une infirmière française arrivée là par son mariage ; Moïse, le bébé clandestin ; Bruce, le chef de bande qui règne sur Gaza, le surnom du bidonville, et quelques autres.

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    Enfant clandestin de Mayotte, Photo © Franck Tristan, "Je vais vous parler de Nadjidou..." (Rue89)

    Marie n’arrive pas à être enceinte, son mari la quitte pour une Comorienne. Parmi les occupants de deux « kwassas sanitaires » amenés au CHR, une jeune fille porte un bébé « bandé comme une momie » dont elle ne veut pas : né avec un œil noir et un œil vert, elle le considère comme l’enfant d’un « djinn » qui porte malheur. A 34 ans, Marie adopte ce beau bébé à la peau noire que son mari accepte de reconnaître en échange du divorce.

    Dix ans plus tard, mère et fils lisent ensemble L’enfant et la rivière de Henri Bosco, le livre préféré de Moïse. Mais à l’adolescence, leur complicité se fendille, le garçon « ne va pas bien », s’interroge sur sa vie de Blanc, sèche l’école. Marie lui raconte d’où il lui est venu, il en est troublé. Sans transition, on retrouve Moïse en cellule à quinze ans, venu se livrer à la police après avoir tué Bruce – l’île les a transformés en chiens.

    Un jour, Marie s’est écroulée dans sa maison, et Moïse s’est enfui, incapable de faire face à sa mort. Il échoue parmi des voyous, souvent des clandestins, qui le fascinent dans la mesure où, sans Marie, il leur ressemblerait peut-être. Eux l’appellent Mo et cherchent d’abord à tirer tout l’argent qu’ils peuvent de ce garçon bien éduqué à l’œil de djinn pour acheter de l’alcool et de la drogue.

    Bruce se souvient de la forêt, avant que s’étende « le plus grand bidonville de Mayotte », où son père l’emmenait chaque semaine faire offrande près du bassin d’eau verte qu’il fallait respecter. Il s’appelait alors Ismaël Saïd, allait à l’école française le jour, à la madrassa le soir. Mais à dix ans, il voit le film Batman et comprend qu’il est Bruce Wayne. Renvoyé du collège, battu par son père, il se met à voler et revendre aux clandestins, va chez les prostituées, se met à boire, à fumer, à se battre, à se faire « respecter » : « le roi de Gaza, c’est moi. »

    Tropique de la violence (Prix Femina des lycéens 2016, Prix France Télévisions 2017) décrit la misère, l’errance, la débrouille, et comment Bruce exploite comme un « chef de guerre » tous les gamins qui le craignent et le servent. Autour de Mo, beau et naïf, il tisse sa toile. Moïse ne sait pas se battre, il en est publiquement puni dans une bagarre où Bruce lui balafre le visage. Moïse devient « Mo la cicatrice ».

    En les laissant se raconter tour à tour, en suivant le regard de Stéphane, un Français venu à Mayotte pour la beauté de sa nature et plein de bonnes intentions – il fournit aux jeunes un local où lire, écouter de la musique, échapper à la violence, et se prend d’affection pour Moïse –, Nathacha Appanah décrit la dérive de ces gamins abandonnés à eux-mêmes dans une jungle sociale, tenant ses lecteurs jusqu’au bout dans l’espoir et dans la crainte.

  • Cela remue

    « Regardez bien comme cela remue, comme cela fléchit, éPol Bury (74).JPGcoutez comme cela grince, comme cela grogne, comme cela geint, entendez bien comme ça remue, pas beaucoup, un tout petit peu, ça bouge à peine et ça s’arrête et ça rebouge. »

    Eugène Ionesco

    Pol Bury. Time in motion,
    Bozar, Bruxelles, 23 février > 4 juin 2017

     

    © Pol Bury, 74 Sphères sur un plan, 1979, Cuivre/moteur électrique,
    Collection particulière, Belgique

     

  • Le tempo de Pol Bury

    Devant les sculptures en mouvement de Pol Bury (1922-2005), rien ne se passe si vous ne vous arrêtez pas. Le comble de son art cinétique, c’est qu’il nous immobilise devant l’œuvre : le temps d’attendre, d’observer, de guetter le frémissement d’un fil, d’une boule ou d’un cylindre. L’exposition « Pol Bury. Time in motion » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (jusqu’au 4 juin) retrace tout le parcours de l’artiste belge, dont on ne connaît souvent que la part la plus célèbre : ses fontaines mobiles à Bruxelles, Paris ou New York.

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    © Pol Bury, Fontaine installée pour l'exposition au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles

    Sous l’influence d’Achille Chavée, poète, avocat et anarchiste, cet artiste né dans le Hainaut fait ses débuts de peintre dans la veine surréaliste, comme l’illustre bien La serrure inspirée par Magritte, puis fréquente CoBrA, évolue vers l’abstraction. Jignorais que Pol Bury avait commencé par peindre, Bozar offre une vision très complète de son oeuvre, je ne pourrai parler de tout. Les « Compositions » montrent d’abord des entrelacements, des superpositions, mais par la suite il travaillera surtout des formes géométriques.

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    Vue partielle de la deuxième salle (Bozar)

    Une exposition de Calder, en 1950, l’entraîne sur une toute nouvelle voie, celle des « Plans mobiles », des « Multiplans » et des « Girouettes ». Finis les aplats de couleurs sur toile, Pol Bury se met à construire des objets composés de panneaux colorés qui pivotent. Au début, le spectateur peut les faire bouger lui-même – le plus souvent, il s’amuse à le faire à toute vitesse – puis Bury décide d’y ajouter un moteur à propulsion électrique qui suscite un mouvement très lent. C’est lui qui décide du tempo, le spectateur n’a plus qu’à regarder.

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    © Pol Bury, Multiplans (1957), Bois peint (détail)

    Ni peintre ni sculpteur au sens traditionnel, Pol Bury signe en 1953 le manifeste du Spatialisme « dont les éléments essentiels sont le temps, la durée et le mouvement » (Guide du visiteur). A la recherche de nouvelles techniques, il vise un art plus démocratique qui s’intègre dans la vie quotidienne. Comme il le raconte avec humour, il ne s’approvisionne plus dans les magasins de « matériel pour artistes » mais dans les quincailleries où on lui demande souvent : « C’est pour quoi faire ? »

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    © Pol Bury, Mélangeur, 1967, Bois teinté/moteur électrique

    Pol Bury est non seulement polyvalent, artiste et bricoleur, mais il est aussi très facétieux et donne libre cours à son côté potache dans son travail d’illustrateur au Daily Bûl, revue et maison d’édition qu’il fonde en 1957 à La Louvière avec André Balthazar : L’art à bicyclette et la révolution à cheval, L’Art inopiné dans les collections publiques, entre autres. « A l’instar des discours incendiaires, la poésie a toujours la boîte d’allumettes en poche. » (Pol Bury)

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    © Pol Bury, 1682 Points blancs, 1973, Bois teinté en noir/fil de nylon/moteur électrique, Collection privée, Bruxelles (détail)

    Apparaissent alors les points blancs, qui s’agitent au bout de leur fil de manière imprévisible et aléatoire sur un fond noir, blanc, parfois rouge. Ses œuvres portent des titres souvent descriptifs (865 points), parfois suggestifs (Erectiles). La série « Ponctuation » consiste en panneaux perforés superposés où le mouvement modifie les virgules, apostrophes – ou phases de la lune, comme écrit Roger Pierre Turine – dans les petits cercles ouverts, et quelquefois la lumière (Ponctuation lumineuse). 

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    © Pol Bury, Ponctuation 380, 1960, Masonite peint/moteur électrique, Kunstmuseum Krefeld

    Si Pol Bury dispose dans l’espace des formes géométriques, en métal ou en bois, le mouvement lent et aléatoire auquel il les soumet introduit une autre dimension, celle de la durée, du temps. Il fait à la fois voir et percevoir ce que produisent le déplacement, suivi de la vibration pour les œuvres à fils, et le retour à l’immobilité. Dans quelques œuvres exposées, ce sont des tiges en métal martelé qu’il fait bouger, un jeu d’arabesques.

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    © Pol Bury, 134 Chevilles de chêne sur fond de chêne, 1964, bois/moteur, Collection ?, Cologne (détail)

    « Les déboulés de Pol Bury », titrait Roger Pierre Turine dans La Libre. Certains perdent la boule, Pol Bury la trouve, si j’ose dire, en la plaçant sur un plan incliné où elle ne roule pas, où même elle ira jusqu’à remonter la pente, défiant la loi de la pesanteur. Dans 16 boules, 16 cubes sur 8 rangées, une belle œuvre prêtée par la Tate (Londres), « il remplace la couleur originelle du bois par des variantes subtiles de couleur ocre, de rouges et de verts » (Guide du visiteur).

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    © Pol Bury, 16 Boules, 16 cubes sur 8 rangées, 1966, Bois/nylon/moteur, Tate, Londres

    Ce qui m’a frappée dans cette rétrospective, c’est la diversité, même si des procédés se répètent. Dans les années 70, Pol Bury crée des œuvres « à cordes » où des cylindres de bois accrochent la corde et déclenchent le son. Des gravures sur bois. Des bijoux, où il décline ses obsessions formelles en miniature. L’utilisation du métal poli l’amène à exploiter aussi le pouvoir des aimants pour déplacer les billes. Comme Capteurs de ciel, ses œuvres « design » au fini irréprochable sont loin des bricolages du début, et pourtant on perçoit le fil conducteur.

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    © Pol Bury, Capteurs de ciel (détail), 1980, Collection privée, Bruxelles

    Enfin, les plans sur lesquels il installe sphères et cylindres vont laisser la place à des œuvres monumentales, ses fontaines en acier inoxydable. Tantôt à boules, tantôt à cylindres, toujours en mouvement ; cette fois, c’est le poids de l’eau qui mène la danse. On en a installé une à la sortie de l’exposition, qu’on aurait préféré voir entourée d’un peu de verdure, comme disait la personne qui m’accompagnait. Pour ma part, je suis restée sous l’impression du magnifique paravent de chêne noir prêté par le Centre Pompidou, parsemé de barrettes en hêtre, 4087 cylindres érectiles.

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    A l'arrière-plan : Pol Bury, 4087 cylindres érectiles, 1972, MNAM, Paris © Centre Pompidou

    L’artiste qui cachait soigneusement ses mécanismes ne serait pas heureux de voir des fils électriques pendre sous certaines pièces. L’article de Guy Duplat sur Paul Gillard, « l’homme qui répare les œuvres de Pol Bury », explique les problèmes de conservation et l’instauration de pauses pour éviter l’usure trop rapide. Quoi qu’il en soit, je vous invite à faire l’expérience de la lenteur et du hasard avec Pol Bury, artiste et poète : « Le cube caressé prend de la rondeur (pour peu, on l’entendrait ronronner). »