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  • Débuts

    « Il me parla plusieurs fois de ces mémoires, comme en passant, et un jour n’y tenant plus il alla chercher son cahier. Il écrivait sur du Sieyès bleu d’une belle écriture d’école. Il respira fort et me lut. Cela commençait ainsi. « Je suis né à Lyon en 1926, d’une famille de petits commerçants dont j’étais le fils unique. » 

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    Spilliaert © Bibliothèque Royale de Belgique

    Et il s’arrêta de lire, baissa le cahier et me regarda.
    « Vous entendez l’ennui ? Déjà la première phrase m’ennuie. Je la lis, et suis impatient d’arriver au bout ; et là, je m’arrête pour ne plus repartir. Il y en a encore plusieurs pages, mais je m’arrête. 
    – Enlevez la première phrase. Commencez par la deuxième, ou ailleurs.
    – C’est le début. Il faut bien que je parte du début, sinon on ne va pas s’y retrouver. Ce sont des mémoires, pas un roman.
    – De quoi vous souvenez-vous vraiment, au début ?
    – Du brouillard ; du froid humide, et de ma haine de la sueur.
    – Alors commencez par là.
    – Il faut bien que je naisse d’abord.
    – La mémoire n’a pas de début.
    – Vous croyez ?
    – Je le sais ; la mémoire vient n’importe comment, tout ensemble, elle n’a de début que dans la notice biographique des gens morts. Et vous n’avez pas l’intention de mourir.
    – Je veux juste être clair. Ma naissance fait un bon début.
    – Vous n’y étiez pas, elle n’est donc rien. Il y a plein de débuts dans une mémoire. Choisissez celui qui vous convient. Vous pouvez vous faire naître quand vous voulez. On naît à tout âge dans les livres. »

     

    Alexis Jenni, L’art français de la guerre

     

  • L'encre du guerrier

    Un pavé guerrier et viril, tel paraît le Goncourt 2011, L’art français de la guerre, premier roman (publié) d’Alexis Jenni. Un sujet rude, une entrée en matière directe : « Les débuts de 1991 furent marqués par les préparatifs de la guerre du Golfe et les progrès de ma totale irresponsabilité. » Un style indubitable : « Oh ! ces beaux soldats de l’été, dont presque aucun ne mourut ! Ils vidaient sur leur tête des bouteilles entières dont l’eau s’évaporait sans atteindre le sol, ruisselant sur leur peau et s’évaporant aussitôt, formant autour de leur corps athlétique une mandorle de vapeur parcourue d’arcs-en-ciel. » Six cents pages où alternent les Commentaires d’un narrateur et le Roman d’un soldat. 

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    Gilles Balmet, Mauvaises herbes, 2008 (encre sur papier) © Gilles Balmet / Galerie Dominique Fiat
    Courtesy de l'artiste et Dominique Fiat, Paris

     

    Celui qui narre use et abuse des congés de maladie pour traîner au lit chez son amie devant la télévision. Il s’intéresse pour la première fois aux soldats français en regardant le départ pour le Golfe des spahis de Valence. Après une année d’« absentéisme maniaque », il est licencié et rentre à Lyon. Les images de « Tempête du Désert » le fascinent, avec ses morts peu nombreux du côté occidental mais des Irakiens « tués en masse » – les morts adverses, « on ne les compte pas parce qu’ils ne comptent pas. »

     

    Il faudrait, écrit Jenni, élever une statue à Paul Teitgen, secrétaire général de la police à la préfecture d’Alger. Ce civil a obtenu du général des parachutistes une fiche d’assignation à résidence pour chaque homme arrêté, ce qui lui a permis de compter les relâchés, les internés, les évadés et les autres, les « disparus » : « Il fit le seul geste humain dans cette tempête de feu, d’éclats tranchants, de poignards, de coups, de noyades en chambre, d’électricité appliquée au corps : il recensa les morts un par un et garda leur nom. » C’est Victorien Salagnon qui a appris au narrateur que les morts comptés et nommés ne sont pas perdus.

     

    Voilà les protagonistes de L’art français de la guerre : un jeune glandeur en chambre meublée qui distribue des journaux publicitaires puis sirote du vin blanc au bistrot et Salagnon, l’ancien d’Indochine, seul à y lire le journal à table. Ils se reconnaissent un dimanche au bord de la Saône, au Marché des Artistes. L’ancien aux yeux transparents vend ses peintures, des lavis monochromes à l’encre de Chine – « avec du noir il faisait de la lumière ». Subjugué, le jeune homme lui demande de lui apprendre à peindre. Ces deux-là n’ont pas fini de se parler.

     

    Le narrateur se raconte et raconte Salagnon. Salagnon se raconte et raconte la guerre. Quelle guerre ? La guerre de vingt ans en Algérie (1942-1962), d’où il a ramené sa femme, Eurydice Kaloyannis, et les autres où il a combattu. Eurydice, du même âge que Victorien, est la vie même, une des rares mais belles présences féminines dans ce récit. « Sa vie intense tout entière en même temps était présente dans chacun de ses gestes, toute sa vie dans la tenue de son corps, toute sa vie dans les inflexions de sa voix, et cette vie la remplissait, se laissait admirer, était contagieuse. »

     

    C’est durant l’hiver 43 que Victorien Salagnon, occupé à traduire De bello gallico au cours du professeur Fobourdon tout en griffonnant le plan de la bataille sur le côté, a pris le goût de la Chine, d’un mot sur un flacon d’encre – « Il aimait à ce point l’encre noire qu’elle lui semblait pouvoir fonder un pays entier. » Un vieux jésuite qui avait passé sa vie en Chine est venu leur en parler à l’école, leur a lu Lao-Tseu, parlé de Sun-Tsu « à propos de l’art de la guerre ». Fuyant la boutique « haïssable » de son père, Victorien préfère dessiner dans sa chambre : « Sa main voyait, comme un œil, et son œil pouvait toucher comme une main. »

     

    Chez les scouts aussi, on joue à la guerre. Salagnon y est le roi Minos qui, pour faire gagner ses troupes, les emmène se cacher dans la forêt (le parc de la « Grande Institution »), les entraîne à se jeter à terre, se relever, bondir, recommencer, à obéir comme des machines, sans états d’âme. Le premier mort de Victorien, c’est l’ami avec qui, pour échapper à cette vie stupide, une nuit, il a décidé « d’aller peindre sur les murs des mots sans concession » avec un seau de peinture rouge sombre. Pendant que lui pisse dans un coin, son ami, surpris par une patrouille allemande, est abattu quand il s’encourt. Protégé par l’ombre, Victorien est sauf.

     

    Au printemps, un homme en uniforme noir vient en classe annoncer aux garçons leur convocation aux « Chantiers de jeunesse », où on les formera avant de les intégrer à une armée nouvelle. L’oncle de Victorien y est officier. Après, ce sera la vraie guerre face aux chars des Allemands, la rencontre d’Eurydice, fille du Dr Kaloyannis, l’Indochine, l’Algérie surtout. Une implacable leçon de réalité, d’horreur, de force et de mort. Mais dès l’apprentissage du fusil-mitrailleur, Salagnon s’est fabriqué un cahier du papier brun des munitions. Partout, toujours, il regarde, il dessine.

     

    Avant de rencontrer le vieux soldat, le narrateur a eu « travail, maison et femme ». La routine consommatrice lui était insupportable : courses, shopping, dîners. Un soir, après avoir trop bu et provoqué un esclandre devant sa femme et leurs amis, il s’en est allé, s’est désinstallé. Il a attendu, s'est réjoui d’atteindre le ciel dans sa « boîte », une chambre sur les toits de Lyon. Dans la rue, témoin d’une émeute lors d’un contrôle policier, il s’interroge sur « la race ». Son grand-père était intarissable sur le thème de la génération, il avait fait « lire son sang » en laboratoire pour savoir de quel peuple ancien il était issu. « La ressemblance, confondue avec l’identité, permet le maintien de l’ordre » – la pourriture coloniale revient à la surface.

     

    Comment on vit dans la guerre, comment on y meurt, comment on s’en sort. La vie de Victorien Salagnon est la véritable école du narrateur : en apprenant à tenir un pinceau, en écoutant ses histoires de solitude, de force, de faiblesse et de mort, d’amitié et d’amour, un homme jeune et désarmé devant le monde comme il va distingue les questions sociales sous le « petit guignol racial », la nostalgie de la force armée sous les dérives policières. « La force et la ressemblance sont deux idées stupides d’une incroyable rémanence : on n’arrive pas à s’en défaire. » Mourrons-nous à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble ?

     

    Lire L’art français de la guerre, c’est recevoir en plein front la violence des hommes. Non pas contre ni à côté mais dans toute cette fureur, il y a le dessin, la peinture. « La vie de la peinture est non pas le sujet mais la trace de ce que vit le pinceau. » A la force brutale de la guerre, Alexis Jenni accole la puissance de l’art. Il écrit de belles pages aussi sur la langue, qui fonde l’identité. Telle est la perspective de ce roman foisonnant : « retracer en français un peu de la vie de ceux qui le parlent. »

  • La lecture

    « Passé le temps de celles qui sont imposées par l’enseignement – de moins en moins imposées d’ailleurs –, la lecture ne peut plus être que la pratique que nous avons adoptée avec le dessein de nous meubler l’esprit, dans l’ambition d’enrichir nos connaissances et notre mémoire, dans le désir d’entretenir les jardins de l’affectif et de découvrir le théâtre de nos émotions. »

     

    Hubert Nyssen, Lira bien qui lira le dernier, Lettre libertine sur la lecture, Labor / Espaces de liberté (Babel), 2004.

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  • Le temps de lire

    « De toute manière, le temps, et en particulier le temps de lire, dites-vous bien qu’on ne le trouve pas, on ne le trouve jamais qui, tout à coup disponible, vous attendrait. Le temps, ça se prend ou ça se perd ! Si vous voulez en disposer, vous ne pouvez que l’attraper, le choper, le ravir. C’est un choix à faire dans les priorités que vous vous donnez. Oui, voilà bien une autre des conditions dont l’avenir de la lecture dépend : l’attitude à l’endroit du temps.

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    Réfléchissez tout de même… Le désir et la capacité d’arrêter le temps n’ont jamais trouvé à se réaliser que dans les œuvres. Un tableau, une symphonie, un poème ou un roman sont autant de cages dans lesquelles le temps se trouve soudainement immobilisé. Et avec lui, vous, pour tout le temps où vous regardez, écoutez, lisez. Ce qui revient à dire que ne pas lire, ce serait perdre deux fois votre temps, le temps de lire et le temps à lire.

     

    Pour avoir organisé de nombreuses lectures publiques, bonnes pages lues par de belles voix, l’occasion m’a maintes fois été fournie de constater que les premières réflexions auxquelles se livrent les auditeurs en s’égaillant ne sont pas seulement pour les textes qu’ils viennent d’entendre, ou pour le talent des acteurs, mais aussi, et parfois même en premier, pour le plaisir qu’ils ont eu de « prendre le temps » d’écouter. Un peu comme s’ils découvraient soudain le sens de l’expression et se rendaient compte qu’à ne pas prendre assez souvent le temps de lire parce qu’ils sont victimes d’empressements auxquels les invitent les sirènes de la société ils laissaient passer la chance de profiter des petites éternités que l’on trouve dans les oasis de la durée. »

     

    Hubert Nyssen, Lira bien qui lira le dernier, Lettre libertine sur la lecture, Labor / Espaces de liberté (Babel), 2004.

  • Arbres

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    Quand l’homme de lettres dit

    qu’il couche quelque chose par écrit

    et répète qu’une fois encore

    il va jeter une idée sur le papier

    qu’il la rejette de sa tête

    de sa corbeille à idées

    Et puis

    comme les chats noirs d’aujourd’hui

    et des siècles passés

    qu’il ronronne un instant

    et s’endorme en rêvant

    sur le papier couché

    et qu’il entende

    l’éclat de rire de la forêt

    à qui on demande ses papiers

     

    Oui qu’il entende

    les arbres de cette forêt

    clignant des feuilles

    et déclinant leur pedigree

     

    Jacques Prévert, Arbres (Gallimard, 1976)