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Littérature - Page 64

  • Rafales de solitude

    Bess, Benedict, Cole, Freeman : ce sont les quatre voix de Blizzard, le premier roman de Marie Vingtras, prix des Libraires 2022. Bess a lâché la main du « petit » pour refaire ses lacets et elle l’a perdu dans la neige. « Je l’ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n’a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. »

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    Photo iStock (The Washington Post)

    Quand Benedict (le « il » en question) se réveille, comme sous l’effet d’une alarme interne – en prévision de la tempête annoncée, il a travaillé à « tout protéger, boucher les interstices, rentrer assez de bois » dans la maison où ont vécu des générations de Mayer, « en terre hostile » –, il est seul et découvre en descendant la porte ouverte à la neige qui s’engouffre, les bottes du petit et les deux vestes qui ne sont plus là.

    Il comprend que Bess est sortie avec lui, « alors que même une fille aussi spéciale qu’elle aurait dû savoir qu’on ne sort pas dehors en plein blizzard. », et va frapper à la porte de Cole, qui a passé la nuit à dessouler, pour aller les chercher ensemble. Chez lui, Freeman n’a pas fermé l’œil avec ce temps. Quand il est arrivé dans cette région, Benedict lui a appris les gestes à faire pour résister.

    Ce sont ces quatre-là qui vont livrer, au fil de leurs monologues de quelques pages, les éléments et les événements de l’histoire racontée par Marie Vingtras. Au fur et à mesure des recherches, peu à peu se reconstitue le puzzle de leurs vies : d’où ils viennent, où ils en sont, ce qu’ils espèrent. Bess, si souvent traitée de folle, n’est pas partie de la maison pour rien.

    Mieux vaut ne pas trop en dire. Cette fuite et cette recherche en pleine tempête – en Alaska on ne survit pas longtemps dans ces conditions –, le lecteur doit y plonger lui-même, se perdre dans le brouillard, prendre des repères, avancer, pour arriver à comprendre pourquoi ces personnages s’infligent de telles épreuves, au risque de ne pas survivre. Un roman à haute tension.

    Si Benedict, Bess et le petit ont vécu quelque temps ensemble dans la maison Mayer, cela ne signifie pas qu’ils se sentent moins seuls dans le fond que Cole, abruti par le mauvais alcool de son voisin Clifford, ou que Freeman, qui ne se remet pas de l’éloignement de son fils. Chacun des personnages, y compris ceux du passé qu’ils portent en eux, affronte dans Blizzard non seulement une tempête de neige et de vent, mais aussi des rafales de solitude.

  • Maman souriait

    fromm-pete-le-lac-de-nulle-part.jpg« Sans quitter des yeux la cime des arbres presque noirs sur la berge opposée, je pensai aux lacs de Papa, les endroits qu’il explorait quand il était enfant, où il nous a emmenés dès que nous avons été en âge de tenir une heure dans un canoë. Selon lui, les lacs plats, c’était pour nous entraîner, bientôt nous affronterions les rivières du Montana. Maman souriait en levant les yeux au ciel et chargeait la voiture avant de s’installer sur le siège passager, une salade aux œufs sur les genoux. Un énième trajet de vingt-quatre heures, le début d’une énième aventure, à camper au bord d’un lac ou d’une rivière. Maman souriait toujours, même quand son travail l’empêchait de nous accompagner, ce qui arrivait de plus en plus souvent. Alors elle nous regardait partir, debout dans l’allée. Je lui demandais si elle était triste, si on allait lui manquer pendant que Papa patientait derrière le volant et qu’Al rêvassait sur la banquette arrière.
    Elle me poussait gentiment vers la voiture, allant parfois jusqu’à me tapoter l’épaule.
    - Tu plaisantes ? Je vais enfin avoir la paix.
    Une phrase que je ressassais toute la durée du trajet, chaque nuit passée dehors, bercé par le murmure des pins, le clapot des vagues sur la plage, contemplant les millions, les milliards d’étoiles tandis qu’Al et Papa respiraient paisiblement à mes côtés. Elle n’était pas sérieuse, songeais-je en caressant les cals naissants sur mes doigts, dans le creux de mes paumes, elle jouait les dures. Pourtant j’étais hanté par l’idée que nous ne lui manquerions pas. »

    Pete Fromm, Le lac de nulle part

  • Une dernière aventure

    Le lac de nulle part de Pete Fromm (2022, traduit de l’américain par Juliane Nivelt), une virée en canoë qui tourne à la dérive, me tentait moins au premier abord qu’Indian Creek que j’ai beaucoup aimé. Le roman m’a pourtant captivée de bout en bout.

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    Quetico Park, Ontario (source)

    A l’aéroport de Minneapolis, Trig et sa sœur Al, des jumeaux, retrouvent leur père. A leur grand étonnement, lui qui aime tant conduire a réservé trois places sur un vol à destination d’International Falls. Mais sur le tapis roulant des bagages, ses énormes sacs étanches habituels pour leurs vacances en canoë n’arrivent pas. Ils reportent leur départ en les attendant, en vain. Le père décide alors de racheter tout ce qu’il leur faut dans un magasin de matériel de camping, ils font aussi le plein de provisions.

    « Des années que nous ne sommes pas partis à l’aventure. » Après le divorce des parents, les jumeaux passaient un mois d’été avec leur père dans le Montana, mais ces périples n’avaient plus la même saveur sans leur mère. Puis leur père est retourné vivre dans le Wisconsin, ils sont partis chacun de leur côté, Al avec un type à Denver, Trig en Californie, son « impardonnable acte de rébellion ».

    Que Bill, leur père, ait réclamé « une dernière aventure » d’un mois en canoë au Canada alors qu’ils sont déjà en octobre les sidère : « Si tu attends un beau jour, tu attends toujours » a-t-il répondu à son fils. Un peu flippant, mais pas question d’y aller l’un sans l’autre pour les jumeaux. Bill a réservé deux canoës de cinq mètres et les emmène dans le parc Quetico.

    Le ranger qui les accueille est surpris de les voir se présenter si tard dans la saison et réagit tout de suite aux prénoms d’Al et Trig en questionnant leur père : « Vous êtes mathématicien ? » Bill est stupéfait de sa clairvoyance, il était prof au lycée, d’algèbre et de trigonométrie. Al aurait préféré s’appeler Trig, moins masculin, mais c’est ainsi dans « la famille Mathématiques », comme dit Chad, le ranger, en vérifiant s’ils s’y connaissent suffisamment en canoës. Quatre cent mille hectares de forêt, des lacs qui se ressemblent, « d’autant plus quand il neige », Bill repousse toutes les objections : ils ont des cartes et il montre au garde le parcours qu’il a planifié sur la carte au mur.

    C’est le début de l’aventure : Al et Trig pagayent d’abord ensemble derrière leur père qui se dirige tout droit vers la rive opposée. Traverser un lac, atteindre le portage (l’endroit où mettre pied dans le parc en transportant sacs et canoës), marcher jusqu’au lac suivant, enfin accoster sur une plage, y dresser les tentes pour la nuit, allumer un feu, cuire leur repas. Voilà ce que sera leur quotidien. Al ne veut pas partager la tente du père, ce qui rappelle à Trig leur adolescence : quand Bill avait bricolé une petite extension pour offrir aux jumeaux deux chambres séparées, Al était vite venue y rejoindre son frère.

    La première nuit, Trig n’arrive pas à dormir près de son père qui ronfle et grogne sans discontinuer. Puis il retrouve ses talents de trappeur : se lever le premier, préparer le feu, le café. Al déplie les fauteuils, Bill les rejoint avec un grand sourire. Dès l’aube, tout est rangé dans les sacs et ils repartent. Al pagaye en solo, Trig devant son père qui a pris sa canne pour pêcher l’un ou l’autre brochet. Mais Al crie victoire la première : elle a pris « un brochet de taille moyenne, de quoi [les] régaler tous les trois. »

    Trig aimerait se faire une idée de leur itinéraire, mais Bill renâcle à lui montrer les cartes, réclame sa confiance. Aucun d’eux n’a prévenu Dory, leur mère. Pourquoi ce voyage, tout à coup ? Bill finit par répondre qu’il n’est pas « au top » de sa forme. Se retrouver seul sans sa mère morte deux ans plus tôt (il les avait quittés pour aller vivre avec elle) n’a pas été facile, il avait besoin de les revoir. « A-t-il seulement la moindre idée d’où nous allons, hormis plus loin ? »

    Quand son père déclare qu’il n’y a jamais eu de secrets entre eux, Trig réagit intérieurement : « Il n’y a que des secrets entre nous. » On sent une distance entre Al et son père, un peu d’inquiétude chez Trig. Au fil des jours et des nuits dans la même tente, les jumeaux partagent non seulement leurs souvenirs mais aussi des bouts de vie qu’ils ont gardés secrets l’un pour l’autre. Chez elle, leur mère s’inquiète de ne pas arriver à joindre ses enfants par téléphone.

    Pete Fromm excelle à décrire l’immersion dans la nature sauvage, le plaisir et les contraintes de la vie ramenée aux gestes essentiels. Mais la tension monte de jour en jour. Bill ne semble pas maîtriser le parcours, il n’a pas pris de cartes et semble confus par moments. Quand le froid devient piquant, le but du parcours de plus en plus improbable, la crainte d’être piégés par la glace s’accentue. Le lac de nulle part est le récit d’un parcours épique en canoë, qui se transforme en expérience dramatique de survie. C’est aussi une sorte de jeu de la vérité entre les quatre membres de cette famille que raconte Trig, le narrateur, dont nous partageons les questions, les joies et les angoisses, pris par le suspense.

  • Troublée

    Bruck Le pain perdu.jpg« En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité pure, blanche… Quelle tristesse, quel danger !
    Mon identité même s’est secouée ces derniers temps, et au lieu de jouir de mes titres
    honoris causa, de mes honneurs, de mon élection à l’Académie hongroise, j’ai perçu un sentiment nouveau. Un ressentiment ? Peut-être envers le monde qui, autrefois assassin, m’avait exclue de la communauté civile et avait voulu me supprimer.
    Et je me demandais : « Tout cela, est-ce destiné à l’écrivain, ou bien est-ce une sorte de rachat pour la survivante de la part de ceux qui ne me doivent rien ? » »

    Edith Bruck, Le pain perdu

  • Edith Bruck raconte

    27 janvier 1945 : libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge en Pologne occupée (Wikipedia). Avant de lire le nom d’Edith Bruck sur de nombreux blogs fidèles au devoir de mémoire, je ne savais rien de cette écrivaine italienne d’origine hongroise, née Edith Steinschreiber en 1931. Le pain perdu (2021, traduit de l’italien par René de Ceccatty, 2022) est le récit autobiographique et le témoignage d’une survivante d’Auschwitz.

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    Edith Bruck en janvier 2020 (source)

    Petite fille aux pieds nus et aux tresses blondes, elle a grandi à la campagne, benjamine d’une famille nombreuse. Au lieu de « Ditke », son diminutif, ses frères et sœurs l’appelaient « Boulette ». Sa mère, fatiguée de ses « pourquoi ? », lui répondait souvent « Demande-le-Lui, à Lui » en lui criant dessus, exaspérée de la voir s’approcher des fous, des vieux. On s’en rappellera en lisant la « Lettre à Dieu » à la fin du récit.

    Ditke était « la première de la classe, malgré les lois raciales, que le village n’appliquait pas à la lettre. » Elles étaient trois élèves juives au dernier rang, deux filles de commerçants et elle, « fille de Stein Schreiber », « exclu de l’armée, en 1942 », qui conduisait les bêtes des autres au marché, « pour un gagne-pain de misère ».

    Sa grand-mère maternelle meurt quand Ditke a douze ans. Dans une poche raccommodée de son peignoir, sa mère trouve de l’argent, deux alliances en or et une chaînette avec l’étoile de David. Cela leur permet de construire une petite maison d’une seule grande pièce avec une cuisine. Au premier « Heil Hitler ! » lancé à sa sœur Judit, qui est pour sa petite sœur une seconde mère, leurs parents sont bien forcés de leur expliquer que pour les autres, ils ne sont pas hongrois mais juifs.

    A Noël, le tambour annonce que les Juifs ne pourront plus sortir de chez eux après six heures, « ni quitter le village, ni voyager ». Au treizième printemps d’Edith, ils fêtent la Pâque juive sans joie ni chants. Une brave voisine leur a offert de la farine, la mère a préparé de la pâte pour la fin de la fête quand deux gendarmes font céder la porte sous leurs coups et leur donne cinq minutes pour sortir – « le pain, le pain » répète sa mère, mais les voilà tous jetés dehors. En chariot puis en train, les familles juives sont emmenées dans le ghetto du chef-lieu local. Un oncle arrivera à leur y apporter de la nourriture pour l’anniversaire de Ditke, « fêté avec un gâteau, mais maman soupirait encore pour le pain perdu. »

    Fin mai, « des bandes de corbeaux noirs, armés, d’apparence humaine » les chassent de là pour les entasser dans des wagons à bestiaux. Seule consolation : ils sont tous ensemble. A quarante-huit ans, les parents « ont vieilli d’un coup ». Quatre jours plus tard, ils sont à Birkenau, aussitôt séparés. Ditke se retrouve seule avec sa sœur Judit.

    A Auschwitz, Ditke est « 11152 ». Quand elle s’inquiète de sa mère, une kapo polonaise lui montre la fumée : voilà ce qu’est devenue sa mère. Au camp, il leur faut s’habituer à la nourriture immangeable comme à la faim, aux poux, à la peur. « Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie » ou foudroyée par le courant du fil barbelé.

    Après la Pologne, ce sera l’Allemagne : Dachau, où elles sont mises au travail. Judit et Ditke sont affectées à un petit commando de quinze femmes choisies pour travailler dans la cuisine d’un château pour les officiers de terre et leurs familles. Elles y volent parfois un supplément de nourriture. Puis on les déplace d’un endroit, d’un camp à l’autre. L’enfer sur terre.

    « Nous avons vécu dans l’agonie, au milieu des morts, dans le froid, la faim jusqu’au dernier appel du 15 avril, mais de l’aube à neuf heures, personne n’est venu nous compter. La kapo qui nous mettait en rangs à coups de bâton, parce que certaines d’entre nous ne pouvaient tenir debout, avait disparu. » Quand Judit se risque dehors, elle revient en criant que les Allemands sont partis. Des soldats arrivent pour les libérer et les emmènent à l’hôpital militaire de Bergen-Belsen. On y augmente très lentement leur nourriture. Le jour de ses quatorze ans, Ditke reçoit un sachet de sucre.

    « Ils nous ont rendu nos noms, inscrits sur des papiers, avec nos dates de naissance, nos origines, nos numéros de déportées, nos lieux de captivité : nous avions l’impression de renaître, libres et dispersées dans le monde des vivants. » Et le reste de leur famille ? Sans attendre leur tour de rapatriement, les deux sœurs se mettent en route dans la confusion générale. Elles ne se doutent pas des difficultés à venir.

    A Budapest où vit leur sœur Mirjam, elles la trouvent avec un petit garçon, « déjà veuve ». Son mari « est mort congelé en marche vers les camps, après des années de travaux forcés ». Puis elles retrouvent leur sœur Sara, enceinte, ensuite David, leur frère de vingt ans, qui leur apprend la mort de leur père au camp. Au village, quand elles y retournent, les voisins les regardent avec stupeur, se défendent d’avoir fait du mal ; leur maison a été vidée, dévastée.

    La deuxième partie de Pain perdu raconte leur « nouvelle vie ». Judit veut absolument rejoindre la Palestine – le rêve de leur mère – et ne comprend pas que sa sœur ne veuille pas l’y accompagner. Ditke n’a qu’un objectif en tête : écrire, tenir la promesse qu’elle a faite à des mourants de Bergen-Belsen de raconter ce qu’ils ont vécu. Elle sera un témoin de la Shoah comme son ami Primo Levi. « L’écriture d’Edith Bruck est à l’image de sa volonté et de sa force. Claire et directe, elle ne laisse aucune place aux atermoiements ou aux dérobades. » (Gabrielle Napoli)

    Survivre est une chose, vivre en est une autre. Trouver un travail, peu importe lequel, se marier et divorcer, plusieurs fois, voyager, et finalement se fixer en Italie pour commencer une carrière d’écrivaine. A 90 ans, sa vue baissant, sa mémoire aussi, Edith Bruck décide de « survoler, rétrospectivement » son existence dans Il pane perduto : « Et aujourd’hui, mon long chemin me semble à moi-même invraisemblable, un conte dans la « forêt obscure «  du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire. »