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Culture - Page 89

  • Vivre dans la guerre

    Benoît Vitkine a obtenu le Prix Albert-Londres en 2019, un an avant la publication de Donbass, son premier roman. Correspondant du journal Le Monde à Moscou, il signe des reportages sur l’Ukraine depuis 2014, quand la guerre du Donbass éclate dans l’est du pays, juste après l’annexion de la Crimée par la Russie. Un conflit non résolu, comme l’a montré l’invasion russe en Ukraine cette année. Voilà pour le contexte de Donbass, qui ne raconte pas la guerre mais une intrigue policière dans la guerre.

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    Terrils miniers le long du Kalmious dans le Donbass, photo Andrew Butko (Wikimedia)

    Après la mort de sa fille dans un accident, douze ans plus tôt, Henrik Kavadze, le « colonel », un policier vétéran de la guerre en Afghanistan, avait convaincu sa femme de venir s’installer dans une maison avec un petit jardin du Vieil-Avdiïvka (oblast de Donetsk) aux « faux airs de village », espérant une « cure de grand air et de « simplicité » ». A l’été 2014, une contre-offensive ukrainienne a libéré Avdiïvka des séparatistes, mais quatre ans plus tard, la guerre continue : « On se tirait dessus au canon, on s’enterrait dans des tranchées, on continuait en somme à mourir, mais le front ne bougeait plus. Manque de chance, il s’était stabilisé précisément à la sortie de la vieille ville d’Avdiïvka, là où Henrik avait entraîné Anna. »

    A 54 ans, dont 25 dans la police, il n’est pas étonné, en interrogeant un jeune maraudeur, d’apprendre que son adjoint, l’a dépouillé de son argent – « trop d’expérience pour s’émouvoir de la corruption de ses hommes ». Le chef de la police a ses habitudes pas loin du commissariat, au café Out, où on vient le chercher pour un meurtre. Les cadavres de la guerre ne sont pas de leur ressort, mais on a trouvé dans un terrain vague le corps du petit Sacha Zourabov qui vivait chez sa grand-mère depuis trois semaines. « Aussi fou que cela puisse paraître, la nouvelle de la disparition de l’enfant était restée confinée aux deux appartements mitoyens occupés par Isabella et sa voisine. »

    En voyant l’enfant de six ans presque nu, cloué au sol gelé par un poignard, « comme un papillon épinglé dans le carnet d’un entomologiste », Henrik reconnaît le couteau militaire des soldats d’Afghanistan, il en avait eu un semblable. La seule à qui il peut montrer ses états d’âme, c’est une jeune prostituée qui « accepte son grand corps osseux », Ioulia, « plus précieuse qu’un bataillon d’indices » et d’une « bienveillance absolue » envers tous les êtres vivants.

    Le meurtre du garçonnet émeut particulièrement les habitants. Habitués aux tirs, aux bombardements, ils sont choqués par la nouvelle. La vieille Antonina Gribounova, une veuve qui fait régulièrement appel à Henrik pour de petits dépannages, a recueilli depuis deux ans le petit Vassili sans famille. Très curieuse, elle a préparé une tarte à la viande dont elle distribue les parts à ses voisines, qui lui offrent un verre de sherry pendant sa tournée en  plus de se raconter leurs soucis et les nouvelles. Elle passe même chez « la triste Loussia », sèche et grise alors que les autres portent des couleurs et engraissent « pour tromper la mort et le froid ». Celle-ci préfère chauffer, elle se dit frileuse comme l’est son petit Aliocha (mort depuis trente ans) et ne réagit qu’à peine.

    Anna s’inquiète quand Henrik la laisse seule à compter les obus qui tombent, mais leurs rapports se sont distancés, il ne se confie plus à elle. Quant au conflit larvé qui se poursuit, il convient « aussi bien à Kiev qu’aux rebelles et à leur parrain moscovite. Tant que le nombre de morts restait limité, personne n’était prêt à des concessions. Et les Occidentaux pouvaient oublier cette demi-guerre sur laquelle ils n’avaient aucune prise. » Il lui faut toute l’autorité de sa fonction et de son âge pour passer le check-point à l’entrée du village où habite Alina, la mère du petit Sacha, qu’il veut interroger. Cette ancienne comptable n’a plus d’emploi, à peine de quoi survivre. « Son fils était mort ; il n’avait rien à lui offrir. »

    L’enfant n’a pas été violé. Aucune trace d’ADN ni d’empreinte digitale. Seul indice : des résidus de poussière de charbon sur le corps. Les différentes pistes sur lesquelles le policier enquête ne mènent à rien. A l’enterrement du petit Sacha, il y a foule. Le général de police est parvenu à négocier une trêve pour la durée de la cérémonie. A la sortie de l’église, quand le petit cercueil arrive au bas des marches, Henrik voit Ioulia s’agenouiller, tête baissée, et puis tous les autres, ce qui n’est pas une coutume dans le Donbass : « Elle existait donc, se dit le policier, cette unité qui faisait défaut à l’Ukraine, cette identité introuvable. Dans la mort. » Lui se contente de s’incliner et observe.

    Un ancien camarade de combat, qu’on dit « revenu cinglé d’Afghanistan », Arseni Ostapovitch, très agité, vient alors le trouver : « Mon adjudant, ça ne te rappelle rien ? » Henrik ne se souvient pas. Ensuite c’est le gros Levon Andrassian, le patron de la ville, « aussi adroit dans la gestion des livres de comptes que dans le maniement des armes ». Henrik en profite pour l’interroger sur ses trafics : on a vu des camions déchargés en vitesse de sacs de charbon puis rechargés de caisses au contenu inconnu. L’Arménien ne nie pas la contrebande, puis le somme de trouver vite un coupable, pour que les esprits se calment.

    Enfin la vieille Loussia s’adresse à lui qui a aussi perdu un enfant, lui parle de la mère de Sacha : « Elle est encore jeune, après tout… Mais ça ne va pas aller ! Jamais. Et vous, vous le comprenez, Henrik. » Anna ne l’a pas accompagné à l’enterrement, elle lui a repassé sa chemise à la perfection, son activité préférée pour ne pas penser.

    Rumeurs et indices vont mener Henrik sur de fausses pistes, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin le mobile du crime. Donbass raconte cette enquête policière et, tout autant, la façon dont on vit dans une région où la guerre est devenue routine, où la vie est devenue survie, au milieu des trafics, de la corruption, de la drogue et de l’alcool. Le roman de Benoît Vitkine nous bouleverse, tant l’histoire est triste et dure. Dans cette région que se disputent l’Ukraine et la Russie depuis tant d’années, tant de choses se sont passées que l’espoir d’une réconciliation paraît d’une fragilité extrême.

  • Pas venue

    hoai huong nguyen,l'ombre douce,roman,littérature française,indochine,vietnam,guerre,amour,culture« Yann avait attendu Mai toute la journée précédente sans savoir ce qui avait pu l’empêcher de venir, il en fut assez contrarié, elle était venue tous les jours pendant presque deux mois, et il ne pensait pas qu’elle manquerait ce rendez-vous. En le quittant la veille, elle lui avait pourtant dit « à demain » et elle avait promis qu’elle viendrait passer une heure ou deux avec lui. Les Annamites croyaient que le premier de l’An déterminait l’année à venir, alors pourquoi n’avait-elle pas tenu parole ? Yann avait attendu ; il avait espéré la voir dans la matinée, puis l’après-midi, un après-midi qui avait été interminable, et elle n’était pas venue. »

    Hoai Huong Nguyen, L’ombre douce

  • Hanoi, 1954

    Le premier roman de Hoai Huong Nguyen (née en France en 1976), L’ombre douce, a reçu de nombreux prix en 2013. Il raconte l’histoire d’amour entre Mai, une jeune Vietnamienne qui aide les infirmières à l’hôpital Lanessan d’Hanoi, et Yann, un jeune soldat breton originaire d’une famille de paysans de Belle-île. « Mai, c’est pour Hoàng Mai, la fleur jaune de l’abricotier » lui a-t-elle répondu quand il lui a demandé ce que cela voulait dire. (Vous vous rappelez peut-être, même si c’est sans rapport, juste un souvenir, le beau personnage de May dans La condition humaine de Malraux.)

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    Le blessé ne l’a trouvée ni jolie ni laide au premier abord. « Le son de sa voix peut-être ou la forme de ses mains – pourquoi est-on pris par le charme de quelqu’un ? » Les branches fleuries de pruniers et d’abricotiers dans les vases lui rappellent les printemps de son enfance, « lorsque les prairies se couvrent de couleurs. » Le plus jeune des fils, il a perdu sa mère quelques mois après sa naissance et son père a fait peu de cas de l’enfant chétif qu’il était. Un précis de botanique qui avait appartenu à sa mère a été son « compagnon de solitude ». Il a passé beaucoup de temps à se promener sur l’île, à pied ou à bicyclette.

    A l’hôpital, un jésuite, lui aussi breton, le père Portier, rend visite aux soldats blessés et se prend d’affection pour Yann, dix-neuf ans, « un garçon au regard clair » entré à l’armée avec « l’espoir de voir autre chose, des pays et des gens inconnus ». « Etrangers tout d’abord », Yann et Mai se sont peu à peu « reconnus ». Mai a « la réserve ordinaire des filles annamites », Yann guette tous les jours le moment où elle prend son service dans la grande salle. Elle convainc le médecin de le garder une semaine de plus pour « gagner quelques jours de liberté au milieu de la guerre. »

    Le père de Mai, magistrat au tribunal de Hanoi, est un homme autoritaire. L’éducation reçue par Mai au couvent des Oiseaux, chez des religieuses qui lui ont appris le français, a créé au fil des ans une « barrière invisible » entre elle et sa famille. Quand son père décide de la marier à un riche marchand chinois devenu un ami, âgé d’à peine six ans de moins que lui, Mai se rebelle et refuse. Le juge, furieux, la frappe avec sa canne et la chasse de sa maison. Elle se réfugie au couvent.

    Hoai Huong Nguyen raconte avec beaucoup de sensibilité la relation amoureuse entre ces deux jeunes que la guerre va séparer quand Yann retournera au combat, et puis la terrible attente de se retrouver qu’ils supportent tous deux en se souvenant des moments forts passés ensemble. S’aimer dans un pays en guerre, c’est mêler la douceur et la terreur, la présence et l’absence. Quand Mai apprendra que Yann a été fait prisonnier par le Viêt-minh, elle sera prête à tout pour le sauver.

    L’ombre douce ne cache rien de la violence, des horreurs des combats ni des souffrances, et pourtant, ce roman tragique refermé, j’ai l’impression que la force des sentiments, la poésie qui le ponctue, la beauté reconnue là où elle se présente, sur la terre et dans le ciel, ont si bien imprégné le récit qu’elles y laissent une lumière ineffaçable.

  • Première séance

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    Jeanne Benameur, La patience des traces

  • Echappée japonaise

    Simon au Japon, rime pauvre. Le titre choisi par Jeanne Benameur pour son dernier roman est infiniment plus poétique : La patience des traces (2022). Elle y raconte l’histoire d’un psychanalyste sur le point de quitter sa pratique ; il se pose plein de questions (comme le docteur Dayan de la série En thérapie que nous sommes nombreux à avoir suivie et appréciée).

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    Source © https://kintsugi.fr/myriam-greff/

    Cela commence avec un bol bleu en faïence qui lui a échappé des mains, celui dans lequel il boit son café du matin depuis des années, « le bol des pensées qui se cherchent, pas encore arrivées à la journée ». Cassé en deux morceaux qui s’ajustent parfaitement. Il y voit le « besoin de commencer un autre chemin. » Lui qui a écouté tant de paroles, en silence, humblement – « parfois guider d’un mot, rarement une phrase » – il aspire à une journée « rythmée enfin par autre chose que des choses humaines ».

    Simon n’aime pas voyager. Au moment de s’installer, il a choisi l’océan pour patrie, celui des vacances d’été de son enfance. Au-dessus du bureau où il reçoit les patients, il a « sa tour » et son vieux fauteuil en cuir où réfléchir aux paroles qui flottent encore dans l’air. Une aquarelle naïve – « la terrasse, le ciel bleu dur, les bougainvilliers » – lui rappelle Louise, dont il s’est séparé. Le bol, son ami Mathieu qui le lui a offert.

    A présent, il considère comme ses plus proches Hervé, son partenaire aux échecs, et depuis peu Mathilde Mérelle, « une jeune consœur installée dans la ville il y a un an » qu’il rencontre de temps à autre. Elle l’a invité dans un restaurant sur le port, il trouve sa compagnie agréable. Elle lui parle du Japon où son père est mort, un musicien. Elle aimerait aller dans ce pays sur lequel elle a beaucoup appris, mais ce deuil fait barrage. Simon l’écoute parler d’un livre reçu d’une amie sur des textiles anciens, des « costumes faits de tiges de plantes tressées, rebrodés », qu’il aura l’occasion de regarder chez elle.

    Peu à peu l’idée de partir très loin a pris forme. Simon a dit à Hervé son « désir d’absolu dépaysement » et celui-ci lui a recommandé les îles Yaeyama : « Une végétation subtropicale et des traditions respectées. Un beau contraste. Et puis si tu veux marcher et nager, là-bas c’est le paradis. » On l’attend à l’aéroport pour le conduire dans le domaine tenu par Mme Itô Akiko, où il dispose d’une grande pièce ouverte sur un jardin. Son hôtesse collectionne les tissus anciens. Elle parle un français délicat (des études de lettres à la Sorbonne), son mari non.

    La maison d’hôtes compte trois chambres, il est le seul à y séjourner en ce moment. L’accueil est raffiné : un bouquet sur la table, tout ce qu’il faut dans le réfrigérateur, une conversation autour d’un thé – dans une belle tasse rouge sombre qu’elle lui offre en cadeau de bienvenue. Dans sa chambre, il y remarque « un trait d’or qui sinue sur la céramique » et l’illumine.

    Simon trouve dans cette maison la paix qu’il désirait, l’ombre des arbres sur la plage après avoir nagé, le temps de contempler le paysage. Avec lui, il a emporté « un livre et son carnet qui ne le quitte plus. » Il a écrit à Hervé et à Mathilde pour « leur assurer qu’il est fort bien » mais n’ouvre plus l’ordinateur portable mis à sa disposition. Ecrire dans le carnet lui fait percevoir un autre type de silence qui le laisse « suspendu entre deux mondes » et le pousse à écrire. Le mot « peur » va y faire son chemin en secret : « Se dire et accepter qu’il a peur ».

    La patience des traces est un roman sur le ressenti d’un homme qui a passé plus de temps à écouter les autres qu’à entendre ce qui se passait en lui-même. La rencontre impressionnante d’une raie Manta en nageant, la compagnie discrète et attentionnée de ses hôtes quand ils dînent ensemble, quand Monsieur Itô l’accueille dans son atelier ou qu’Akiko lui montre sa collection de tissus, Jeanne Benameur le raconte avec des phrases simples, souvent courtes, séparées par des retours à la ligne qui sont autant de silences. C’est beau.

    Loin de chez lui, Simon a rendez-vous avec lui-même, corps et âme, avec son passé, ses peurs, ses désirs. Il peut faire face à ce qu’il a tenu trop longtemps à distance. L’art japonais du Kintsugi, qui consiste à réparer des porcelaines ou des céramiques cassées en soulignant leurs fêlures par de la laque saupoudrée d’or, est une merveilleuse mise en abyme du roman.