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Littérature - Page 316

  • On avait tous un ami

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    on avait tous un ami dans chaque parcelle de nuage 
    en fait les amis sont ainsi quand le monde est plein d’horreurs 
    ma mère aussi disait c’est bien normal 
    pas question de devenir ami 
    vaut mieux penser aux choses sérieuses 

    Gellu Naum

    (Herta Müller, Animal du coeur)

  • A un cheveu près

    Quelques phrases suffisent pour reconnaître le monde romanesque de Herta Müller ; courtes, simples, déroutantes, elles disent autre chose du réel que son apparence : « Les mots de notre bouche écrasent autant de choses que nos pieds dans l’herbe. Et que le silence. » Dans Animal du cœur (Herztier), traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, la narratrice est une jeune fille vivant sous la dictature (en Roumanie, le pays dorigine de la romancière, prix Nobel de littérature en 2009), et elle évoque d’abord son amie Lola qui vient de se suicider – « j’ai l’impression que chaque mort laisse en héritage un sac de mots. » 

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    Lola venait du sud du pays, plus pauvre encore que les autres régions, à cause de la sécheresse. En ville, elle cherchait dans les cours ces mûriers que les jeunes emportent avec eux quand ils quittent leur village. Elle voulait apprendre le russe et rencontrer un homme qui étudie, un homme aux ongles propres, qui rentre au village avec elle, qui porte une chemise blanche, « un seigneur ». C’est ainsi qu’elle est arrivée au foyer, dans ce rectangle avec une fenêtre où dorment six filles, chacune avec une valise sous son lit, un haut-parleur au plafond.

    Pour se maquiller, faute de mascara, les filles se mettent de la suie sur les cils. Elles rêvent de collants « d’une finesse aérienne » à la place de leurs collants « brevetés » en coton. Les souvenirs d’enfance de celle qui raconte sont peuplés de ciseaux : ciseaux à ongles qui font peur à l’enfant, sécateur du grand-père aux ongles épais, ciseaux pour couper le gros fil qui attache le bouton pour longtemps, ciseaux du coiffeur… 

    Lola prend le tram du soir pour aller à la rencontre des hommes fatigués de leur journée à l’usine ou à l’abattoir, les attire dans le parc aux broussailles, rentre avec « les jambes griffées par les brindilles ». Les autres filles ne l’aiment pas, lui reprochent de piocher dans leurs affaires. Le soir, le haut-parleur hurle des chants ouvriers. Puis Lola s’inscrit au Parti, les brochures s’empilent autour de son lit. Pendant sa quatrième année d’études à la faculté, elle rencontre enfin « le premier en chemise blanche ». Peu après, au foyer, on la retrouve pendue à une ceinture dans une armoire. Deux jours plus tard, elle est exclue en public du Parti et de l’université.

    Personne ensuite ne veut plus parler de Lola. Sauf la narratrice. Elle a lu le cahier de Lola, dérobé peu après, et voudrait le garder en tête. Seuls s’y intéressent Edgar, Kurt et Georg, qui l’abordent à la cantine – « Ils doutaient que la mort de Lola soit un suicide. » Ils vont se rencontrer tous les jours : elle leur dit « les phrases disparues » de Lola, Edgar en prend note. Les garçons vivent dans un foyer masculin, de l’autre côté du parc, où on ne peut rien cacher, mais ils ont « un endroit sûr en ville, un pavillon avec un jardin à l’abandon ». Ils accrochent le cahier sous le couvercle du puits, dans un sac en toile. 

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    Au pavillon, il y a des livres qu’elle emporte pour les lire au cimetière. Elle a appris « à flâner, à enfiler des rues ». Elle mange en marchant, ne rentre au foyer que pour dormir, sans trouver le sommeil. « Ici, tout le monde reste paysan » dit Georg quand elle parle des sacs contenant les mûriers « rapportés des cours des vieilles gens ». Tous viennent d’un village et en parlent, loin de « ce silence villageois qui interdit de penser ». Dans le pays du dictateur dont on espère la mort à chaque maladie, « tout le monde vivait d’idées d’évasion. » Certains traversaient le Danube à la nage, d’autres les champs de maïs, en espérant « échapper aux balles et aux chiens des sentinelles ».

    Edgar et Georg écrivent des poèmes, Kurt photographie clandestinement « les convois d’autocars aux rideaux gris fermés » qui conduisent les prisonniers aux chantiers. Elle, elle évite dans ses déambulations les « hommes de main » qui font les cent pas dans la rue, montent la garde, se remplissent les poches de prunes encore vertes. Mais les garçons du foyer font des ennuis aux étudiants, les accusent d’en provoquer. Le père d’Edgar reçoit la visite de trois types qui secouent tous ses livres, fouillent toutes les pièces et même la terre des balconnières. La peur grandit.

    Animal du cœur décrit un monde sans liberté où chacun se méfie des autres, où tout peut arriver, où l’on disparaît sans dire adieu. Herta Müller, sans expliquer, raconte le ressenti et communique la terreur à travers de simples détails du quotidien décrits sans transition. Le récit lui-même semble sur le qui-vive. Comment vivre ainsi ? Les trois amis et celle à qui Lola manque se retrouvent tous les jours, ils rient ensemble ou inventent des jurons pour se tenir à distance, se disputent. « L’affection ne cessait d’être là, sauf que dans la dispute elle avait des griffes. »

    Au premier interrogatoire chez le capitaine Piele, « qui avait le même nom que son chien », à cause d’un poème qu’ils récitent tout le temps et partout, ils comprennent qu’il faut redoubler de prudence. « Les animaux de nos cœurs filaient comme des souris. » Aussi, quand ils s’écrivent, il y a des règles : « Ne pas oublier la date quand on écrit, dit Edgar, et toujours mettre un cheveu dans la lettre. S’il n’est plus là, on sait qu’elle a été ouverte. » En cas d’interrogatoire, écrire une phrase contenant « ciseaux à ongles » ; de fouille, « chaussures » ; de filature, « enrhumé ».

    Les choses et les mots jouent à la guerre : arbres, oiseaux, draps, moutons, melons… « Tout ce qui nous entourait sentait l’adieu. Aucun de nous ne dit ce mot. » Que vont-ils devenir ? Pourront-ils devenir ? « Difficile de ne pas voir un autoportrait dissimulé sous la voix de la narratrice : Herta Müller elle-même est née en 1953 dans la communauté souabe, une minorité germanophone de la Roumanie. Son père a été soldat SS et elle a travaillé comme traductrice dans une usine. Lorsqu’elle est récompensée par le Nobel de la littérature en 2009, on fêtait les vingt ans de la fin du régime de Ceausescu. » (Magazine littéraire)

  • Un orme gris

    « De la pelouse légèrement en surplomb, la vue s’étendait sur les champs et la forêt. Celle-ci formait comme une grande larme de vert, et à l’extrémité de la partie effilée, il y avait un orme gris, atteint de la maladie des champignons parasites, dont l’écorce était d’un gris violacé. De si rares feuilles pour un si grand arbre. bellow,saul,herzog,roman,littérature anglaise,etats-unis,juif,américain,orme,nature,perception,cultureUn nid de loriot, évoquant un cœur gris, se balançait au milieu des branches. Le voile jeté par Dieu sur les choses fait de chacune d’elles une énigme. Si elles n’étaient pas toutes à ce point spécifiques, détaillées et riches, je pourrais peut-être m’en préoccuper moins. Mais je suis un prisonnier de la perception, un témoin obligé. Elles sont trop passionnantes. En attendant, j’habite cette maison de planches ternes là-bas. Herzog s’inquiétait pour l’orme. Devait-il l’abattre ? L’idée lui répugnait. Entre-temps, les cigales faisaient vibrer dans leur ventre les membranes calleuses des tambours logés dans une chambre sonore. Ces milliards d’yeux rouges dans les bois alentour qui observaient, qui regardaient du haut des arbres, tandis que les ondes de bruit déchiquetées noyaient l’après-midi estival. Herzog n’avait jamais rien entendu d’aussi beau que cette discordance massive, ininterrompue. »

    Saul Bellow, Herzog

    Source de l'illustration : http://tidcf.rncan.gc.ca/fr/arbres/identification/feuillus/11/Ulmus

     

  • Les lettres d'Herzog

    Un billet sur Marque-Pages m’a conduite à Saul Bellow (1915-2005), jamais lu malgré son prix Nobel de littérature en 1976, et d’abord à son magistral Herzog (1964, nouvelle traduction par Michel Lederer pour Quarto en 2012), un « labyrinthe de contradictions et de conflits intérieurs » (Philip Roth) 

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    Presque tout se passe dans la tête du héros, mais on ne s’ennuie pas une seconde, cela vit, cela grouille de vie même, et d’idées, folles souvent, ce dont il est parfaitement conscient : « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (Première phrase)

    Seul dans sa vieille maison à la campagne, Herzog, en dehors des cours qu’il donne le soir, passe son temps à écrire des lettres, « continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres. » Y compris à son ex-ami Valentin Gersbach et à son ex-femme Madeleine, devenus amants, qui font courir des rumeurs sur sa santé mentale.

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    L’été au jardin enchante Herzog, mais ne l’empêche pas de faire son examen de conscience. On le juge dépressif, masochiste, anachronique, sérieux mais immature ; lui-même se considère comme un mauvais mari, aussi bien avec Daisy, sa première épouse, qu’avec la seconde, et comme « un père aimant mais un mauvais père » pour Marco et June, ses enfants des deux lits.

    « Pour ses parents, il avait été un fils ingrat. Pour son pays, un citoyen indifférent. Pour ses frères et sa sœur, affectueux mais distant. Avec ses amis, égotiste. Avec l’amour, paresseux. Avec l’éclat, terne. Avec le pouvoir, passif. Avec son âme, évasif. » Cet autoportrait sévère le satisfait, à quoi il faut ajouter une constitution robuste et une assez bonne santé. 

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    Les femmes hantent Moses Herzog, Madeleine surtout, la manipulatrice, qui a la garde de June. Et maintenant la séduisante Ramona, propriétaire d’un magasin de fleurs, une divorcée dans la trentaine avec d’adorables manières « franco-russo-argentino-juives ». Elle suivait ses cours du soir – « les idées l’excitaient » – et c’est une excellente cuisinière en plus « d’une véritable artiste du plumard ». « Accroche ta douleur à une étoile. »

    Mais Herzog, 47 ans, répugne à s’engager à nouveau, après deux erreurs (Bellow, marié cinq fois, se qualifiait de « serial-mari ») – « il risquait de le payer de sa liberté ». Aussi repousse-t-il l’invitation de Ramona pour les vacances, il préfère se rendre chez une vieille amie à Vineyard Haven, après s’être acheté des vêtements légers (un conseil de Ramona) et un chapeau de paille. 

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    Déjà dans le taxi qui l’emmène à la gare, il se remet à écrire à une amie de Madeleine, à un ami zoologiste, au Président, au Dr Edvig, psychiatre, au gouverneur Stevenson, à Ramona, à Nehru, à Martin Luther King, à un commissaire de police, à lui-même… « Herzog, qui ne regardait presque plus par la fenêtre teintée, inamovible, scellée, sentit son esprit passionné, avide, se déployer, parler, comprendre, énoncer des jugements clairs, des explications définitives, et ce à l’aide des seuls mots indispensables. Il était emporté dans un tourbillon d’extase. »

    Formidable érudit, esprit critique et ironique, Herzog alterne le mécontentement et le désir « de réformes universelles ». Son esprit en marche mêle la pensée philosophique aux faits les plus concrets de son existence, c’est un homme d’une grande sensibilité, qui sort tout à coup de son soliloque pour remarquer des sycomores – « les arbres jouaient un rôle important dans sa vie » – ou se souvenir de son enfance, dans une famille de juifs russes émigrés aux Etats-Unis – « Qu’ai-je aimé autant que je les aimais eux tous ? » 

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    http://www.foliosociety.com/book/ZOG/herzog

    A peine arrivé, Herzog se rend compte qu’il ne peut « supporter la gentillesse en ce moment » et repart en laissant un mot à ses hôtes. Chez lui, une lettre inquiète de la baby-sitter de June le replonge dans l’angoisse (elle a vu Gersbach enfermer la petite dans sa voiture lors d’une dispute avec Madeleine).

    En plus de partager les tours et détours d’un esprit jamais en repos, Herzog est aussi un règlement de comptes – « Je ne comprendrai jamais ce que veulent les femmes. Oui, qu’est-ce qu’elles veulent ? Elles mangent de la salade verte et boivent du sang humain. » Des propos sexistes alimentés par la trahison de Madeleine qui l’obsède, ainsi que l’éloignement de ses enfants. 

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    I BOOK YOU

    « Mais que peuvent faire les humanistes et les penseurs sinon s’efforcer de trouver les termes appropriés ? Prends mon cas, par exemple. J’ai écrit pêle-mêle des lettres partout. Encore des mots. Je cherche à saisir la réalité par le langage. (…) Je mets tout mon cœur dans ces constructions. Mais ce ne sont que des constructions. »

  • Récit eskimo

    « Au début des temps
    Il n’y avait pas de différence
    Entre les hommes et les animaux
    Toutes les créatures vivaient sur terre
    Un homme pouvait se transformer en animal
    S’il le désirait
    Et un animal pouvait devenir un être humain
    Il n’y avait pas de différence
    Les créatures étaient parfois des animaux
    Et parfois des hommes
     

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    Tout le monde parlait une même langue 
    En ce temps-là le monde était magie 
    Et l’esprit possédait des pouvoirs mystérieux 
    Un mot prononcé par hasard
    Pouvait avoir d’étranges conséquences 
    Il devenait brusquement vivant 
    Et les désirs se réalisaient 
    Il suffisait de les exprimer 
    On ne peut pas donner d’explication 
    C’était comme ça. »

    Recueilli par K. Rasmussen (trad. S. Bramly, Terre Wakan, Paris, Laffont, 1974)

    Encyclopédie des religions, sous la direction de F. Lenoir et Y. Tardan-Masquelier, tome 2, "Le mythe", p. 2197.

    Source de la photo : http://www.eastgreenland.com/database.asp?lang=eng&num=604