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Littérature - Page 75

  • Négation vivante

    isaac bashevis singer,le charlatan,roman,inédit,littérature yiddish,exil,juifs,new york,mariage,liaisons,famille,doctrine,culture« « Tout participe à l’amour de Dieu, écrivait-il. Le Père céleste demande que ses enfants s’amusent et peu importe comment ils procèdent. Il demande simplement que le bonheur de l’un ne soit pas bâti sur le malheur d’un autre. Toute la science, toute la sociologie, tous les efforts des hommes ne devraient avoir qu’un seul but : trouver les moyens d’y parvenir. » Hertz aimait citer les paroles d’Isaïe.
    En commençant son livre, il avait décidé de pratiquer ce qu’il prêchait. Il tenait même un journal destiné à mettre en valeur et à commenter ses théories. Mais il s’était perdu dans les complications de son texte et de sa vie. Au lieu d’apporter du bonheur, il causait bien des chagrins. Il se torturait lui-même et ne connaissait pas un seul jour de paix. Il finissait par devenir la négation vivante de sa doctrine.
    Bronia l’appela pour lui dire que le dîner était prêt. Mais il n’avait pas faim. Il se leva avec effort. « Toute l’institution du mariage est antireligieuse », se dit-il.
    « Hertz, la viande refroidit ! » »

    Isaac Bashevis Singer, Le charlatan

  • L'ami charlatan

    Est-ce une bonne idée de faire connaissance avec Isaac Bashevis Singer (1904-1991) avec Le charlatan ? L’éditeur signale que ce roman paru en feuilleton dans un quotidien yiddish de New York (1967-1968) était signé d’un pseudonyme, qu’on « ignore quand il l’a écrit » et « qui l’a traduit en anglais ». C’est le tapuscrit retrouvé de cette traduction, annoté de la main de Singer, qui a été traduit en français par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay. Le prix Nobel de littérature 1978 a souvent exprimé sa volonté d’être traduit à partir de la version anglaise de ses livres, comme c’est le cas ici.

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    Source : « Was Isaac Bashevis Singer Religious? » by David Stromberg (Tablet, 24/7/2017)

    Isaac Bashevis Singer a émigré aux Etats-Unis en 1935, à peu près à l’époque où se situe l’intrigue du Charlatan. Ses personnages sont en situation précaire, des réfugiés juifs polonais vivant à New York dans un pays « au bord de la guerre ». Eux ont réussi à fuir le nazisme mais ils ont encore de la famille là-bas et sont souvent sans nouvelles des leurs. Certains se sont vite débrouillés pour s’enrichir, d’autres vivotent ou vivent à leurs dépens.

    Ainsi Morris Calisher, prospère dans l’immobilier, deux enfants, s’est marié après le décès de sa première épouse avec Minna. Descendant d’une famille très pieuse, Calisher aide financièrement son ami Hertz Minsker, fils du rabbi de Pilsen, et l’encourage à entreprendre, pour lui-même et pour sa femme Bronia (qui a laissé mari et enfants à Varsovie) qu’il a aidés à venir en Amérique. Hertz Minsker, « grand, maigre, pâle », « éternel étudiant », philosophe sans diplôme, incapable de parler une autre langue que le yiddish, n’est pas du genre à se lancer dans les affaires.

    « On racontait qu’il travaillait depuis des années à un chef-d’œuvre qui éblouirait le monde, mais jusque-là, personne n’en avait rien vu. » Cet érudit prononce des discours éblouissants et multiplie les liaisons avec des femmes. Chaque fois que Calisher l’avait retrouvé quelque part en Europe, Hertz « se débattait dans une situation compliquée », toujours à court d’argent et lui disait : « Je suis un charlatan ! Toi, Moshele, tu connais l’amère vérité. »

    Ce que Morris ignore, c’est que son ami couche avec Minna, sa femme. Et le soir, quand Bronia s’endort, fatiguée de son travail à l’usine, si sa logeuse Bessie Kimmel l’invite à une séance d’occultisme, Hertz ne refuse jamais. Non qu’il croie à son don de communiquer avec les esprits, mais il apprécie la présence troublante d’une jeune femme probablement payée pour jouer le rôle d’un spectre familier qui vient l’embrasser.

    L’arrivée à New York de Krimsky, le premier mari de Minna, qui voudrait vendre un tableau à Calisher (Krimsky fait commerce de faux), va précipiter ce petit monde dans l’angoisse : Calisher craint que Minna revoie cet homme et lui mente, avant de découvrir qu’en réalité, c’est ce cher Hertz qui est son amant. Leur situation à tous chavire, ajoutant à la catastrophe du nazisme et de l’exode juif une succession de drames intimes. « Tout cela se transforme en une gigantesque farce, un méli-mélo de folie », comme se dit lui-même Hertz.

    Rendez-vous manqués, quiproquos, mensonges, déclarations, disputes, réconciliations ou séparations, tout se met à tourner fou. Une des amoureuses de Hertz résume bien son cas : « Vous êtes quelqu’un d’important, mais en apparence aussi un cynique. Pour vous, l’amour n’est rien de plus qu’un jeu. Vos paroles – comme vous l’avez précisé pendant votre conférence – sont comme des promesses, sans rien de concret derrière. Si c’est le cas, mieux vaut ne pas perdre notre temps. »

    Les références au judaïsme sont prises dans un tourbillon de pensées tantôt pieuses, tantôt hérétiques. Croire et prier dans un monde bouleversé par la guerre et l’antisémitisme est si difficile. Tout est remis en question, y compris le sens du péché ou de la culpabilité. La personnalité du charlatan, un homme qui change de cap dès qu’une occasion se présente – une femme, le plus souvent – et qui vit au jour le jour, est assez bizarre, voire loufoque.

    Les paroles excessives, l’agitation, les mascarades sociales, les perturbations continuelles forment une sorte de chaos à l’intérieur même du chaos de la guerre. C’est si souvent grotesque que je suis restée à distance, en particulier de ce « don juan déboussolé » (Le Monde), de ce « bonimenteur érudit » (Le Figaro) qu’est ce charlatan, un séducteur non dépourvu de misogynie. Au bout de ma lecture, je me dis que j’aurais dû aborder ce roman dans un autre esprit, comme on s’amuse des jérémiades d’un Woody Allen en pleine autodérision.

    Ces quatre cents pages pleines de péripéties et de dialogues se lisent facilement, on y reconnaît le style du conteur yiddish Isaac Bashevis Singer, décrit comme un « mélange d’humour, de grotesque, de noirceur et de fantaisie narrative et verbale » dans Wikipedia. J’y lis aussi que cet écrivain explore la notion de spiritualité et d’identité, « faisant de l’individu juif un être en proie aux doutes, déchiré entre le respect de ses traditions et la volonté d’assouvir ses passions dans une société où il cherche à s’imposer sans jamais trouver sa place. » Tout à fait ça.

  • Annie Ernaux Nobel !

    Prix Nobel de littérature 2022 ! En apprenant la magnifique distinction obtenue par l’écrivaine des Années, mes pensées vont à P. V. , une collègue depuis trop longtemps disparue qui me l’a fait lire en premier. Et à l’amie Colo, si enthousiaste de l’avoir écoutée récemment à Majorque, qui m’a mis entre les mains le dernier récit que j’aie lu d’Annie Ernaux, La femme gelée, où j’ai choisi ce passage.

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    « pour le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines,
    les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».

    « Ce que je deviendrai ? Quelqu’un. Il le faut. Ma mère le dit. Et ça commence par un bon carnet scolaire. Le samedi elle fait le compte des dix en dictée et en calcul mais ne moufte pas devant l’inévitable quatre en couture et le passable en conduite. »

    Annie Ernaux, La femme gelée

  • Honte

    stefan hertmans,une ascension,roman,littérature néerlandaise,gand,patershol,willem verhulst,collaboration,flandre,belgique,flamingantisme,maison,famille,culture,nazisme« Le lendemain matin, ils voient une grande croix gammée noire barbouillée sur leur façade ; oui, nous avons dû évidemment nous débrouiller pour la faire disparaître le plus vite possible, m’a raconté des années plus tard le notaire De Potter, alors très âgé, quand je l’ai rencontré par hasard en ville, nous qui étions une famille belge comme il faut, tout de même, c’était une honte sur une de nos maisons, en plus, tout cela à cause de ce joli monsieur, vous comprenez, la vie n’est jamais aussi simple qu’on le dit, n’est-ce pas*. »

    Stefan Hertmans, L’ascension

    * en français dans le texte original

  • Une maison au passé

    « La première année du nouveau millénaire, j’eus entre les mains un livre qui me fit comprendre que j’avais vécu pendant vingt ans dans la maison d’un ancien SS. » Cette phrase ouvre Une ascension de Stefan Hertmans (De opgang, 2020, traduit du néerlandais pas Isabelle Rosselin, 2022), l’auteur de Guerre et térébenthine et du Cœur converti.

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    Stefan Hertmans dans l'escalier de la maison (Drongenhof), source YouTube

    L’écrivain gantois, à la fin de l’été 1979, avait remarqué le jardin à l’abandon derrière une grande maison bourgeoise à vendre, dans le vieux quartier du Patershol. Deux jours plus tard, il l’avait visitée avec le notaire, « de la cave au grenier, une ascension qui dura plus de deux heures ». La propriété était en piteux état, humide, mais il avait remarqué une belle cheminée de marbre, une haute cage d’escalier, un plancher à larges lattes : « la force d’attraction d’une vie inconnue. » Un achat coup de cœur.

    « Le livre s’appelait Zoon van een » foute « Vlaming, Fils d’un Flamand fautif, un adjectif aussi employé en néerlandais au sens de collabo. » Stefan Hertmans avait suivi les cours de son auteur, Adriaan Verhulst, professeur d’histoire à l’université. Celui-ci « évoquait dans un passage la maison de son enfance et [le] citait comme le résident actuel. » Hertmans venait de la revendre et envisageait de rencontrer le professeur, quand celui-ci mourut en 2002.

    Dans ce roman-enquête, Hertmans ne se donne pas pour objectif de raconter la vie d’un SS, mais plutôt « celle d’une maison et de ses habitants ». Le père d’Adriaan, Willem Verhulst (1898-1975), était le petit dernier d’une fratrie de neuf enfants. A la suite de convulsions, il avait perdu un œil à l’âge de quatre ans. Craintif et espiègle, il se bagarrait à l’école qui comportait au début du XXe siècle un département francophone et un autre bilingue – les « fils de bourgeois » ne se privaient pas d’humilier les « fils du peuple ».

    Son père buvait, mais sa mère, entreprenante, avait acquis de petits terrains puis fait construire une maison avec un atelier et un local pour l’école de danse de sa sœur ; elle mourut quand il avait treize ans. Willem étudiait à l’école agricole près de Gand. Pendant la première guerre mondiale, l’université de Gand fut « néerlandisée » par l’occupant allemand, une « Flamenpolitik » menée en contradiction avec les lois belges, à la grande satisfaction des flamingants qui réclamaient un enseignement dans leur propre langue. Willem entra dans un mouvement activiste – « Dehors, tous les fransquillons ! » – et se mit à détester l’Etat belge.

    Son père, mécontent de le voir traîner, l’inscrit à l’école horticole de Vilvorde, au nord de Bruxelles. Il trouve une chambre d’étudiant chez un boulanger et séduit sa femme, Elsa, une juive allemande de trente ans. Sa sympathie « pangermanique » pour l’occupant l’oblige à fuir aux Pays-Bas après la capitulation, Elsa l’accompagne à La Haye. Il commence à donner des conférences là-bas sur la nécessité de libérer la Flandre, puis s’installe avec Elsa à Arnhem chez un pasteur qui l’emploie comme jardinier. Malade, Elsa est soignée par une jeune voisine, fille d’un riche fermier, Harmina, dite Mientje, que Willem épousera une fois veuf.

    Quand Mientje est enceinte, ils s’installent à Gand où naît leur fils Adriaan, suivi par Aletta et Suzanne. Mientje, protestante, fréquente le Temple et rend service comme bénévole. Elle ne partage pas la fièvre nationaliste de Willem, l’exaltation militaire la met mal à l’aise. Lorsque les Allemands occupent Gand en 1940, elle s’inquiète de voir son mari en si bons termes avec eux, puis gratifié d’un gros salaire, et ne cesse de prier.

    Stefan Hertmans revient alors sur la maison qu’il avait achetée, cette même demeure dont les Allemands avaient expulsé dans le passé un vieux locataire pour y installer la famille Verhulst, malgré le loyer élevé. Willem fut nommé directeur de la Radiodiffusion gantoise, un réseau câblé pour mélomanes qui allait devenir un instrument de propagande, Radio-Flandre. Mientje interdisait à Willem de porter l’uniforme SS en famille, mais il recevait des nazis dans le salon. C’est grâce au journal de Mientje que l’auteur a pu suivre leur vie dans ces pièces où il a vécu bien plus tard, en plus du livre de leur fils Adriaan et des souvenirs de ses sœurs qu’Hertmans a rencontrées.

    Une ascension n’est pas un roman historique, mais la reconstitution documentée d’une histoire vécue. Une seule fois, vers la fin, il s’adresse à son anti-héros qu’il aurait voulu connaître « pour un peu mieux comprendre ». Dans sa chronique à la radio, Sophie Creuz a dit très justement ceci sur ce roman qui montre les racines du flamingantisme : « Avec la résurgence de l’extrême-droite, c’est un livre qui arrive à point nommé, d’autant plus que son auteur excelle à montrer que la médiocrité peut être assassine. »