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Culture - Page 639

  • Un exemple

    « Que le lecteur me permette ici un exemple éclairant : dans les années 1930, une petite ville des rives du Danube fut le théâtre d’un événement que les journaux de l’époque ne manquèrent pas de relater. Un jeune aspirant au suicide s’était jeté dans le fleuve du haut d’un pont, les cris des témoins firent accourir un gendarme, lequel, au lieu de se précipiter à l’eau, saisit son fusil, mit en joue le jeune homme et hurla : « Sors immédiatement ou je tire ! » L’homme obéit et sortit de l’eau. »

     

    Giorgio Nardone, Chevaucher son tigre ou comment résoudre des problèmes compliqués avec des solutions simples

     

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  • Stratagèmes

    Si vis pacem para bellum. Si tu veux la paix, prépare la guerre. La stratégie fait
    partie de notre vie, dès qu’il s’agit d’atteindre un but ou de résoudre un conflit, d’argumenter. Chevaucher son tigre ou comment résoudre des problèmes compliqués avec des solutions simples est un bref essai du professeur italien Giorgio Nardone, psychothérapeute et psychologue – une bonne centaine de pages où il recourt souvent à l’image pour décrire l’art de la persuasion et guider le lecteur vers des tactiques paradoxales mais efficaces.

     

    Nardone résume la tradition en trois temps. D’abord « l’art de la Métis », du nom de la déesse grecque de l’astuce, de l’audace et de l’habileté. Ensuite « l’art de la guerre », où il s’agit de vaincre avec le minimum d’effort. L’auteur illustre son propos de nombreuses anecdotes empruntées à la Grèce antique ou à la Chine – « L’art du stratagème fut pendant des siècles le pivot de la culture chinoise. » « Savoir combattre rend à tel point sûr de soi et capable de gérer le rapport avec l’adversaire que l’on réussit la plupart du temps à atteindre son but sans en arriver à l’affrontement physique ou armé. Pour le sage, combattre n’est jamais une bonne chose, on ne le fait que lorsqu’il ne reste aucune autre solution. » Enfin « l’art de la persuasion » qui cherche à induire le changement. Quoique
    souvent condamné ou perçu comme une dangereuse manipulation, utilisé à bon escient, selon Nardone, il permet de mieux affronter les difficultés de la vie.

     

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    L’apport le plus original de l’essai réside dans sa seconde partie, consacrée aux stratagèmes essentiels. A chacun correspond une formule imagée, de « Sillonner la mer à l’insu du ciel » à « Vaincre sans combattre ». On comprend vite que pour Nardone, l’affrontement direct est souvent voué à l’échec. Qui de nous n’a jamais éprouvé l’inanité d’une attitude frontale, armée de logique ou de franchise, qui s’avère désastreuse dans ses effets ? Le sage-guerrier-persuasif cultive l’approche indirecte, tourne autour du problème pour le résoudre. « Les suggestions indirectes fonctionnent mieux que les suggestions directes. » (Milton Erickson)

     

    « Mentir en disant la vérité », « Partir plus tard pour arriver plus tôt », les formules de Nardone jouent sur le paradoxe. « Troubler l’eau pour faire remonter le poisson » raconte comment un mari sorteur indifférent aux récriminations de son épouse est plongé dans le doute une fois qu’elle se met à commenter ses départs ou ses retours d’un « Amuse-toi bien, mon chéri ! » ou d’un « Si tôt ? Tu ne t’es pas amusé ? »

     

    « Circulaire et linéaire, linéaire et circulaire » rappelle qu’avec peu, on peut obtenir beaucoup. On peut déplacer de gros blocs de pierre en les faisant rouler sur des troncs, un simple coin peut bloquer un roulement. Nardone cite Gorgias : « Il faut désarmer le sérieux de l’adversaire par le rire, et le rire par le sérieux. » Il s’agit donc de créer une dynamique relationnelle.

     

    L’eau donne bien l’exemple de la force issue du « Changer constamment tout en restant le même ». Lao-Tseu : « L’eau vient à bout de tout parce qu’elle s’adapte à tout. » « La capacité à changer, en s’adaptant soi-même à ce que les circonstances exigent, est l’essence de l’art du stratagème. » Nardone rappelle que les sophistes s’exerçaient à changer de point de vue, clé du processus de persuasion, mais aussi de la « capacité d’inventer des solutions nouvelles et créatives ». Les arts martiaux apprennent à capturer et transformer l’énergie de l’adversaire en énergie de défense. « Changer de tactique et de manœuvre jusqu’à trouver celle qui fonctionne, sans se troubler mais en passant avec fluidité de l’une à l’autre » est ici le principe fondamental.

     

    « Chacun de nous va se coucher chaque nuit auprès d’un tigre. On ne peut savoir si ce dernier, au réveil, voudra nous lécher ou nous dévorer », dit un proverbe chinois. Nardone, dans cet essai, cherche à nous faire prendre conscience de nos propres capacités, à développer notre habileté à interagir avec les autres, mais aussi avec « la pire et la plus dangereuse des compagnies : soi-même. »

     

  • Bourdonnement

    « Où trouver le temps et la liberté d’esprit pour lire des classiques, quand nous sommes submergés par l’avalanche de l’actualité ? (…) L’idéal serait peut-être de percevoir l’actualité comme le bourdonnement de la rue – qui nous avertit, à travers la fenêtre, du trafic automobile et des changements météorologiques – tout en suivant le discours des classiques, qui résonne, clair et structuré, dans la pièce. »

    Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques

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  • Lire les classiques

    Pourquoi lire les classiques ? La question semble a priori scolaire, mais La Grande Librairie du 12 mars dernier lui a consacré un débat si fertile que j’ai envie d’y revenir. Dans le cadre du Salon du Livre, François Busnel avait prié ses invités d’apporter leurs classiques préférés – dont la lecture est, selon eux,  indispensable – et aussi ceux qui n’ont pas de place dans leur bibliothèque idéale. Débat assuré, ambiance joyeuse et insolente. Les écrivains présents ont joué le jeu à fond.

    Songeant à la belle définition d’Italo Calvino, « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire », j’ai repris Pourquoi lire les classiques (1993), un volume d’essais et d’articles de l’écrivain italien sur « ses » classiques, où il propose cette définition (la sixième sur quatorze). Mais « Si l’étincelle ne jaillit pas, rien à faire : on ne lit pas les classiques par devoir ou par respect, mais seulement par amour. Du moins hors de l’école (…). L’école est tenue de nous donner des instruments pour opérer un choix ; mais les choix qui comptent sont ceux qui se font après et en dehors d’elle. »

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    Philippe Besson, en ouverture, a réjoui tous les proustiens en choisissant A la recherche du temps perdu – et contrarié ceux qui ne s’y sont jamais sentis chez eux. A ces derniers, moi qui emporterais la Recherche sur une île si je ne pouvais y emporter qu’un seul livre, je conseille deux entrées qui pourraient faire jaillir l’étincelle : Un amour de Swann, que Proust lui-même considérait comme le récit le plus accessible et comme une « maquette » de l’œuvre entière, ou Comment Proust peut changer votre vie (1997), le réjouissant essai d’Alain de Botton. Dessins à l’appui, il explique comment aimer la vie aujourd’hui, prendre son temps, exprimer ses émotions, être un véritable ami, et ainsi de suite, en puisant dans la Recherche les situations et les passages les plus parlants – c’est souvent drôle.

    Amélie Nothomb a soulevé ma curiosité pour Eloge de l’ombre de Tanizaki, un essai sur la spécificité japonaise. Son interprétation de L’homme et son chien, un poème de Maurice Carême, son anti-classique, est désopilante. L’éloge du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire par Alain Mabanckou a pris vie dans une lecture vibrante. Roman trop « fabriqué », Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier lui semble trop faible pour figurer parmi les plus grands.

    C’était bien sûr intéressant d’entendre l’un défendre ce qu’un autre avait rejeté, et vice-versa. Ainsi pour Voyage au bout de la nuit de Céline, très discuté, ou pour Sade. Plusieurs fois, il est apparu qu’un classique qui avait plu au premier abord, relu plus tard, avait perdu de son charme, ou l’inverse. Retour à Calvino : « C’est pourquoi l’on devrait consacrer, à l’âge adulte, un temps à la redécouverte des plus importantes lectures de sa jeunesse. Car, si les livres ne changent pas (mais en réalité ils changent à la lumière d’une perspective historique différente), nous-mêmes avons changé, et nos retrouvailles avec eux sont des événements nouveaux. »

    Rousseau a passé un mauvais quart d’heure, aussi bien pour ses Confessions que pour La nouvelle Héloïse, de même que Joyce avec Ulysse. Régis Jauffret, dégoûté par La mare au diable, a joliment plaidé pour Histoire de ma vie, l’autobiographie de George Sand. Quant à Flaubert, il a emporté la palme avec Douglas Kennedy, admirateur inconditionnel de Madame Bovary – j’ai noté la version américaine, selon lui, de ce roman : La fenêtre panoramique de Richard Yates, qui a inspiré au cinéma Les noces rebelles.

    On ne parle plus de La princesse de Clèves aujourd’hui en France sans se moquer du président actuel qui a eu le mauvais goût de critiquer la lecture obligatoire de cette œuvre au concours d’attaché d’administration. Madame de La Fayette a-t-elle suscité pour autant de nouveaux adeptes ? En tout cas pas Charles Dantzig, réputé pour son Dictionnaire égoïste de la littérature française. En revanche, il adore Gatsby le Magnifique de Fitzgerald, dont la construction imparfaite est justement le propre de l’art, jamais convenu. « La lecture d’un classique doit toujours nous réserver quelque surprise par rapport à l’image que nous en avions », écrit Calvino.