Acteur d’origine irlandaise, Karl Geary a publié l’an dernier un beau premier roman, Vera (Montpelier Parade, traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy). Une fois habituée à la deuxième personne pour désigner Sonny, le garçon dont il raconte l’histoire, je me suis attachée à ce portrait d’un adolescent mal dans sa peau et à son amour fou pour Vera, une Anglaise qui lui révèle un autre milieu que le sien.
Sonny travaille après l’école chez un boucher pour économiser un peu d’argent, les deux commis l’y asticotent. Un jour, un de leurs vieux clients se fait renverser par une voiture en sortant, Sonny en est si choqué qu’il n’en parle pas en rentrant. Chez lui, on ne se dit pas grand-chose en général, sa mère veille surtout à nourrir son père, dont chacun évite les colères, et il ne lui reste plus grand-chose pour ses enfants.
Le père, un homme de la campagne arrivé à Dublin quand il était jeune, est maçon. Il emmène Sonny avec lui pour un travail à faire dans Montpelier Parade, « un ensemble majestueux de demeures géorgiennes » : un mur effondré à reconstruire dans un jardin. La femme qui habite là leur apporte un peu de thé : « Elle n’était pas du tout vieille, pas comme tu l’avais imaginé – cela te surprit – mais elle n’était pas jeune non plus. Elle était belle. »
Cette femme a « des yeux verts et lointains » et quand il lui ramène le plateau « en bois, lisse et agréable au toucher », il demande à aller aux toilettes et en profite pour découvrir un peu la maison, sa belle hauteur sous plafond, son décor, un dessin de femme nue à l’encre… Il ose même entrer dans le salon où elle est assise sans bouger, le regard fixe, pour lui demander si elle va bien – ils échangent quelques mots, elle lui dit qu’il a « un très beau visage ».
Le père de Sonny dépense presque tout dans les paris, il ne lui donne pas grand-chose. Le garçon de seize ans sort le soir pour retrouver Sharon, une copine, il n’hésite pas à s’adresser aux passants pour qu’on lui achète une bouteille à boire avec ses amis. C’est ainsi qu’il tombe sur la femme, qui le reconnaît et exige son petit discours de circonstance avant d’aller lui chercher une bouteille de vin rouge. Plus jeune, elle a fait pareil.
A l’Antre des Chats, entre des rochers près de la mer d’Irlande, il retrouve Sharon et lui raconte ce qui est arrivé au vieux client devant la boucherie. Celle-ci refuse et de boire avec lui et de l’accompagner pour voir un film « du genre où faut lire des trucs en bas de l’écran ». Il y va seul, se saoule, puis décide de retourner chez cette femme pour la remercier – il n’arrête pas de penser à elle. Elle le menace d’appeler la police pour l’avoir réveillée en pleine nuit et le renvoie chez lui.
A l’école, Sonny se fait pincer par un surveillant qui le voit voler un dérailleur sur un vélo : pièce par pièce trouvée ou dérobée, il essaie de s’en fabriquer un. Mais il arrive à le repousser et à s’enfuir. Il sera sans doute appelé chez le proviseur, tant pis. Puis la femme de Montpelier Parade débarque à la boucherie pour demander après lui, pour quelques bricoles à faire dans sa maison, elle laisse son numéro de téléphone.
C’est ainsi que Sonny se rapproche de Vera Hatton, il fait des petits travaux pour elle et un jour, la voit s’écrouler dans sa cuisine et appelle l’ambulance – ce n’est pas sa première tentative de suicide. Il emporte le livre qu’elle lisait, des poèmes de T. S. Eliot, que sa mère envoie par terre quand elle le voit, puis aussi Sharon quand il le lui montre – « Ça sert à rien. » Alors il le prend pour rendre visite à Vera à l’hôpital et lui faire la lecture.
La relation improbable entre la belle Anglaise et le jeune Irlandais n’a rien d’idyllique. Ils souffrent tous les deux, elle d’un mal dont il ne sait rien, lui du malaise de vivre dans un milieu où il ne se sent pas bien, sans savoir à quoi il aspire, mais convaincu de le découvrir en fréquentant cette femme au mode de vie si différent.
Vera est un roman d’apprentissage, un roman d’amour, ancré dans une réalité sociale difficile. Je me suis attachée à ces deux personnages que leur mal de vivre rapproche d’une certaine façon, même si l’on sent que ça finira mal. Un premier roman très réussi de Karl Geary, né en 1972. Comme l’écrit Marine Landrot dans Télérama, « chaque phrase du récit subjugue, chaque détail est parole ».