La première chose que j’aie faite après avoir lu Berezina de Sylvain Tesson, c’est prendre des nouvelles de sa santé – dans un entretien récent à Libération, il semble « remis d’aplomb physiquement et mentalement » (après une chute grave en 2014) grâce à la marche (Sur les chemins noirs, 2017). Il fallait être en forme pour entreprendre avec ses complices le parcours de la Retraite de Russie en side-car, de Moscou à Paris, en plein hiver 2012 !
Sylvain Tesson en décembre 2012, sur ce qui fut, deux siècles plus tôt, le champ de la bataille de Borodino,
la plus sanglante de la campagne de Russie. T. GOISQUE/SDP (Source : L'Express)
Dès le premier paragraphe, il définit un « vrai voyage » comme « une folie qui nous obsède », on y reconnaît son tempérament : « L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille. »
Deux chapitres de préambule, puis le récit de treize journées : une façon originale de revisiter l’histoire de la déroute napoléonienne. Non pas pour « célébrer » les deux cents ans de cette campagne désastreuse de l’empereur, un fou pour certains, un génie pour d’autres, mais pour « saluer la mémoire de centaines de milliers de malheureux soldats », qui, pour la plupart, y ont laissé leur vie.
En se coiffant d’un bicorne pour l’aventure, Tesson arbore sa fascination pour « le petit Corse », partagée par Cédric Gras et leur ami Thomas Goisque, photographe « devenu russophile plus tardivement » qu’eux. Deux Russes les rejoindront, Vitaly et Vassili, enthousiastes et débrouillards. L’autre héroïne de cette virée historique, c’est l’Oural, « motocyclette à panier adjacent », « fleuron » de l’industrie soviétique, encore produite actuellement, sans électronique, facile à réparer. 80 km/heure maximum.
« Les livres seraient nos guides sur la route. » Les trois Français ont beaucoup lu pour préparer leur voyage : mémoires de barons d’Empire et d’officiers (Gras), du sergent Bourgogne (Goisque), de Caulaincourt, « grand écuyer de Napoléon » (Tesson). De Moscou à Borodino (3 décembre 2012), on lira donc en même temps que leurs premières péripéties en side-car une petite leçon d’histoire sur l’entêtement de Napoléon à Moscou, sur les ruses de Koutouzov.
« Ce voyage était certes une façon de rendre les honneurs aux mânes du sergent Bourgogne et du prince Eugène, mais aussi une occasion de se jeter de nids-de-poule en bistrots avec deux de nos frères de l’Est pour sceller l’amour de la Russie, des routes défoncées et des matins glacés lavant les nuits d’ivresse. » Wiazma, Smolensk, Borissov, Vilnius, Augustów, Varsovie, Pniewy, Berlin, Naumburg, Bad Kreuznach, Reims, Paris, les étapes sont indiquées sur deux cartes au début du livre, celles de la campagne de Russie en 1812 et de leur itinéraire suivi deux cents ans plus tard.
Sylvain Tesson sait très bien que leurs ennuis sur la route, le froid, la neige, la boue, les camions, les pannes, ne sont rien à côté de ce qu’ont souffert ces milliers d’hommes qui ont donné leur vie en Russie en suivant Napoléon, morts au combat ou de faim ou de froid… Il leur rend hommage en s’arrêtant sur leurs traces et s’interroge sur le sacrifice collectif de ces hommes, si éloigné de la mentalité contemporaine en Occident.
Une occasion de pratiquer l’ironie, voire l’autodérision : « Et puis, nous étions devenus des individus. Et, dans notre monde, l’individu n’acceptait le sacrifice que pour d’autres individus de son choix : les siens, ses proches – quelques amis, peut-être. Les seules guerres envisageables consistaient à défendre nos biens. » (Certains jugent ces réflexions méprisantes pour le commun des mortels, agacés par un auteur qui « se met en scène », par ses « vannes » sur les Français, son goût de l’héroïsme – voir le débat sur le site du Nouvel Obs.)
On découvrira donc avec la petite bande la Berezina, rivière biélorusse qui a donné son nom à la célèbre bataille, un « haut lieu » au sens que lui donne Cédric Gras : « un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par un geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. »
Dans sa « chambre froide à roulettes » ou son « cercueil de zinc », Sylvain Tesson réfléchit alors à une typologie des hauts lieux : tragiques, spirituels, géographiques, du souvenir, de la création, héraclitéens... J’ai aimé retrouver dans ces deux dernières catégories « les murs de la bastide de Nicolas de Staël, les salles silencieuses de l’appartement d’Anna Akhmatova » et « les parois des Calanques de Cassis » (Le cinquième jour)
Berezina, en convoquant l’histoire et la géographie, parle aussi de l’amitié, des rencontres, de la Russie, de Tolstoï bien sûr (Guerre et Paix), de ce qui donne un sens à la vie. Sylvain Tesson a trouvé le ton juste pour rendre compte sans lourdeur de cette équipée « en side-car avec Napoléon ». Deux cents pages bien rythmées que la critique a parfois jugées sévèrement ; pour ma part, comme Dominique et Keisha, j’ai apprécié la compagnie de ces fans d’Oural et de Russie, une « fine équipe ».